CHAPITRE I
Les Intersignes
Les intersignes annoncent la mort. Mais la personne à qui se manifeste l’intersigne est rarement celle que la mort menace.
Si l’intersigne est aperçu le matin, c’est que l’événement annoncé doit se produire à bref délai (huit jours au plus). Si c’est le soir, l’échéance est plus lointaine ; elle peut être d’une année et même davantage.
Personne ne meurt, sans que quelqu’un de ses proches, de ses amis ou de ses voisins n’en ait été prévenu par un intersigne.
Le mot « intersigne » se rend en breton de diverses manières suivant les régions. Les désignations les plus fréquentes sont celles de seblanchou, semblants ; de sinaliou, signes avertisseurs ; de traou spont, choses d’épouvante.
Les intersignes sont comme l'ombre, projetée en avant, de ce qui doit arriver.
Si nous étions moins préoccupés de ce que nous faisons ou de ce qui se fait autour de nous en ce monde, nous serions au courant de presque tout ce qui se passe dans l'autre.
Les personnes qui nient les intersignes en ont autant que celles qui en ont le plus. Elles les nient uniquement parce qu'elles ne savent ni les voir, ni les entendre ; peut-être aussi parce qu'elles les craignent et qu'elles ne veulent rien entendre ni rien voir de l'autre vie.
***
« Certaines gens ont plus que d'autres le don de voir.
« Dans mon jeune temps on se montrait du doigt, non sans une secrète épouvante, les personnes qui étaient douées de ce pouvoir mystérieux.
— « Hennés hen eus ar pouar ! disait-on (Celui-là a le pouvoir).
« Dans cette catégorie privilégiée, il faut ranger en première ligne ceux qui ont passé enterre bénite et en sont sortis, avant d'avoir été baptisés. »
« Voici le cas :
« Un enfant vient de naître. Le recteur, que l'on est allé trouver a fixé l'heure du baptême. Mais vous savez comme les gens de la campagne sont peu exacts. Père et matrone, parrain et marraine flânent en chemin, s'attardent aux auberges, s'il y en a sur la foute, n'arrivent au bourg que longtemps après l'heure convenue. Le prêtre s'est lassé de les attendre vainement ou a été appelé par quelque autre devoir de son ministère. Nos gens se rendent au porche, trouvent l'église déserte. A leur tour de s'y morfondre. Il n'y fait pas chaud. L'enfant crie. La matrone, la groac'h-ann-holenn (la vieille-au-sel), déclare que si l'on reste là, le nouveau-né risque « d'attraper sa mort ». On gagne quelque endroit mieux abrité, l'auberge la plus voisine. On y patiente, en vidant chopine, jusqu'au retour du prêtre. L'enfant a passé au cimetière, terre bénite, et en est sorti sans avoir été fait chrétien. Il aura le don de voir.
« L'aventure se produit souvent. De là vient que tant de Bretons ont la faculté de voir ce qui reste invisible aux yeux de la plupart des hommes. »
Entendre des chutes d'objets — écuelles, assiettes ou verres — qui se cassent en tombant, signe de morts pour un parent ou pour un ami en voyage.
Les menuisiers qui fabriquent les cercueils savent d'avance si quelqu'un de la région doit mourir dans la journée ou dans la nuit. Ils en sont prévenus par le bruit des planches, qui s'entrechoquent d'elles-mêmes dans le grenier.
Dans le pays de Paimpol, les femmes de marins qui sont depuis longtemps sans nouvelles de leurs maris, se rendent en pèlerinage à Saint-Loup-le-Petit (Sa-Loup-ar-Bihan), dans la commune de Lanloup, entre Plouézec et Plouha. Elles allument aux pieds du saint un cierge dont elles se sont munies. Si le mari se porte bien, le cierge brûle joyeusement. Si le mari est mort, le cierge luit d'une flamme triste, intermittente, et tout à coup s'éteint.
Souvent, c'est le malade lui-même, ou, comme on dit, son « Expérience », qui se fait l'annonciateur de sa propre mort. Il revêt, en ce cas, les formes et les déguisements les plus bizarres, se présente, par exemple, sous l'aspect d'un animal blanc ou noir, selon qu'il doit être sauvé ou perdu dans l'autre monde.
Une femme sur le point de trépasser fut vue en chemise sur la branche d'un pommier, à quelque distance de la maison, au moment précis où elle entrait en agonie.
Quand on est pris, sans cause apparente, d'un frisson subit, on dit généralement que « c'est l’Ankou (la Mort) qui vient de passer ».
A l'appel brusque de quelqu'un, au contact imprévu de quelque chose, faites-vous instinctivement un soubresaut ? C'est que la mort, qui venait de s'abattre sur vous, vous quitte pour s'emparer d'un autre.
Se sentir les yeux tout à coup pleins de larmes, signe que l'on aura bientôt à pleurer quelqu'un des siens.
Huit Intersignes pour la même mort
Toutes les fois qu'il est mort quelqu'un des miens, j'en ai été avertie par un intersigne. Mais les intersignes qui m'ont le plus frappée, ce sont ceux qui précédèrent la mort de mon mari. J'en eus de toute sorte, pendant les sept mois que dura sa maladie.
Un soir que je l'avais veillé un peu tard, je m'étais endormie de lassitude, sur le banc, auprès du lit. Je fus réveillée brusquement par un bruit semblable à celui d'une fenêtre qui s'ouvre. « Allons ! pensai-je, c'est le vent qui fait des siennes. » Il venait de me passer sur la figure un souffle humide et frais, comme s’il sortait d'une cave. Je me rappelai que j'avais oublié du lin peigne sur la haie du courtil où je l'avais mis à sécher, et je me dis : « Pourvu que le vent n'ait pas déjà emporté mon lin ! »
Je me levai précipitamment. A ma grande surprise, la fenêtre était hermétiquement close. J'allai à la porte et je l'ouvris. Il faisait une nuit claire, pleine d'étoiles. Le lin était toujours sur la haie ; les arbres du courtil se tenaient immobiles. Pas une ombre de vent.
Je ne m'inquiétais pas trop de ce premier fait, si mystérieux qu'il me parût. A quelques jours de là, à la tombée du jour, je filais, sur le pas de la porte, en compagnie d'une voisine. Tout à coup, je m'entendis appeler par mon mari qui était couché à l'autre bout de la maison, dans un lit près de Pâtre. J'accourus.
— Que te faut-il ? lui demandai-je.
Il ne me répondit point, et je vis qu'il dormait profondément, la tête tournée du côté de la muraille.
Je revins vers la voisine :
— Est-ce que vous n'avez pas entendu Lucas m'appeler, tout de suite ?
— Si bien.
— Comment expliquer cela ? il dort maintenant d'un sommeil de blaireau...
Un mois ou deux s'écoulèrent. Mon homme n'allait ni mieux, ni pis. Cette nuit-là, je venais de m'étendre à son côté et je commençais à prendre mon repos, quand j'entendis, dans le grenier, juste au-dessus de ma tète, le pas de quelqu'un qui marchait avec précaution. Puis, ce furent comme des chuchotements entre plusieurs personnes. Puis, un fracas de planches qu'on remue. Enfin les coups répétés d'un marteau enfonçant des pointes.
Tout cela était bien extraordinaire, car la trappe du grenier n'avait pas été levée depuis plus d'une semaine, et, en tous cas, il n'y avait dans ce grenier qu'un peu de balle d'avoine, quelque menus fagots, et pas une seule planche.
Je criai à haute voix :
— Qui est-ce donc qui fait là-haut tout ce bruit, pour empêcher des chrétiens de dormir?
Je fis ensuite le signe delà croix et j'attendis...
Mais dès que j'eus parlé le bruit cessa.
Le lendemain, j'allai à la rivière laver des draps. Pour se rendre de chez nous au Guindy, il n'y a pas de route, mais un étroit sentier, qui longe sur presque tout le trajet des talus plantés d'aulnes. Je m'étais à peine engagée dans le sentier que j'entendis un pas derrière moi, et aussi une respiration haletante, ainsi qu’un bruissement dans les branches d'aulne qui surplombaient. Chose étrange : je reconnus distinctement le pas de mon mari, le pas qu'il avait du temps qu'il était bien portant, quand il rentrait de sa journée dans une des fermes d'alentour.
Je me retournai.
Personne ! ! !
Je passai la matinée au lavoir. Au retour, je n'entendis plus rien, mais le faix de linge que je portais se mit à peser sur mes épaules d'un tel poids qu'on aurait juré que la toile s'était changée en plomb. J'ai compris depuis ce que cela signifiait. Parmi ces draps se trouvait celui qui devait servir trois jours après à ensevelir mon pauvre homme.
Car, trois jours durant, les signes se succédèrent de façon presque ininterrompue.
Une nuit, c'était la porte qui battait avec violence, une rumeur de foule pénétrant dans la maison, des pas nombreux montant l'escalier et le redescendant. La nuit suivante, c'étaient des sonneries lointaines de cloches, une lumière brûlant d'une flamme pâle au chevet du lit où nous couchions, puis des chants de prêtres qui s'en venaient par les champs de la direction du bourg.
J'en étais arrivée à ne plus pouvoir fermer l'œil.
Mais ce fut la dernière nuit qui fut la plus terrible. Mon mari, qui ne paraissait pas plus mal, m'avait défendu de veiller. Quand j'eus constaté qu'il reposait, j'essayai de m'assoupir à mon tour. Mais, à ce moment, les cahots d'une charrette se firent entendre. C'était d'autant plus surprenant qu'il n'y avait aucune voie charretière dans le voisinage de notre maison. Lorsque nous étions venus l'habiter, nous avions dû y transporter nos meubles dans des brouettes. Cependant c'était bien vers notre maison que se dirigeait la voiture. Le cri de l'essieu mal graissé se faisait de plus en plus distinct. Je l'entendis bientôt tout contre le pignon. Je me levai sur les genoux. Dans le mur auquel s'appuyait le bois de lit, il y avait une lucarne. Je regardai par cette lucarne, pensant que je verrais passer la charrette. Mais je ne vis rien que l'aire toute blanche, au clair de la lune, et les formes noires des arbres sur les fossés des champs. L'essieu continuait pourtant de grincer, et la charrette de cahoter. Elle fit le tour de la maison une première fois, puis une seconde, puis une troisième. Au troisième tour, un coup formidable s'abattit sur la porte. Mon mari se réveilla en sursaut :
Qu'y a-l-il?
Je ne voulus pas l'attrister et je répondis :
— Je ne sais pas.
Mais je grelottais d'épouvante.
Il faut croire qu'on ne meurt pas de frayeur, puisque j'ai survécu à cette nuit-là.
Mon homme trépassa le lendemain, qui était un samedi, sur le coup de dix heures.
L'intersigne des « bœufs »
Ceci se passait un peu avant la « Grande Révolution ». Je le tiens de ma mère, qui avait seize ans à l'époque, et qui n'a jamais menti.
Elle était vachère dans une ferme de Briec. Je ne saurais vous dire au juste le nom de la ferme, mais elle devait être située quelque part aux alentours de la Plaine. Il me souvient que le maître s'appelait Youenn (Yves). C'était un brave homme, et, qui plus est, un homme savant. Il avait étudié au collège de Pont-Croix, pour être prêtre. Mais il avait préféré revenir au labour, sans doute parce qu'il ne se sentait pas la vocation. Il n'avait pas désappris toutefois ce qui lui avait été enseigné au temps de sa jeunesse, et on le vénérait dans le pays, attendu qu'il savait lire dans toute espèce de livres. On disait même qu'il était capable de converser, en n'importe quelle langue, avec n'importe qui.
Un matin, il dit au « grand charretier » :
— Tu mettras le joug à la plus jeune paire de bœufs, afin que je les aille vendre à la foire de Pleyben.
II était comme cela. Qu'il s'agît de vendre ou d'acheter, il ne se décidait jamais qu'au dernier moment, et cela lui réussissait toujours. On prétendait qu'il avait un esprit familier qui lui soufflait à l'oreille, à l'instant précis, ce qu'il devait faire. Aussi ne faisait-il que d'excellents marchés.
Donc, le grand charretier imposa le joug aux deux bœufs les plus jeunes et sella un cheval pour le maître.
Celui-ci se mit en route, après avoir distribué sa tâche à chacun dans la ferme.
Sa femme qui était venue au seuil pour le regarder partir dit à ma mère :
— Aussi vrai que je vous l'affirme, Tina, dos deux jeunes bœufs que voilà, mon homme me rapportera cent écus.
Ma mère s'en fut conduire aux champs les vaches dont elle avait la garde. A la « brume de nuit » elle les ramena. Le sentier qu'elle devait suivre faisait croix avec la grand route. Comme elle arrivait au carrefour, elle rencontra le maître qui s'en retournait de la foire. Elle ne fut pas peu surprise de voir qu'il revenait avec la paire de bœufs dont il s'était promis de se débarrasser. Vous savez qu'en Basse-Bretagne on ne se gêne pas pour causer librement même avec les maîtres :
— M'est avis, Youenn, dit ma mère, que la foire de Pleyben ne vous a guère rapporté.
— C'est ce qui te trompe, répondit le maître d'un ton étrange : elle m'a rapporté plus que je ne souhaitais.
— Voire, pensa ma mère... En tout cas, il n'avait pas l'air joyeux ; il laissait aller son cheval au pas, la bride abandonnée sur le cou. Quant à lui, il avait les bras croisés, la tête inclinée et songeuse. Les bœufs l'escortaient, l'un à droite, l'autre à gauche, avec une sorte de solennité : ils avaient dû perdre à la foire le joug qui les attachait. C'étaient d'ailleurs deux bonnes bêtes dociles, quoique jeunes. Ils n'avaient pas encore été attelés à la charrue, ni au tombereau, parce que Youenn les réservait pour la vente, mais on voyait déjà, à leur allure posée, à la façon paisible dont ils allongeaient le mufle vers le sol, qu'ils étaient tout prêts à faire de vaillante besogne»