Je me rappelle très bien ces détails, parce que, comme je vous l'ai dit, je m'intéressais vivement à tout ce qui concernait mon oncle.
Nous avions soupé seules, ma mère et moi, mon père étant de garde sur la côte. Il faisait assez mauvais temps, pluie et vent mêlés. Quand il fut l'heure de me coucher, ma mère me dit :
— N'oublie pas l'oncle Jean, dans tes prières, au moins !
— Oh! n'ayez crainte, répondis-je.
Je manquais rarement de réciter un pater tout exprès à son intention, afin qu'il pensât, de son côté, à me rapporter quelque présent bien beau du pays où il voyageait.
Je fis donc, ce soir-là, comme de coutume, mais, sans que j'eusse su dire pourquoi, à mesure que je priais, je me sentais devenir toute triste, si triste que je finis par me mettre à pleurer. Ma mère, alors, s'approchant de mon lit, me demanda :
— Qu'est-ce que tu as donc à gémir ainsi ? Dors vite : tu vois bien que la nuit est venue.
En me parlant de la sorte, elle me désignait une petite lucarne, semblable à un hublot de navire, qui était percée dans le mur, un peu au-dessus de ma tète, et par laquelle on pouvait apercevoir, en effet, un carré de ciel sombre où des nuages passaient. J'essuyai mes larmes et feignis de fermer les yeux. Mais quand ma mère eut repris son tricot auprès de la table, je les rouvris de nouveau et restai à songer, dans l'obscurité. Dehors, le vent soufflait, par grandes bouffées, mais, dans les intervalles d'accalmie, on entendait le crépitement de la pluie sur les ardoises du toit. Je distinguais le bruit d'autant mieux que notre maison n'avait pas d'étage. Or, soudain, il me sembla qu'une goutte d'eau traversait le plancher du grenier et tombait sur mes draps. Et, après celle-là, ce fut une seconde, puis une troisième, puis cinq, dix, vingt autres à la suite. Cela faisait toc, toc, toc, par petits coups réguliers et lents. Je hélai ma mère.
— Quoi ? fit-elle. Qu'est-ce qu'il y a encore?
— Je crois qu'il pleut dans mon lit.
— Quelle idée!
Elle promena la main sur mes couvertures, prit la chandelle pour regarder au plancher et constata qu'il n'y avait pas la plus légère marque d'humidité nulle part. Le bruit lui-même avait cessé.
— Tu sais, me dit ma mère, si tu continues à faire ta sotte et à rêver de choses qui ne sont pas, au lieu de dormir, j'en avertirai ton père, quand il va rentrer.
J'avais peur de mon père, qui était un homme de manières rudes, quoique foncièrement bon, et je promis d'être dorénavant bien sage. Ma mère cependant s'était à peine éloignée que les étranges toc... toc... toc... recommençaient. D'où cette eau pleuvait-elle ainsi, sans laisser de traces, je n'arrivais pas à m'en rendre compte, en dépit de tous mes efforts, si bien qu'à la longue, je n'y prêtai plus qu'une attention de plus en plus distraite et réussis même, je crois, à m'assoupir, car je n'entendis pas rentrer mon père.
Un fracas subit, comme d'un barrage qui crève, me réveilla en sursaut. Je me dressai sur mon séant, les yeux grands ouverts, et toute frissonnante. Ce que je vis alors me glaça d'une telle horreur que d'y songer encore, après cinquante ans, je me sens pâlir! La lucarne — cette lucarne qui était au-dessus de ma tête, dans le mur — semblait ébranlée par des chocs effrayants. Brusquement, elle céda et une poussée d'eau s'engouffra par le trou béant. Il en venait, il en venait. En un clin d'œil, je me sentis submergée, et cela montait, montait sans fin, en couches profondes ; vertes, transparentes. Je me faisais l'effet d'être assise au fond de la mer. Le mur, le plancher, le bois même de mon lit-clos, tout avait disparu. De quelque côté que je tournasse mes regards, je n'apercevais que de l'eau, de l'eau encore, toujours de l'eau!... J'avais conscience d'être là comme une noyée qui fût demeurée vivante. Et vous ne sauriez vous figurer combien c'était affreux.
Mais le plus terrible, le voici.
Comme je regardais avec stupeur cette eau s'amonceler, le cadavre d'un homme à demi nu passa presque à toucher mon visage, étendu de son long et flottant, inerte, ballotté par les vagues. Il avait les bras en croix et les jambes écartées. Les lambeaux d'un caleçon de molleton rouge étaient retenus par un bout de corde autour de ses reins !... Je me rejetai violemment en arrière. Mes draps faisaient un grand bruit d'eaux clapotantes : je crus qu'elles allaient m'emporter avec le cadavre qu'elles entraînaient et je poussai un cri déchirant, pour appeler au secours.
Mon père, que je ne savais pas rentré, ne fit qu'un bond jusqu'à mon lit ; je me souviens qu'il avait encore dans les mains son fusil qu'il était sans doute en train d'astiquer, comme chaque fois qu'il revenait du dehors par mauvais temps. Persuadé que je rêvais a des choses pénibles, il me secoua de toute sa force.
— Réveille-toi, Marguerite !
— Oh ! je ne suis que trop réveillée, répondis-je.
Mes dents claquaient et tout mon corps ruisselait d'une sueur froide, comme si vraiment je fusse sortie d'un bain. Mon père, très ému, me demanda ;
— Alors, qu'est-ce qu'il te prend ? Qu'esl-ce qui t'est arrivé ? Parle!
Je le regardai avec des yeux suppliants, en silence. Il adoucit aussitôt sa voix, me caressa, m'encouragea :
- N'aie pas peur... Ta mère m'a déjà conté que tu avais eu de drôles d'idées dans la tête, ce soir : dis moi ce que c'est ; je ne te gronderai pas.
Je lui jetai mes bras autour du cou et me mis à sangloter contre sa poitrine.
— La mer ! m'écriai-je... toute la mer était là, dans mon lit, et il y avait dedans le corps d'un noyé qui flottait.
— Et comment était-il, ce noyé ?
— Je ne sais pas... Je ne l'ai vu que par en-dessous, et je n'ai remarqué qu'une chose, c'est qu'il portait un caleçon rouge comme ceux de l'oncle Jean.
— Eh bien ! petite, c'est signe que l'oncle Jean est en bonne santé. N'as-tu pas entendu dire qu'on rêvait toujours le contraire de la vérité ?
— Ce n'était pas un rêve, murmurai-je.
Il ne fit pas semblant de comprendre.
— Donne-moi une de tes mains et rendors-toi. Je reste à ton côté. Comme cela tu te sentiras en sûreté, n'est-ce pas ?
— Oui, mon père.
Comme je ne bougeais plus, au bout d'un quart d'heure il me laissa, me croyant endormie pour de bon cette fois, et alla rejoindre ma mère. J'entendis celle-ci qui lui demandait à voix basse :
— Qu'en penses-tu, Yvon ?
— Je pense que ton frère a péri. Parce qu'il aimait plus particulièrement cette enfant, il l'a choisie pour se manifester à elle. C'est son intersigne qu'elle vient de voir.
— Mon pauvre, pauvre frère ! Dieu ait son âme ! dit ma mère toute pâle.
Et je vis ses larmes tomber en pluie sur l'ouvrage qu'elle tenait.
Douze jours plus tard, une dépêche arrivait de Nantes, annonçant de la part de la Compagnie pour laquelle naviguait mon oncle qu'un transatlantique de Saint-Nazaire avait rencontré dans les mers du Sud une embarcation vide qui avait été reconnue comme appartenant à la Virginie. Du navire lui-même on ne savait rien : il avait dû toucher quelque récif et couler à pic avec «son équipage.
L'intersigne de « la tête coupée »
Une nuit que Barba Louarn, de Paimpol, était restée à filer jusqu'à une heure très tardive, elle s'endormit de fatigue sur sa tâche. Elle avait bien près de soixante-dix ans, la pauvre vieille !... Sa quenouille lui ayant échappé des mains et ayant fait du bruit en tombant sur le rouet, Barba se réveilla en sursaut. Elle ne, fut pas peu surprise de voir toute la pièce éclairée d'une lumière blanche. Dans le milieu de la chambre, il y avait une table ronde où Barba avait coutume de déposer à mesure les écheveaux de lin qu'elle avait filés. Or, sur le tas d'écheveaux, elle vit une tête, une tête fraîchement coupée et d'où le sang dégouttait.
Dans cette tête, elle reconnut celle de son fils, marin à bord d'un bâtiment de l'Etat.
Les yeux étaient grands ouverts et la regardaient avec une inexprimable angoisse.
— Mabic ! Mabic ! (Petiot ! Petiot !), s'écria-t-elle, en joignant les mains, que t'est-il arrivé, mon Dieu ?
Sitôt que la vieille eut parlé ainsi, la tête roula sur la table et en fit le tour, par neuf fois.
Puis elle reparut en haut du tas d'écheveaux.
— Adieu, ma mère ! dit une voix.
Barba Louarn se retrouva plongée dans l'obscurité. Des voisines la ramassèrent, le lendemain, évanouie, sur le plancher de la chambre.
On apprit, à quelque temps de là, que cette même nuit, à cette même heure, son fils Yvon Louarn, second maître à bord du Redoutable, avait eu la tète détachée du tronc, dans une fausse manœuvre ; et, comme c'était par gros temps, la tète avait roulé de-ci, de là sur le pont, avant qu'on eût pu la saisir au passage.
L'intersigne de « l'image dans l'eau »
J'étais bien jeune alors, mais j'ai de ceci une soutenance aussi fraîche que si la chose s'était passée d'hier. Or, j'ai soixante-huit ans sonnés. J'en avais à peu près douze à l'époque dont je vous parle. On m'avait prise, par charité, comme gardeuse de vaches, à la ferme de Coat-Beuz, dans la paroisse de Kerfeunteun. Ce matin-là, on m'avait envoyée paître le troupeau dans des prairies, le long du Steir, où le foin avait été fauché de la veille.
Pendant que mes bêtes broutaient ça et là, je m'étais assise sur la berge de la rivière, et je m'amusais, pour passer le temps, à battre l'eau avec la gaule qui me servait d'ordinaire à rassembler les vaches.
Soudain, je tressaillis.
Devant moi, dans l'eau qui était à cet endroit dormante, mais très limpide, je venais devoir, aussi nettement que je vous vois, se dessiner la figure et tout le haut du corps de mon maître.
Je remarquai même qu'il avait l'air sombre. Je crus qu’il s’apprêtait a me gronder, parce qu’il me surprenait à flâner ainsi, et je n’osais détourner la tête.
Mon embarras dura bien deux ou trois minutes.
A la fin, étonnée de n'attraper ni gronderie ni gifle — car il était réputé pour avoir le geste prompt, — je pris mon courage à deux mains et me relevai d'un bond.
Jugez de ma stupéfaction, quand je constatai qu'il n'y avait dans le pré que mes vaches et moi.
A moins de s'être abîmé sous terre, le maître ne pouvait avoir disparu si vite. D'autre part, il n'y avait pas de doute possible : c'était bien son image que je venais de voir là, dans l'eau de la rivière.
Je ruminai cette aventure étrange tout le reste de la journée.
A la brume de nuit, je rentrai avec mes bêtes. La première personne dont je fis rencontre, en ouvrant la barrière du Coat-Beuz, ce fut précisément le maître.
— Il m'a rien dit là-bas, pensai-je ; mais il va me rudoyer maintenant.
Pas du tout! Il m'accueillit au contraire avec des paroles joyeuses, m'accompagna dans l'étable, et me montra gentiment comment il fallait attacher les vaches, chose dont je m'étais jusqu'alors acquittée assez mal.
Le voyant de si bonne heure, ma foi ! je me mis à causer.
— Vous avez dû avoir bien chaud, ce midi, Jean Derrien, quand vous avez passé du côté des prés. Vous auriez dû faire comme moi et tremper vos pieds dans l'eau. Ça rafraîchit tout le sang.
— Qu'est-ce que tu racontes ? fit-il. Je ne suis pas allé du côté des prés. C'était aujourd'hui la foire de Saint-Trémeur, et j'en arrive.
Je m'aperçus alors seulement qu'il avait sa veste des dimanches.
— Tiens ! Je croyais... il m'avait semblé !...
Je balbutiais maladroitement.
Heureusement que la corne sonna pour le souper. A table, je ne desserrai pas les dents. Mais j'avais l'esprit bien tourmenté, je vous promets.
Je couchais au bas bout de la cuisine avec la grande servante (principale domestique). Nous partagions le même lit. Quand nous fûmes toutes deux dans nos draps, je dis à ma compagne :
— Il y a un malheur suspendu sur cette maison.
Je lui contai l'aventure. Elle me traita de folle, mais je vis bien qu'au fond elle n'était pas plus rassurée que moi-même.
Comme le jour approchait, mais avant que les coqs n'eussent chanté, j'entendis qu'on appelait la grande servante, de l'autre bout de la cuisine, où était le lit des maîtres. Je la poussai du coude ; elle se leva. Peu d'instants après, elle accourait m'apprendre que Jean Derrien venait de trépasser. Il était mort d'un coup de sang.
L'intersigne des « rames »
Un soir, après souper, nous étions, comme cela, à causer au coin du feu. On était en plein hiver, et vous savez si, en cette saison, lèvent souffle sur nos côtes. Je n'avais que dix ans à l'époque, j'en ai aujourd'hui soixante-trois, mais de semblables souvenirs ne sortent de la mémoire que lorsque la vie s'en va du corps. D'entendre meugler la tempête, on en vint tout naturellement à parler de mon frère aîné, Guillaume, qui était alors marin sur la mer. Ma mère fit observer que depuis longtemps on n'avait eu de ses nouvelles. Sa dernière lettre était datée de Valparaiso. Dans cette lettre, il se disait en parfaite santé, mais elle remontait déjà à six mois. Il est vrai que les matelots ne sont pas prodigues d'écritures.
— Tout de même, disait ma mère, je voudrais bien savoir où il est à cette heure. Pourvu qu'il n'ait pas à pâtir du coup de vent qu'il fait ce soir !