​CHAPITRE I-4

2000 Words
Là-dessus on commença les prières auxquelles on ajouta un Pater tout exprès à l'intention de mon frère Guillaume. Puis, nous nous en fûmes coucher. Moi je partageais le lit de ma sœur Coupaïa. Nous dormions déjà à moitié, lorsque la voix de ma mère nous réveilla. Son lit était placé au bout du nôtre, à côté de l'aire. — Hé! les enfants, est-ce que vous n'entendez pas ? — Quoi donc, mamm ! — Ce bruit, au dehors. C'est moi qui couchais au bord. Je me levai sur mon séant, et je tendis l'oreille. — Oui, dis-je, j'entends le bruit de quatre rames qui frappent l'eau en cadence. — Est-ce tout ? demanda la bonne femme. — Non, ma foi ! J'entends aussi des gens converser entre eux. — Sors donc du lit, Marie-Cinthe, et entr'ouvre la fenêtre pour tacher de comprendre en quelle langue ils parlent. J'obéis. J'entr'ouvris la fenêtre avec précaution, de peur que la bourrasque ne m'en poussât les battants à la figure. Les voix venaient de la mer dont notre maison, (celle-là même que j'habite encore) n'était séparée que par la route. C'étaient évidemment les voix des quatre rameurs. Ce qu'il y avait de bizarre, c'est que chacun d'eux avait l'air de parler dans une langue différente. Quelques mots arrivèrent jusqu'à moi. Je les ai retenus ; les voici : — Hourra... Sinemara... Dali... Ariboué... Anglais, espagnol, italien, il y avait peut-être là dedans de tout cela à la fois. II me sembla aussi que l'un des hommes du canot mystérieux s'exprimait en breton. Mais, dans ce charabia de langues, et surtout à cause du vent, je ne pus distinguer ce qu'il disait. — Eh bien, Marie-Cinthe ? interrogea ma mère. — Ce doit être, répondis-je, le canot de quelque navire en détresse dans nos parages, et qui a à son bord des matelots de divers pays. -— Rallume la chandelle, en ce cas, afin que ces pauvres gens trouvent une maison éclairée, quand ils débarqueront. Ma mère était une femme secourable. Elle aimait à rendre service, dans la mesure de ses moyens, surtout lorsqu'elle avait affaire à des marins, car on l'était, chez nous, de père en fils. Moi, de rallumer la chandelle, et de passer mon jupon et mon corsage. Je grelottais de froid, un peu de peur aussi, je l'avoue. Puis je restai là attendre... une demi-heure, une heure. Mais personne ne vint cogner à la porte. Les hommes du canot avaient dû débarquer, cependant. On n'entendait plus ni bruit de rames, ni bruit de voix. A la fin, ma mère me dit de me recoucher. Coupaïa était déjà rendormie. Malgré la frayeur étrange dont je me sentais saisie, je ne tardai pas à faire comme elle. Le lendemain, dès le point du jour, le premier soin de la vieille Toulouzan fut d'aller aux informations. Mais elle eut beau questionner de porte en porte, elle ne put recueillir aucun renseignement. Personne, hormis nous, n'avait eu vent de quoi que ce fût. Même les douaniers de garde, cette nuit-là, entre Buguélès et Treztêl, juraient leur plus grand serment que pas un navire n'avait été en vue et que pas un canot n'avait rangé la côte. Ma mère rentra, la figure toute pâle. La journée se passa pour nous à attendre la nuit avec impatience, et cependant à craindre sa venue. Comme nous nous mettions à table pour souper, le second de mes frères, qui était allé la veille par mer à Perros, se montra dans le cadre de la porte. Nous ne comptions pas sur lui avant la marée suivante. J'apportai son couvert, et le repas commença. Tout à coup, mon frère poussa un cri : — On a donc suspendu aux poutres de la viande saignante ? dit-il, en levant les yeux au plafond. — Tu auras bu de trop, répliqua ma mère, que cette exclamation avait troublée. — Damen ! voyez plutôt. Ce ne sont cependant pas des gouttes d'eau salée que j'ai là. Il avait posé sa main à plat sur la table. Sur le dos de cette main, trois larmes rouges étaient en effet tombées on ne sait d'où, trois larges gouttes de sang frais. Ma mère devint aussi blanche qu'un cadavre. — Pour sûr, murmura-t-elle, il y a un malheur sur l'un des nôtres. Chacun gagna son lit. Mais une même pensée nous tint tous éveillés, jusqu'à ce que la fatigue eût raison de notre épouvante. Nous écoutions si les rameurs inconnus ne faisaient pas entendre le bruit cadencé de leurs avirons. Le vent s'était apaisé. La nuit était silencieuse. Nous n'entendîmes rien de particulier… Il n'en fut pas de même, le troisième soir. Ma mère venait d'éteindre la chandelle, quand de nouveau arriva jusqu'à nous le plic-ploc de quatre rames frappant l'eau, deux à deux. De nouveau, je me levai. Cette fois, je voulais en avoir le cœur net, je voulais voir. Je me rhabillai et je sortis. La mer miroitait sous la lune. Je fouillai des yeux toute l'étendue claire des eaux. Je ne vis que les rochers de Saint-Gildas qui semblaient des spectres et, très loin, les bêtës mauvaises, les Sept-Iles. De barque, point ! Et cependant, le plic-ploc continuait de résonner dans la nuit, comme un tic tac régulier d'horloge. Mais c'était tout. Les rameurs « nageaient » en silence. Ils ne conversaient plus entre eux, dans leurs multiples jargons. Mon frère m'avait rejoint sur la falaise. Il avait l'œil plus exercé que le mien. N'importe ! Il ne fit que voir ce que je voyais, rien de plus. — Eh bien ! nous demanda la vieille, quand nous eûmes repassé le seuil. Mon frère répondit : — Ce doit être un intersigne de marin. Ma mère, de son lit, commença aussitôt le De profundis. Nous pensions tous à Guillaume, et, tout en priant, nous ne pouvions nous empêcher de sangloter. Je ne crois pas que nous ayons pleuré autant, un mois après, lorsque la mère, de retour de Tréguier où elle avait été toucher sa « délégation », an bureau de la marine, nous annonça que Guillaume était mort. C'était le sous-commissaire qui lui avait communiqué la chose. Juste le soir où, pour la première fois, nous avions entendu le bruit des rames, le frère aîné, étant à Karikal des Indes, avait été commandé pour aller à terre, avec le canot du bord, en compagnie de trois matelots, chercher des officiers. Il était revenu au navire avec un fort mal de tête. Le lendemain, son nez avait saigné. Le surlendemain, on avait débarqué son cadavre pour être inhumé dans le cimetière catholique... En ce monde, il ne faut s'étonner de rien. Tout s'y fait par la seule volonté de Dieu. L'intersigne de l'étang Jean Trémeur, du village de Kergogn, non loin de Quimper, était, sur la semaine, un bon journalier, mais, le dimanche, c'était miracle quand il ne s'attardait pas jusqu'à nuit close à boire chopine dans les auberges de Penhars qui était sa paroisse. Le plus souvent, il fallait souper sans lui. Quelquefois même, on l'attendait encore, après les écuelles lavées et les grâces dites. Alors, Perrina, sa ménagère, commandait à sa fille Josik : — Mets ta cape et va chercher ton ivrogne de père ; sans cela, il est capable de laisser ses jambes au cabaret et de se noyer dans l'étang. Il y avait, en effet, un étang profond sur le bord de la route, dans une ancienne carrière abandonnée. Et c'est bien pourquoi Josik n'obéissait jamais qu'à contre - cœur. Elle avait frayeur, d'avance, d'être obligée de passer auprès de ce grand trou d'eau où l'on voyait, disait-on, des « choses de nuit » et d'où l'on entendait sortir des « bruits d'épouvante ». Tout de même elle allait, parce que, si elle avait rechigné, sa mère l'eût battue ; et puis, elle aimait bien son père qui était gentil avec elle et ne se faisait pas trop tirer la veste pour rentrer, quand c'était elle qu'on lui envoyait. Or, ce soir-là, il y avait clair de lune et la surface de l'étang, noire d'habitude, brillait comme de l'argent neuf. Josik, à cause de cela, au lieu de détourner la tête comme de coutume, glissa un coup d'œil du côté de l'eau. Elle ne fut pas peu surprise de voir qu'il y avait sur l'autre bord une lavandière, agenouillée dans sa caisse de bois, qui, les manches retroussées, s'apprêtait à laver du linge. La fillette ne distinguait pas son visage ; mais, comme elle portait la coiffe et tout l'accoutrement des paysannes de la contrée, Josik ne douta point que ce ne fût quelqu'une de la paroisse. Et elle s'enhardit à lui adresser la parole, selon l'usage : - Je crois que vous lavez, dit-elle. - Oui, Josik, répondit la femme, en appelant l'enfant par son nom, comme si elle la connaissait. — Vous avez choisi un drôle de jour et une drôle d'heure, fit Josik encore plus rassurée. La femme répliqua : — Dans notre métier, on n'a pas le choix. — C'est donc de l'ouvrage pressé ? — Oui, Josik, car c'est le drap de mort dans lequel on ensevelira demain celui que vous allez chercher. Et, en disant cela, la femme déploya devant elle un linceul qui s'élargit, s'élargit, jusqu'à couvrir tout l'étang. Josik, folle de peur, s'était mise à courir vers le bourg. Elle arriva hors d'haleine sur le seuil du « débit » où elle savait que son père avait coutume de faire ce qu'il appelait, comme au Chemin de Croix, sa« dernière station ». Sa conviction était qu'elle allait le trouver mort : en sorte qu'elle fut toute soulagée de constater qu'il n'était même pas beaucoup plus soûl qu'à l'ordinaire. Moitié le tirant, moitié le soutenant, elle l'emmena. Lorsqu'ils arrivèrent au trou d'eau, il n'y avait plus là ni lavandière, ni linceul. Josik pensa : — C'était quelque voisine, je parie. Ça l'a ennuyée d'être vue lavant un dimanche, à une heure où elle espérait bien qu'il ne surviendrait personne : alors, par crainte que je ne la reconnaisse, elle m'a dit des choses d'épouvante, pour me faire sauver ; Elle n'en parla donc pas à son père, ni non plus à sa mère qui était couchée quand ils furent de retour ; Et elle se mit au lit, l'esprit tranquille, tandis que l'ivrogne s'installait, comme à son habitude, au coin de l'âtre pour manger la soupe qu'on avait la précaution de lui tenir chaude dans les cendres... Que se passa-t-il ensuite ? Dieu le sait. Toujours est-il que Perrina, s'étant réveillée dans la nuit, s'aperçut que son mari n'était pas encore venu la rejoindre. Elle le héla un peu durement, persuadée qu'il était resté endormi sur l'escabeau du foyer. Comme il ne répondait pas, elle se leva pour le secouer. A la lumière de la chandelle de résine, qu'il avait laissée brûler, elle vit qu'il avait entre les genoux son écuelle à moitié pleine. Et il dormait, en effet, mais du sommeil de ceux qui n'ont plus jamais ni faim, ni soif ! du dernier sommeil. Doué da bardono d'an anaon ! (Dieu pardonne aux défunts). La «pipée » de Jozon Briand Jozon Briand demeurait alors à Kermarquer. Je vous parle d'il y a soixante ans environ. Il avait coutume, le soir, après souper et les prières dites, de rester au coin de l'âtre à fumer une « pipée ». Ce soir-là, quand il voulut bourrer sa pipe, il s'aperçut, non sans humeur, qu'il ne restait plus que quelques grains de poussière de tabac dans sa blague. Sa femme lui dit, du lit clos où elle était allongée déjà : — Offre à Dieu cet ennui, Jozon. Tu trouveras d'autant plus de saveur à ta « pipée » de demain. - Ce n'est pas à mon âge qu'on change ses habitudes, répondit le fermier. — Songe donc que tout le monde est couché dans la maison. . — Tant pis ! J'irai moi-même au bourg chercher du tabac. Et il fit comme il disait. Pour arriver au bourg de Penvénan, il avait à passer Barr-ann-Hëol, et vous savez que c'est un mauvais endroit. Il est de tradition dans le pays qu'une « groac'h » y guette, à l'angle des deux routes, les gens attardés. Nombreux sont ceux qui, par elle, ont été traités de vilaine façon. Un peu avant de parvenir à cet endroit, Jozon Briand eut soin de tirer ses sabots et de marcher nu-pieds, afin de n'éveiller point l'attention de la « vieille ». Déjà il avait laissé à quelques pas derrière lui la borne de pierre blanche sur laquelle était d'ordinaire assise la fée malfaisante de Barr-ann-Hëol, quand il croisa quatre hommes portant un cercueil. — Que veut dire cet enterrement de nuit ? pensa Jozon. Il eut d'abord l'idée d'arrêter les porteurs et de les interroger, mais réflexion faite, il préféra se ranger dans la douve, sans leur adresser la parole. Au bourg, il trouva la « buraliste » encore sur pied, acheta sa provision de tabac, et s'en revint chez lui. Au retour comme à l'aller, il put passer Barr-ann-Hëol sans encombre. La « groac'h » était sans doute occupée ailleurs. En arrivant à l'avenue d'ormes qui conduit de la route au manoir de Kermarquer, il ne fut pas peu surpris de voir la barrière grande ouverte ; il était sûr de l’avoir fermée derrière lui, lors de son départ pour le bourg. C’était chose qu’il recommandait toujours à ses valets de ferme et à laquelle lui-même ne manquait jamais, à cause de toutes les bêtes, chevaux, vaches ou moutons, que les gens de Penvénan ne laissaient que trop volontiers vaguer dans ces parages.
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