Chapitre 2

2910 Words
Elles faisaient toutes deux à cet instant un groupe d’une exquise beauté, tournant l’une vers l’autre leurs visages si semblables de traits, se regardant avec des prunelles de nouveau si pareilles, avec la grâce jumelle de leur sourire. Comme à travers toutes sortes de complications de la part de l’aînée et toutes sortes de délicats pardons de la part de la cadette elles se chérissaient véritablement, une émotion identique les possédait, qui augmentait la similitude de leurs physionomies. Elles se trouvaient l’une et l’autre sous la lumière du soleil déjà très baissé qui dorait de reflets plus chauds la soie de leurs clairs cheveux et la transparence de leur teint si frais. Cette double et charmante apparition était si originale qu’elle aurait partout ailleurs provoqué la curiosité des témoins de ce joli adieu. Dans les dernières minutes d’un départ, de tels tableaux sont perdus. Les deux sœurs pouvaient donc se regarder et se sourire, en liberté, comme si elles n’eussent pas été dans un lieu public, exposées à toutes les indiscrétions… Soudain cependant, ce sourire s’arrêta sur les lèvres de la voyageuse. Ses yeux s’éteignirent, une rougeur colora ses joues et presque aussitôt le même changement d’expression s’accomplit pour Madeleine. L’une et l’autre venaient de constater qu’elles étaient regardées fixement par un inconnu, immobile à quelques pas d’elles. C’était un homme d’environ trente ans, lui-même d’une physionomie trop particulière pour qu’il passât aisément inaperçu. Il était assez petit, habillé avec ce rien de gaucherie qui distingue les soldats professionnels lorsqu’ils revêtent le costume civil. L’extrême énergie de son masque, tout creusé sous la barbe courte, était comme voilée, comme noyée d’une mélancolie qui ne s’accordait ni avec l’orgueil presque impérieux de son regard, ni avec le pli sévère de sa bouche. La maigreur et la nuance bronzée de son teint, où brûlaient littéralement deux yeux très bruns, presque noirs, indiquaient un état maladif, qui n’avait pourtant rien de commun avec l’épuisement des citadins, traité d’ordinaire à Ragatz. Sa physionomie militaire suggérait l’idée de quelque campagne lointaine, d’énormes fatigues supportées dans des climats meurtriers. Il tenait une lettre à la main qu’il venait, ayant manqué l’heure du courrier, jeter à la boîte du train. Et puis, la rencontre des deux femmes l’avait, pour une seconde, arrêté dans une contemplation dont il sentit lui-même l’inconvenance, car il rougit de son côté, sous son hâle, et il marcha vers le wagon de la poste, d’un pas hâtif, sans plus se retourner, tandis que la cadette disait plaisamment à l’aînée : – « Avoue que, parmi les rhumatisants et les neurasthéniques de ces eaux, on rencontre aussi des figures de héros de roman. » – « Tu veux dire de messieurs pas très bien élevés, » répondit Agathe. – « Parce que celui-là te regardait dans un moment où il croyait que tu ne le voyais pas ?… » fit Madeleine. « La manière dont il a rougi, quand nous l’avons surpris, prouve qu’il n’a pas l’habitude de ces mauvaises façons. » – « Pourquoi prétends-tu que c’était moi qu’il regardait ?… » interrogea Mme de Méris… « c’était toi. » – « C’était toi… » reprit Mme Liébaut en riant ; « moi, il ne pouvait pas me voir. » – « Mettons que c’était nous », répondit Agathe. Il est donc deux fois mal élevé, quoi que tu en dises, voilà tout… » Puis, riant aussi : – « Ne me présente toujours pas ce candidat à mine de jaunisse, il n’aurait pas de chances … Je n’ai aucune vocation pour le métier de garde-malade… » Le train commençait de s’ébranler tandis qu’elle prononçait ces mots de raillerie. Elle envoya un b****r du bout de sa main gantée à sa sœur qui longtemps demeura debout sur le petit quai, maintenant désert, à regarder la file des wagons serpenter dans la vallée. – « Pauvre Agathe ! » se disait-elle… « C’est pourtant vrai que sa vie est trop triste, trop dénudée. Elle est aigrie quelquefois, bien peu, quand on pense à ce qu’elle a traversé, à ce qu’elle traverse… Ah ! si je pouvais réellement lui trouver ce mari dont elle prétend qu’elle ne veut pas !… C’est étrange. Elle est si sensible et l’on dirait qu’elle craint de sentir, si aimante et elle a peur d’aimer… » Cette inquiétude sur l’avenir de sa sœur, Madeleine l’avait ressentie très souvent, et très souvent aussi l’impression qu’une secrète jalousie empoisonnait le cœur de son aînée. Une jalousie ? Même ce mot est de nouveau bien fort. Insistons-y. Agathe, qui avait voulu délibérément épouser un personnage qui eût un « de » devant son nom, ne pouvait pas jalouser sa cadette dans son union avec un simple docteur. Mais la vanité d’une fille grandie dans un milieu de négociants et qui a rêvé de triomphes sociaux abonde en contradictions. Dédaigner réellement et sincèrement la destinée d’une autre personne n’empêche pas que l’on ne haïsse la réussite de cette destinée. Madeleine devinait cette nuance, avec son tact de sensitive, et si sa tendresse intimement partiale lui interdisait de s’abandonner à cette lucidité, elle n’en subissait pas moins certaines évidences. Sans cesse, lorsqu’elle avait causé d’une façon plus intime avec sa sœur, elle se retournait attristée et comme déprimée. Cette sensation d’une singulière mélancolie l’accablait en revenant de la gare chez elle dans le crépuscule commençant. Elle habitait, pour la saison, un pavillon écarté dans une des succursales d’un des hôtels qui se pressent autour du petit parc de l’établissement des bains. Grâce aux relations de son mari avec un des médecins des eaux, elle avait là un petit appartement séparé, où sa fille et son institutrice, elle-même et sa femme de chambre pouvaient se croire vraiment chez elles. De grands hêtres voilaient de leur feuillage la balustrade du balcon en bois sur lequel ouvrait le salon. Un des talents de Madeleine, celui dont sa sœur la critiquait le plus volontiers, était cet art de l’adaptation adroite à toutes les circonstances. Où qu’elle fût, choses et gens semblaient conspirer autour d’elle pour se rendre faciles. Sa bonne humeur, sa grâce, sa finesse expliquaient assez cette espèce de domination des menus incidents de la vie. La charmante femme était reconnaissante à ce qu’elle appelait naïvement sa chance, de tous ces modestes bonheurs, comme si elle ne les eût pas conquis par ses qualités. Ce soir encore, lorsque arrivée dans son petit salon ses yeux se posèrent sur sa fille qui dînait à l’heure fixée par le médecin, sous la surveillance de la femme de chambre, un remerciement lui jaillit du cœur, pour la joie que lui représentait sa jolie Charlotte, – et une pitié pour celle qui venait de partir si seule. – « Voilà le cher trésor qu’il lui faudrait, » pensa-t-elle ! « Oh ! Elle l’aura ! Elle l’aura ! » Cependant elle interrogeait sa fille sur son emploi de fin de l’après-midi et celle-ci l’interrogeait sur le départ de sa tante. Le « cher trésor », comme sa mère l’appelait en s’en parlant à elle-même, était bien souvent un trésor d’inquiets soucis. À neuf ans que Charlotte allait avoir, ses yeux trop grands dans son visage trop mince, ses membres graciles, sa visible nervosité disaient que cette tête aux cheveux blonds était toujours menacée. Elle avait eu l’année précédente une crise de rhumatisme suivie d’un léger commencement de chorée qu’un premier séjour à Ragatz avait guéri. Cette seconde cure devait empêcher le retour des redoutables accidents. C’était encore un des reproches d’Agathe à Madeleine que l’optimisme de celle-ci sur l’avenir de cette bien chétive santé. La sœur aînée ne voulait pas voir dans l’arrière-fond des prunelles de la mère l’angoisse passionnée qui, par instants, les assombrissait pour céder la place aussitôt à la volonté non moins passionnée de faire vivre cette délicate enfant. Et puis, Madeleine était de ces cœurs courageux qui acceptent de souffrir dans ce qu’ils aiment et qui préfèrent ce risque de martyre à la sécheresse de l’indifférence. Cette générosité native et réfléchie la soutenait dans l’épreuve continue que lui représentait sa fragile et pâle fillette. Elle se raisonnait sans cesse pour se démontrer que son instinct était une sagesse, prolongeant, comme toutes les rêveuses, ses conversations avec ceux qu’elle aimait en d’interminables discours intérieurs. Celui qu’elle se tenait une heure et demie après cet adieu de la gare, tandis qu’elle s’acheminait seule vers l’hôtel où elle prenait ses repas, peut être donné comme un type de ces allées et venues de sa pensée autour des soucis cachés de sa vie : – « Souhaiter à une femme un mari et un enfant, » se disait-elle, « c’est pourtant lui souhaiter tant de malheur possible ! Agathe a tant souffert par Méris et moi je pourrais tant souffrir par Charlotte !… Ah ! chère, chère Charlotte !… si je la perdais, Georges ne me la remplacerait pas (c’était le nom de son petit garçon, resté à Paris avec le père). Mais souhaiterais-je, même si cet affreux malheur arrivait, de ne l’avoir jamais eue, à moi ?… Aimer, c’est toujours courir la chance d’être blessée, et il faut la courir. Hors de là c’est le vide, c’est le néant… Souffrons, mais vivons. Je veux que ma pauvre Agathe aime et vive… Qu’elle aime ? Qui ?… Comme sa voix était profonde, tout à l’heure, pour me dire : quelqu’un que je puisse aimer, mais vraiment, absolument… Et qu’elle s’est faite moqueuse pour me défier : Je ne t’ai jamais empêchée de chercher. … Ce que je lui ai répondu en plaisantant, pourquoi ne pas l’essayer sérieusement ? Pourquoi ne pas lui chercher ce quelqu’un ?… Pourquoi ? C’est qu’elle ne s’y prêtera pas. Elle ne se prête pas à la vie, qu’elle est son grand défaut. Son premier geste est toujours de se replier, de se retirer… Là, sur ce quai, quand cet inconnu l’a regardée, – car c’était bien elle qu’il regardait, – son instinct a été seulement de dire que ce jeune homme n’était pas bien élevé et d’ajouter qu’il était laid. Certes, il était tout, excepté cela… J’ai rarement vu une physionomie plus intéressante. On entend pourtant parler de rencontres aux eaux qui ont changé tout le sort d’une femme… Ce ne sera pas cette rencontre-ci, puisque Agathe est loin maintenant… » Tout en devisant de la sorte avec elle-même, la jolie monologueuse était entrée dans la vaste salle où, deux fois par jour, se réunissaient, les uns autour de la grande table centrale, les autres à des tables indépendantes, les innombrables hôtes de ce caravansérail cosmopolite, attirés par « les naïades bienfaisantes de ces sources », aurait dit un poète antique. Mme Liébaut avait sa place fixée à une petite table entre deux fenêtres. Elle la gagnait, comme d’habitude, saluée par les quelques personnes avec qui elle avait lié connaissance. Elle répondait par un léger signe de tète et ce sourire qu’elle avait si naturellement. Tout d’un coup ce sourire s’arrêta sur ses lèvres, et elle se sentît rougir comme avait rougi sa sœur à la gare. À une table voisine de celle où son couvert mis l’attendait, elle venait d’apercevoir la silhouette de l’inconnu dont la rencontre sur le quai, à la minute du départ, avait provoqué les derniers propos échangés avec Agathe. C’était bien lui, et cette physionomie, trop intéressante en effet pour être oubliée. De son côté, il avait aperçu Mme Liébaut avant même qu’elle ne l’eût vu. Il l’avait fixée du regard si particulier de ses yeux brûlants, aussitôt détournés dès qu’ils avaient croisé les yeux étonnés de la jeune femme, et tout de suite il les avait reposés sur elle avec un étonnement égal. La personne assise en face de lui et avec laquelle il dînait s’était levée à moitié pour saluer l’arrivante ! Cette personne était le vieux baron Favelles, un des clients parisiens du docteur Liébaut, et que ce dernier avait envoyé à Ragatz. Les assiduités du baron auprès de la femme de son médecin avaient même fourni aux deux sœurs plus d’un motif de dissentiment durant le séjour de Mme de Méris. Que de fois, le voyant venir à elles dans le parc, l’aînée avait dit à sa cadette : – « Quand on tient à sa femme, on n’expédie pas aux mêmes eaux qu’elle un individu aussi assommant que cet animal-là… » – « Il s’écoute un peu parler, » répondait Madeleine ; « mais il est si serviable, si poli… » – « Je sais, » répliquait l’aînée, « personne ni rien ne t’ennuie. C’est humiliant pour ceux et celles que tu prétends aimer. Qui n’a pas de dégoûts n’a pas de goûts. » On devine que Favelles n’aurait pas été jugé avec cette sévérité par Agathe s’il n’avait pas manifesté pour Mme Liébaut une admiration par trop partiale. Le hasard ayant fait jouer à cet aimable homme, dans le début de cette rencontre, ce rôle d’aiguilleur réservé quelquefois à de simples fantoches, c’est le lieu d’indiquer en quelques touches les traits marquants d’une individualité significative quoiqu’un peu ridicule. Il consistait, ce ridicule, – mais tant de Parisiens en sont atteints ! – à ne pas vouloir vieillir, ni physiquement ni moralement. Ancien sous-préfet du second Empire, Favelles gardait, à soixante-sept ans très passés, la silhouette et les allures d’un élégant de cette époque. Ses guêtres blanches et son chapeau gris à longs poils, l’été, – l’hiver, sa redingote ajustée et ses pantalons clairs, lui donnaient cet aspect spécial aux contemporains de la guerre d’Italie et du canal de Suez, de la Grande-Duchesse et du plébiscite, cette physionomie de haute tenue où il y a du militaire et du financier, du grand administrateur et du galantin. Dans l’amas d’insignifiants ou graves documents trouvés aux Tuileries après le 4 Septembre et publiés par les soins des tristes gouvernants d’alors, en plusieurs volumes, les ennemis de Favelles – qui n’en a pas ? – se sont donné le malin plaisir de relever deux lignes le concernant. Une note secrète sur les fonctionnaires mentionne le sous-préfet, qu’elle caractérise ainsi : « Intelligent et actif, mais trop bel homme, trop d’odor della feminita » Le baron n’a visiblement abdiqué aucune des prétentions résumées par cette flatteuse épigramme. Seulement si « le trop bel homme » n’a pas perdu un pouce de sa grande taille, il est obligé de maintenir son ventre au majestueux, d’après le conseil de Brillat-Savarin, par une savante ceinture. Si le haut de son crâne ne montre pas les tons jaunis d’une bille d’ivoire, c’est grâce à un ramenage non moins savant, et les reflets férocement violets des mèches qui lui servent à dissimuler ainsi sa calvitie dénoncent l’emploi d’une eau plus savante encore. Ses favoris coupés court et qu’il laisse grisonner un peu – très peu, pour tromper qui ? – encadrent un visage que la congestion guette. Aucun régime n’arrive à le nettoyer de ses plaques rouges, comme aucun massage n’arrive à rendre la souplesse à ses mouvements. À le voir se redresser, comme il fit, pour esquisser ce salut sur le passage de Madeleine, on croit entendre craquer tous les os. Il salue cependant, de même qu’il s’habille, de même qu’il cause, sans tenir compte du temps ni de ses ankyloses. Il n’avoue pas plus celles de son esprit que celles de ses jointures. C’est le clubman qui veut mourir « au courant », et qui ne se pardonnerait pas de manquer une première, une grande vente, une ouverture d’exposition. Il vient de lire le livre à la mode. Il va vous présenter l’homme ou la femme en vue. Cette énervante manie de ne pas retarder lui joue parfois d’étranges tours. L’an dernier, c’était son portrait par un artiste de la plus nouvelle école, si outrageusement réaliste qu’une fois la toile suspendue sur la cimaise du Salon, le baron a quitté Paris huit jours pour ne plus se voir, c’est le cas d’employer l’expression classique, en peinture. L’autre année, c’était son entrée dans un comité de coloniaux, au temps où il n’était question – éternelle chimère des Celtes imaginatifs – que des Indes Noires et des conquêtes africaines. Favelles s’est trouvé voisiner là avec un des membres les plus notoires de la Commune, que le sang des otages n’empêche pas d’être aujourd’hui conseiller d'État et commandeur de la Légion d’honneur. Les deux hommes ont failli avoir une affaire, dès la première séance. Le Vieux Beau en a eu réellement une, une autre année qui n’est pas lointaine, pour avoir été caricaturé dans un journal mondain, sous le pseudonyme par trop transparent et cruellement médical de « baron Gravelle », comme le Sigisbée d’une actrice en vogue. Le sexagénaire a essuyé le feu d’un jeune journaliste, en homme très brave, et il a tiré en l’air, de son côté, prouvant qu il est demeuré par surcroît un très brave homme, à travers une existence presque pathétique de futilité, si près de ce que nos pères appelaient les fins dernières. Nous mourrons tous, voilà qui est certain. Mais à quelle heure Favelles y penserait-il entre son cercle, les foyers de théâtres, les déjeuners au cabaret, les dîners en ville, et le reste ? Ce léger « crayon » d’un survivant d’une génération quasi disparue, fera comprendre aussitôt le petit éveil d’idées qui commença d’agiter la tête de Madeleine, lorsque, remise de son premier saisissement, elle se fut assise à sa place, avec le souvenir des repas pris à cette même table, pendant ces deux semaines, vis-à-vis d’Agathe.
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