I-2

1652 Words
M. d’Essil écarquilla des yeux stupéfaits, ce qui eut pour effet d’exciter de nouveau la gaieté un peu railleuse de M. de Ghiliac. – Juste ciel ! mon pauvre cousin, je crois que je vous révèle ce soir des horizons insoupçonnés ! Élie de Ghiliac devenu lyrique et sentimental ! Vous n’en revenez pas... et moi non plus, du reste. Voyons, soyons sérieux. Nous parlions, non pas d’une fleur, mais de Mlle de Noclare – ce qui est tout un peut-être ? – Une fleur des champs, Élie. La bouche railleuse eut un demi-sourire. – En ce cas, soyez tranquille, nous la traiterons comme telle. Mais me serait-il possible de voir sa photographie ? – Ma femme en a une, datant malheureusement de trois ans. Je vous l’enverrai demain. – Avec l’adresse exacte, je vous prie. Du moment où je suis décidé à me remarier, je veux en finir le plus tôt possible avec cet ennui. Donc, si la physionomie me plaît à peu près, d’après la photographie, je pars pour le Jura afin de voir cette jeune personne. Mais il me faudrait un prétexte, pour me présenter à M. de Noclare de votre part. – Je vous remettrai un mot pour lui en donnant comme motif à votre voyage le désir de consulter de vieilles chroniques qu’il possède et dont je vous ai parlé. – En vue d’un prochain ouvrage. C’est cela. J’espère qu’il aura au moins l’idée de me montrer sa fille ? – Pour plus de sûreté, ma femme pourra vous donner une commission, un petit objet quelconque, que vous serez chargé de remettre à Mlle de Noclare. M. de Ghiliac eut un geste approbatif. – Très bien... Cette jeune fille a une bonne santé ? – Excellente. Il n’y a pas de maladie héréditaire dans la famille, je puis vous l’assurer. – C’est un point sur lequel je n’aurais pu passer. Décidément, je trouverai peut-être là mon affaire. Le silence tomba de nouveau entre eux. M. de Ghiliac jouait négligemment avec son gant. Du coin de l’œil, son parent le regardait, l’air perplexe et curieux. – Alors, pas d’idéal, Élie ? dit tout à coup M. d’Essil en se penchant vers lui. Les paupières qu’Élie tenait un peu abaissées se soulevèrent, les yeux foncés étincelèrent, et M. d’Essil, stupéfait une fois de plus, y vit passer une flamme qui parut éclairer soudainement tout le beau visage devenu très grave. – J’en ai tout au moins un : la patrie ! dit M. de Ghiliac d’un ton calme et vibrant. Décidément le pauvre M. d’Essil tombait aujourd’hui d’étonnement en étonnement. C’était du reste la coutume de l’insaisissable énigme qu’était Élie de Ghiliac d’interloquer les gens par les sautes étranges – apparentes ou réelles – de ses idées. – Ah ! Très bien ! Très bien ! fit le comte, cherchant à reprendre ses esprits. C’est un très noble idéal, cela, un des plus nobles... Et vous en avez peut-être d’autres ? – Peut-être ! Qui sait ! Tout arrive ! Subitement, le sceptique reparaissait, le regard redevenait ironique et impénétrable. L’automobile s’arrêtait à ce moment devant la demeure de M. d’Essil. Celui-ci prit congé de son jeune parent, et, d’un pas encore alerte, gagna le troisième étage, où se trouvait son appartement. En entrant chez lui, il vit, par une porte entrouverte, passer un rai de lumière. Il s’avança et pénétra dans la chambre de sa femme. Mme d’Essil était couchée et lisait. À l’entrée de son mari, elle tourna vers lui son visage froid et distingué, dont un sourire vint adoucir l’expression. – Vous ne dormez pas encore, Gilberte ? dit M. d’Essil en s’approchant. – Impossible de trouver le sommeil, mon ami. Vous avez passé une bonne soirée ? – Excellente. Élie était particulièrement en verve, ce soir, vous imaginez ce qu’a été sa conversation. Quel être extraordinaire ! Tout à l’heure, en venant jusqu’ici, – car il m’a ramené fort aimablement dans sa voiture, – il m’a complètement abasourdi. – Racontez-moi cela, si vous n’êtes pas trop pressé de gagner votre lit. – Mais pas du tout ! assura M. d’Essil en s’installant dans un confortable fauteuil au pied du lit. Ah ! vous ne devineriez jamais ce que je viens vous apprendre ! Peut-être votre filleule, Valderez de Noclare, est elle sur le point de faire un mariage inouï, merveilleux ! Mme d’Essil le regarda d’un air profondément étonné. – Pourquoi me parlez-vous ainsi, à brûle-pourpoint, de Valderez, quand il est question d’Élie de Ghiliac ? Le comte se frotta les mains en riant malicieusement. – Vous ne comprenez pas ? C’est bien simple, pourtant ! Élie cherche une seconde femme, et je lui ai indiqué Valderez. Mme d’Essil laissa échapper un geste de stupéfaction. – Vous êtes fou, Jacques ! Que signifie cette plaisanterie ? – Une plaisanterie ? Aucunement ! À preuve que j’ai mission de lui envoyer demain la photographie de votre filleule. Et M. d’Essil, là-dessus, raconta à sa femme sa conversation avec Élie. Quand il eut fini, elle secoua la tête. – Ce serait, en effet, un sort magnifique pour cette enfant... Mais serait-elle heureuse dans une union de ce genre ? Élie est une nature si étrange, si inquiétante ! – Aucune critique sérieuse n’a jamais pu être faite sur sa vie privée, il faut le reconnaître, Gilberte. – C’est incontestable, et nous devons le dire bien vite à son honneur. Mais son premier mariage n’en a pas moins été fort malheureux. – Fernande était une si pauvre tête, une poupée vaine et frivole ! Ses exaltations sentimentales, sa jalousie, sa prétention de s’immiscer dans les travaux de son mari devaient nécessairement exaspérer un homme tel que lui, qui est l’indépendance et – il faut bien l’avouer – l’égoïsme personnifiés. – L’égoïsme, oui, vous dites bien. Et sa conduite envers sa fille, dont il ne s’occupe pas et qu’il connaît à peine ? Et son scepticisme, ses habitudes ultra-mondaines, son sybaritisme ? Et, surtout, ce qu’on ne connaît pas de lui, ce qu’il cache derrière le charme ensorcelant de son regard, de son sourire, de sa voix ?... Puis, dites-moi, Jacques, croyez-vous qu’il soit bien agréable pour une femme de voir son mari objet des continuelles adulations d’une cour féminine enthousiaste ?... Surtout quand elle-même n’aurait près de lui que le rôle effacé destiné par Élie à sa seconde femme ? – Évidemment... évidemment. Je ne dis pas que tout serait parfait dans ce mariage ; mais pensez-vous, Gilberte, que cette pauvre petite soit heureuse chez elle, surtout avec cette constante préoccupation de la pauvreté ? Son union avec Élie ramènerait l’aisance parmi les siens. Et elle vivrait tranquille dans cet admirable château d’Arnelles, avec une tâche d’affection et de charité près d’une enfant sans mère ; elle porterait un des plus beaux noms de France, jouirait du luxe raffiné dont sait si bien s’entourer Élie... Mme d’Essil l’interrompit d’un hochement de tête. – Si elle est restée telle qu’autrefois, ce n’est pas une nature à trouver des compensations dans des avantages de ce genre. La perspective de servir de mère à Guillemette serait probablement plus tentante pour elle, si maternelle et si dévouée près de ses frères et sœurs. – Enfin, que pensez-vous, Gilberte ?... La comtesse réfléchit un instant, en passant ses longs doigts fins sur son front. – C’est excessivement embarrassant ! Je vous l’avoue, mon ami, Élie me paraît un peu effrayant comme mari. M. d’Essil se mit à rire. – Allez donc dire cela à ses innombrables admiratrices ! Ah ! il est évident qu’il sera toujours le maître, car il s’entend à se faire obéir ! Mais il est très gentilhomme, et je suis persuadé qu’une femme sérieuse et bonne n’aura jamais à souffrir de son caractère, très orgueilleux, très autoritaire, mais loyal et généreux. – Et fantasque, et... inconnu, au fond, avouez-le, Jacques. Si j’avais une fille, la lui donnerais-je en mariage ? Ce serait, en tout cas, en tremblant beaucoup. – Hum ! moi aussi ! Et pourtant, j’ai l’intuition que chez lui la valeur morale est beaucoup plus grande que ne le font croire les apparences. Vous doutiez-vous, par exemple, qu’il fût un patriote ardent ? – Pas du tout, je le croyais plutôt tiède sous ce rapport. – Eh bien ! il vient de se révéler ainsi à moi tout à l’heure. Il se pourrait donc qu’il recelât d’autres surprises agréables. Mais enfin, que décidez-vous pour Valderez ? – Nous n’avons pas de raisons absolument sérieuses pour ne pas prêter les mains à ce projet, Jacques. Il y a beaucoup de contre, c’est vrai, mais beaucoup de pour aussi. Cette enfant sera impossible à marier dans sa lamentable situation de fortune. Puis, un jour ou l’autre, ils n’auront peut-être même plus de pain. Dans de tels cas, des sacrifices s’imposent devant une solution aussi inespérée que le serait une demande en mariage du marquis de Ghiliac. Si Valderez est romanesque, si elle a fait même seulement quelques-uns des rêves habituels aux jeunes filles, il est à craindre qu’elle souffre près d’Élie ; mais il est bien possible qu’elle n’ait jamais pris le temps de rêver, pauvre petite ! et qu’elle accepte bien simplement ce mariage de raison, cette existence sacrifiée, et la courtoise indifférence de son mari. En ce cas elle pourra trouver des satisfactions dans cette union, – quand ce ne serait que de voir les siens à l’abri de la gêne pour toujours, car Élie se montrera royalement généreux, c’est dans ses habitudes... Par exemple, une chose sera probablement fort désagréable à Valderez : c’est l’indifférence religieuse de M. de Ghiliac. – Il s’est toujours révélé, dans ses écrits et dans ses paroles, très respectueux des croyances d’autrui, et il est bien certain que sa femme restera libre de pratiquer sa religion comme bon lui semblera. – Oui, mais une jeune fille pieuse comme Valderez souhaite naturellement mieux que cela. Enfin, si Élie se décide de ce côté, les Noclare nous demanderont certainement des renseignements à son sujet, et nous dirons tout, le pour et le contre. À eux de décider. – Oui, c’est la seule solution possible. J’imagine, par exemple, que la belle-mère ne sera pas cette fois jalouse de cette jeune marquise-là, comme elle l’était de Fernande, qui était assez jolie, si mondaine, et s’habillait admirablement, – tous défauts impardonnables aux yeux de la très belle et toujours jeune douairière. – Elle n’aura guère de raisons de l’être, en effet, si Élie persiste dans la ligne de conduite qu’il vous a révélée. Du moment où sa bru ne risquera pas de l’éclipser tant soit peu et ne sera pas aimée du fils qu’elle idolâtre, elle ne lui portera pas ombrage. – Alors, nous enverrons la photographie demain ? Et maintenant, bonsoir, mon amie. Il est terriblement tard. Tâchez de vous endormir enfin. Il baisa le front très haut où quelques rides s’entrelaçaient et fit deux pas vers la porte. Puis, se retournant tout à coup : – C’est égal, Gilberte, je crois qu’Élie entretient une utopie en pensant pouvoir persuader à sa femme de n’avoir pour lui qu’un attachement modéré. – Je le crains. Et c’est ce qui m’effraie pour Valderez. D’autre part, ce mariage serait pour eux une chance tellement inouïe, invraisemblable !... Ah ! je ne sais plus, tenez, Jacques ! Votre extraordinaire cousin me met la tête à l’envers et je suis bien sûre de ne pouvoir fermer l’œil un instant. Envoyez la photographie... et je ne sais trop ce que je souhaite : qu’elle lui plaise ou lui déplaise.
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