Cependant, sur un geste de lui, Lubin était sorti.
Il traversa la cour comme un homme ivre et, rentrant dans le pavillon de droite, tomba sur un fauteuil.
Quelques minutes plus tard, il se redressait et jetait un regard étonné autour de lui.
– Ah çà ! fit-il en passant ses deux mains sur son front, j’ai donc bien dormi !... Oui, j’ai dormi sur ce fauteuil... Et pourtant... voyons, que m’est-il arrivé ?... Il m’est donc arrivé quelque chose ?...
Il s’interrogea, chercha à reconstituer l’heure qui venait de s’écouler.
– J’ai rêvé, murmura-t-il en secouant la tête... Il faut bien que j’aie rêvé... J’ai profondément dormi... Il est étrange pourtant que je me sois endormi tout d’un coup ici et que je ne me souvienne pas du moment où j’ai fermé les yeux...
Cela posé, nous reprendrons maintenant le chevalier d’Assas et Jeanne au point même où nous les avons quittés.
On a vu que, rapidement, la conversation était devenue assez embarrassée entre ces deux êtres que séparait un abîme et qui semblaient pourtant avoir été créés l’un pour l’autre.
Ou, du moins, cet embarras existait chez le chevalier d’Assas.
En effet, de voir Jeanne si paisible, si confiante, alors qu’elle se trouvait seule avec lui, cela lui prouvait que jamais elle ne le considérerait comme un amoureux.
N’y avait-il pas même une sorte de cruauté dans la tranquillité de la jeune femme ?
C’est possible, et nous ne prétendons pas la montrer meilleure qu’elle n’était.
Cruauté inconsciente, en tout cas. Et certes, elle était trop intelligente, d’esprit trop libre, pour feindre des craintes qu’elle n’éprouvait pas : le chevalier était pour elle un frère – mais rien qu’un frère.
Pendant que d’Assas, infiniment heureux de se trouver en tête à tête avec Jeanne et infiniment malheureux de la sentir si loin de lui par le cœur, se désolait, se rongeait, pâlissait et rougissait coup sur coup, Jeanne, de son côté, réfléchissait aux moyens de sauver le roi, c’est-à-dire de l’empêcher de jamais retourner à la maison des quinconces où, d’après les paroles de Julie (Juliette Bécu), un si grave danger le menaçait.
Jeanne n’avait aucun motif de douter des paroles de la remplaçante de Suzon.
Oui, sûrement, il y avait un guet-apens organisé contre le roi.
Il fallait donc que Louis XV fût prévenu dès le matin qui suivrait...
Et par qui ?... Un moment, elle songea à se rendre elle-même au château.
Mais comment parviendrait-elle auprès du roi ? Et ne serait-ce pas, même, précipiter le dénouement redouté, si on l’apercevait au château ?...
Les gens assez puissants pour avoir organisé le traquenard n’arriveraient-ils pas à l’empêcher de parler au roi ?...
Alors, il lui faudrait crier, provoquer un scandale, sans certitude d’aboutir...
Et pourtant, il fallait agir promptement ! La vie du roi peut-être dépendait d’elle en ce moment !
À cette idée, Jeanne se sentait pâlir et frissonner de tout son corps.
Peu à peu, à force de regarder le chevalier d’Assas, elle finit par se dire qu’il pouvait, qu’il devait aller trouver le roi.
Quoi !... Lui qui l’aimait !... C’est lui qu’elle allait charger de sauver un rival !...
Il fallait, ou que Jeanne eût une bien haute idée de la générosité du chevalier, ou qu’elle aimât bien profondément le roi !
Tout à coup cette pensée lui vint que Louis XV devait avoir conservé peut-être une rancune contre le chevalier.
Dès lors, avec son esprit alerte et prompt à saisir les solutions les plus subtiles, elle entrevit le parti qu’elle pouvait tirer de la situation ! D’Assas était un pauvre officier sans autre avenir que celui que pouvait lui assurer son courage.
Il aurait toujours à lutter contre le mauvais vouloir du roi auquel il avait osé tenir tête sur la route de Versailles...
Sauver Louis XV et assurer du même coup la faveur du chevalier... Jeanne y pensa sur-le-champ.
C’était d’Assas qui devait aller trouver le roi.
C’était lui qui devait le sauver...
Alors, la reconnaissance royale lui était à jamais assurée...
Voilà le rêve naïvement pervers auquel se livrait Jeanne.
Cependant le repas était terminé depuis longtemps. La pendule marquait une heure du matin. Les deux jeunes gens, placés dans une si étrange situation, se taisaient.
Jeanne, toute à son plan, souriait, le visage animé.
– Madame, fit tout à coup le chevalier en se levant, je crois que vous devez être fatiguée. Souffrez donc que je vous souhaite une bonne nuit et que je me retire...
– Êtes-vous si pressé de me quitter ? fit Jeanne.
Le chevalier sourit tristement : dans cette parole, il ne voyait qu’une politesse de grande dame, ou tout au plus un mot de pitié.
– Je vous tiendrai compagnie autant que vous m’en donnerez l’ordre, dit-il ; mais je vous vois si préoccupée...
Elle le regarda franchement, de ses grands beaux yeux qui faisaient frémir le jeune homme.
– Eh bien ! oui, dit-elle, je suis préoccupée... j’ai quelque chose à vous dire... et je songe au moyen de m’assurer votre généreux concours... car c’est un sacrifice que je vais vous demander.
– Un sacrifice ? fit ardemment le chevalier. Ah ! que ne me demandez-vous ma vie !...
– Chevalier, dit-elle gravement, c’est beaucoup plus que votre vie que je vais vous demander. Si je ne connaissais votre grand cœur, je n’oserais me hasarder à vous supplier...
– Me supplier ! s’écria d’Assas violemment ému. Quoi, madame !... Vous pleurez !...
Elle pleurait, en effet. L’idée du danger couru par le roi le torturait.
Doucement, d’Assas se mit à genoux devant elle.
– Madame, dit-il, voyez le gentilhomme qui est à vos pieds. Dites-vous bien qu’il vous appartient corps et âme et que vous n’avez pas à le supplier ; un ordre suffit. Cet ordre sera exécuté, quel qu’il soit !...
– Relevez-vous, dit Jeanne troublée jusqu’à l’âme. Vous êtes un noble cœur. Et je suis bien malheureuse de ne pas vous avoir rencontrée plus tôt... Relevez-vous, chevalier : je ne dirai rien de ce que j’avais dans l’esprit...
– Oh ! murmura le chevalier, c’était donc bien terrible pour moi, que vous n’osez plus le dire !...
– Je voulais vous prier de sauver le roi, dit Jeanne tout d’une voix.
Ce mot lui échappa pour ainsi dire, malgré la résolution très sincère qu’elle venait de prendre de ne rien dire.
À peine eût-elle parlé qu’elle s’en repentit.
Le chevalier était devenu pâle comme un mort.
Elle comprit ou crut comprendre qu’elle l’avait gravement offensé.
Elle baissa la tête et murmura :
– Pardonnez-moi... ne tenez pas compte de ce que je viens de dire...
D’Assas s’était relevé lentement. Une affreuse douleur lui serrait le cœur.
Il n’y avait plus d’espoir possible pour lui...
Jeanne, effrayée de l’effet qu’elle venait de produire, se détestait d’avoir osé demander un tel sacrifice...
– Pardonnez-moi, reprit-elle, je vous ai fait du mal... je n’ai pas d’excuse... je savais que j’allais vous faire du mal, et pourtant j’ai parlé... Ah ! je ne sais ce que je donnerais pour que cette minute soit abolie dans mon souvenir et le vôtre...
– Dites-moi comment je puis sauver celui que vous aimez ? dit le chevalier d’une voix étrangement calme.
Jeanne tressaillit...
Tant d’abnégation, tant de dévouement, une telle pureté plus qu’humaine dans un tel amour, cela lui causait une sorte d’admiration étonnée... mais hélas ! rien que de l’admiration !
L’amour des femmes est cruel parce qu’il est exclusif.
Jeanne aimait le roi et n’aimait que lui !
Il est impossible de lui en faire un crime. Et si le chevalier était vraiment à plaindre, vraiment à admirer, il n’y avait pas moins de réelle grandeur d’âme chez celle qui, désespérément, avec une sorte d’entêtement farouche, ne perdait pas de vue un seul instant qu’elle était là pour sauver celui qu’elle aimait !
D’un geste charmant dans sa grâce et son émotion débordante, elle saisit une main de d’Assas, se pencha et baisa cette main.
Ce fut pour le chevalier une impression d’une douceur infinie et d’une terrible douceur.
Cet hommage, il l’accepta, comme jadis le gladiateur qui allait mourir dans le cirque acceptait le b****r que lui envoyait l’impératrice romaine.
Et en effet, la pensée de la mort se présentait à lui à ce moment sans qu’il eût le courage de l’écarter.
Oui !... Sauver ce roi... cet homme que Jeanne aimait ! Le sauver pour qu’elle ne souffrît pas ! Prendre pour lui toute la douleur, tout le sacrifice, et ne lui laisser, à elle, que l’amour radieux... Peut-être alors, quand il ne serait plus, vivrait-il dans le souvenir attendri de Jeanne...
Et, le roi sauvé, disparaître ! mourir !
Telle fut, ces quelques secondes, la pensée qui se développa dans le cœur de ce jeune homme.
Il se raidit pour dompter l’émotion qui l’étreignit.
Et quand il fut parvenu à affermir sa voix :
– Madame, dit-il, votre attitude me prouve que vous croyez à un grand sacrifice de ma part. Il y a sacrifice, je l’avoue ! Je vous aimais. Depuis cette minute adorable et fatale où, sur la clairière de l’Ermitage, j’eus le bonheur de m’interposer entre le comte du Barry et vous, je vous ai aimée follement... C’était une folie ! Nous n’étions pas nés l’un pour l’autre. Cette folie, j’en puis venir à bout. Et puis, nous autres soldats, nous ne gardons pas longtemps les mêmes passions au cœur. La vie des camps, les hasards de la guerre sont la plus puissante des distractions... Si je vous disais que je parviendrai à vous oublier, vous ne me croiriez pas. Mais je puis sincèrement vous assurer que je ne garderai aucun souvenir amer de cette rencontre, et que le sacrifice n’est peut-être pas aussi étonnant que vous le supposez... Ainsi donc, parlez hardiment, et dites-moi comment je puis sauver Sa Majesté notre roi.
– Ah ! cœur magnanime ! s’écria Jeanne au comble de l’émotion. Pensez-vous que je sois dupe, et que vous me vaincrez en générosité ? Chevalier, cessons de parler d’un sujet qui vous est affreux et qui me deviendrait odieux à moi ! Oublions ce qu’un instant de folie m’a pu faire dire...
– Ainsi, madame, vous ne voulez plus me dire quel danger menace le roi ?
– Non, chevalier, non, ami parfait que j’ai pu blesser de tout mon égoïsme !...
– En ce cas, reprit d’Assas froidement, je vous jure que je vais de ce pas me rendre au château...
– D’Assas ! cria Jeanne palpitante.
– Faire réveiller le roi, et lui dire qu’il est menacé...
– Vous ne sortirez pas !...
– Et comme il me sera impossible d’expliquer le genre de danger que je signalerai, il est certain que le roi prendra ombrage et défiance de ma démarche si étrange. Cela, joint à la scène de la route de Versailles...
Jeanne jeta un cri de désespoir.
Elle entrevit que le dévouement de d’Assas allait aboutir à une catastrophe.
– Vous le voulez donc ! fit-elle, bouleversée.
– Je le veux ! dit d’Assas fermement.
– Écoutez donc !...
Elle se recueillit quelques minutes, cherchant à apaiser les palpitations de son sein. Livide, mais très calme en apparence, d’Assas attendait...
Alors, Jeanne, en quelques mots, raconta ce qui venait de lui arriver dans la maison des quinconces : le départ de Suzon, l’arrivée de la nouvelle femme de chambre, le récit de cette Julie si mystérieuse, ses étranges aveux... enfin, à tout prix, il fallait empêcher le roi de retourner dans cette maison où sûrement un guet-apens était organisé contre lui.
D’Assas avait écouté avec une profonde attention.
Il comprenait ou croyait comprendre ce qui se tramait.
La vérité se faisait jour peu à peu dans son cerveau : lui-même, inconsciemment, avait aidé à l’organisation de ce guet-apens !... Il était l’un des rouages de la formidable machine que M. Jacques mettait en mouvement !...
Dès lors sa résolution fut prise, et rapidement, il fit son plan.
– Madame, dit-il, je crois en effet que le roi est sérieusement menacé. J’ai encore plus de raisons de le croire que vous-même. Il faut que dans une heure Sa Majesté soit prévenue... Elle le sera !