Avec stupeur, il la découvre la tête posée sur le journal, sa tasse de porcelaine brisée au sol avec du liquide marron encore fumant tout autour. Dans un grand cri de terreur, Rudwal accourt vers sa femme et lui soulève la tête. Il n’y a aucune trace de sang, elle n’a pas été frappée. Son corps fragile dans ses bras, il n’en croit pas ses yeux. Sa femme, celle qui l’a rendu heureux, celle qu’il aime de toute son âme est morte.
Eliaz qui suivait ses pas reste dans l’embrasure de la porte à observer la scène avec beaucoup de tristesse. Il apprécie son ancien patron, jamais il ne l’avait vu si malheureux. Le voir pleurer le rend triste. Rudwal, le visage enfoui dans le cou de sa femme, crie :
— Qui a bien pu te faire ça. Pourquoi es-tu…,
Il ne peut dire le mot. Il reste là à la pleurer sans la lâcher. Soudain, un petit homme aux yeux bridés fait son entrée. Tellement discrètement que même Eliaz ne s’en aperçoit pas. Posant sa main sur l’épaule du père de son jeune protégé, Maître Long déclare :
— Votre fils a réussi ses épreuves, il a enfin le pouvoir.
Relevant la tête, Rudwal répond avec des larmes lui coulant jusque sur le nez :
— Quoi ? Qu’est-ce que vous dites ?
— Votre fils, répète Long, a réussi, il a le pouvoir de Télépathie… Il a dû choisir, un être cher ou le pouvoir.
Sans y croire, Rudwal rétorque automatiquement :
— Jamais il n’aurait accepté, il aimait trop sa mère pour ça.
La seule réponse qu’il entend n’est pas celle qu’il aurait voulu connaître.
— Je suis désolé. Ça n’aurait pas dû se passer comme ça.
Seules les torches accrochées au mur l’éclairent, avec leurs flammes dansant au gré des courants d’air. Laërry souffre d’être seul. Mais très vite, ce vide va disparaître, car un petit homme aux yeux noirs et bridés vient le féliciter d’avoir réussi à être parvenu jusqu’ici. Cet homme venant d’on ne sait où se dirige en direction de Laërry.
— Vous voici, jeune élu. Vous avez réussi facilement à me rejoindre au sanctuaire de l’arbre scellé.
Laërry s’avoue à lui-même que dire « facilement » est un peu exagéré. Il lui a fallu beaucoup de force et de courage pour réussir à sauter du toboggan à la minuscule plate-forme au-dessus de ces dizaines de pieux pointus. En y réfléchissant bien, comment peut-il se permettre d’invoquer le mot « facilement ! » Il lui aura aussi fallu choisir entre les pouvoirs et un être cher.
Laërry fixant de ses grands yeux le petit homme à la barbiche grise et aux yeux bridés lui demande d’un ton sarcastique :
— Et ma récompense ?
Ne prenant pas cette question pour de l’ironie, le petit homme répond par une question :
— Vous voulez sûrement dire, jeune homme, vos pouvoirs ?
— Oui, c’est ça, mes pouvoirs.
Le vieil homme ne souriant pas, Laërry choisit d’arrêter de se donner des airs supérieurs. Baissant la tête, il ne réplique pas, il choisit de s’excuser :
— Excusez-moi, je crois que je suis nerveux, avoue Laërry.
— Je comprends très bien, sourit le vieil homme.
Un long silence s’installe entre eux. Laërry ne sait pas ce qu’il peut dire ou ne pas dire. Malgré le sourire du vieil homme, il a la crainte que celui-ci ne le considère plus comme un élu, mais comme un adolescent plein d’orgueil.
— Bien, dit le petit homme. Si nous allions à ton lieu d’entraînement pour que je t’enseigne l’utilisation de ton pouvoir de Télépathie ?
Rassuré, celui-ci répond avec un apaisement dans le ton de sa voix :
— Alors là, je suis d’accord, allons-y.
C’est ainsi que le vieil homme et Laërry font le tour du chêne, vieux de plusieurs décennies. Le jeune garçon ne l’avait pas remarqué, mais à l’arrière est creusé un tunnel assez large pour laisser passer un homme. La hauteur légèrement basse oblige Laërry à pencher la tête vers l’avant. Le vieil homme grâce à sa petite taille peut aisément garder le dos droit et la tête haute. Au grand désespoir de Laërry qui durant toute son enfance a souffert de sa taille à l’école. Ses camarades l’appelaient tout le temps « la grande gigue » ou lui disaient « descend de tes chaussures, on ne t’entend pas quand tu parles ». Depuis ces années au primaire et au collège, il s’est toujours juré de respecter toutes les personnes qui souffrent du même genre d’idiotie et de méchanceté proclamées par des « camarades » de classe. Laërry le pense encore plus aujourd’hui, les enfants sont abominables et impitoyables entre eux. Par chance, se dit-il, il n’était pas d’un physique imposant ou doté d’un appareil dentaire.
Le tunnel est moyennement long ce qui soulage Laërry, car la douleur d’un torticolis l’oppresse. Il leur faut peu de temps pour traverser le souterrain. De l’autre côté, une autre salle immense les attend. Ressemblant à celle d’où ils viennent, celle-ci a la particularité de ne pas avoir de plafond. Une large ouverture laisse entrer la clarté du jour. Sur les murs, huit tableaux sont disposés en alignement contre la paroi. Comme la pièce est ronde, les cadres ont dû être sculptés directement dans le mur. Ils sont pratiquement tous vides. Une seule petite inscription est lisible sous chaque encadrement.
Laërry arrive difficilement à lire les caractères noirs. C’est pourquoi il s’approche du premier sur sa gauche. Inclinant la tête en avant, il lit ce qui est écrit : « Ecosse ». Sous le deuxième encadrement est inscrit « Brésil ». Il passe ainsi en revue tous les tableaux, ainsi que celui qui le concerne placé à la fin de cette longue série. Dans celui concernant l’Asie, il peut lire en son centre : « La Dame Blanche » accompagnée de son symbole : un dragon vert aux écailles pointues encercle toutes les lettres. Assez surpris, le jeune garçon se retourne vers le vieil homme pour lui demander :
— Comment se fait-il que dans celui-ci ait écrit « La Dame Blanche » ? Tous les autres sont vides.
— En effet, ils le sont, approuve le petit homme. La Dame Blanche a réussi à passer les épreuves en premier. Tu es le second, à présent il va falloir que tu te trouves un surnom et une fois ceci fait, tu poses ta main au centre du cadre pour qu’il apparaisse.
— Un surnom, mais je n’en ai pas.
— Trouves-en un.
Laërry perplexe se demande comment il aimerait être surnommé. Il faut un nom qui lui aille sur mesure. Mais lequel ? Pour l’aider à trouver, il va s’asseoir face à son tableau. Tout en réfléchissant, un petit rictus se forme au coin de sa bouche. En effet, depuis dix minutes qu’il se cherche désespérément un surnom invoquant la nature, la première idée qui lui est venue à l’esprit est le mot « chêne », car au bord des rives du courant d’Huchet c’est dans l’intérieur d’un chêne que son aventure a débuté. Ensuite, la seconde idée est le mot « Pan », car Pan était le dieu de la Nature, né avec des cornes sur la tête, des pattes de chèvre. Il faisait tellement peur à sa mère que celle-ci l’abandonna à sa naissance. S’il décide de choisir ces deux thèmes et s’il s’en sert pour se donner un surnom cela donne « Chêne à Pan ». Voilà pourquoi ce petit rictus ! Quand il était petit, son père lui disait toujours une fois qu’une bêtise était découverte : « viens ici, petit chenapan ». Laërry a du mal à dissimuler son amusement, il n’arrive pas à ne pas en rire.
S’en rendant compte, le vieil homme lui demande ce qui peut le rendre si amusé :
— Rien, c’est juste un souvenir qui me revient en mémoire, répond le jeune garçon.
— Raconte-moi, nous avons un peu de temps.
Laërry explique donc au vieil homme son fameux souvenir, qui le fait tant sourire. Malgré sa grande envergure, Laërry a gardé une âme d’enfant. Chaque souvenir de son enfance l’ébranle toujours un peu. Si cela lui était possible, il choisirait de ne jamais grandir. Avoir pour toujours ses parents à ses côtés pour le câliner quand il va se coucher, le consoler quand il est triste, l’aider à prendre des décisions importantes quand cela lui arrive. D’ailleurs en ce moment, il aurait bien besoin de ses parents pour lui dire quel surnom choisir. Comme s’il avait pensé à haute voix, le vieil homme vient à son secours :
— Je trouve ça très intéressant, ce nom, « Chêne à Pan ». Il révèle le symbole de notre sanctuaire le chêne. Et, Pan symbolise ton rôle, qui est d’être l’élu de la nature, de la forêt.
— Oui, mais Pan était aussi le protecteur des bergers et des troupeaux.
— Et bien ! Disons que tu es le protecteur de nos licornes et non d’un troupeau de chèvres.
Laërry paraît satisfait de porter ce nom. Il est à la fois ridicule et d’une grande sagesse. Il représente parfaitement son nouvel attribut. Son père serait fier de savoir que son fils porte le nom d’un dieu.
— Maintenant que tu as trouvé, rends-toi face à ton cadre, explique le vieil homme, et pose la paume de ta main en son centre.
Le jeune garçon s’exécute sans perdre de temps. Tremblant quelque peu, Laërry se lève, approche lentement sa main vers le centre du tableau après avoir bien vérifié que le nom « France » est inscrit en dessous du cadre. Le contact de sa peau sur le bois frais et lisse fait jaillir une lueur blanche autour de chaque lettre apparaissant les unes après les autres. Voilà qu’en moins de dix secondes, le nom « Chêne à Pan » est maintenant lisible par Laërry et le vieil homme. Tous les caractères sont inscrits en feuilles de chêne. En arrière-plan apparaît une licorne comme celle sur laquelle Laërry a chevauché pour se rendre au sanctuaire. La tête de profil on peut aisément distinguer sa corne en spirale au milieu de son front. Les ailes sont repliées contre le flan de son corps au garrot.
Le jeune garçon reste là, debout, à observer d’un regard sans expression son nom.