​CHAPITRE I-5

1765 Words
Il pesta un brin, ramena l’un contre l’autre les battants de la barrière, et assujettit solidement la chaînette qui les nouait. Puis il enfila l’allée, sous l’ombre noire des arbres, tout en songeant à la bonne « pipée » qu’il fumerait, avant de se coucher, au coin de l’âtre, les pieds à la braise. Il l’avait bien gagnée, vraiment ! Mais en entrant dans la cour, il fut frappé de stupeur. Le cercueil qu’il avait croisé tantôt était placé en travers de sa porte et les quatre hommes se tenaient à côté, immobiles, deux à chaque bout. Jozon Briand n’était pas un trembleur. Il avait fait la guerre au temps du « Vieux Napoléon ». Il marcha droit aux quatre hommes : — Vous vous trompez d’adresse, leur dit-il ; personne ici n’a fait prendre de mesure pour « les cinq planches ». — Celui qui nous a envoyés ne se trompe jamais ! répondirent les hommes d’une seule voix. Et l’on eût dit que cette voix sortait de la terre des morts. C’est ce que nous allons savoir ! s’écria Jozon Briand. Il enjamba le cercueil, ouvrit la porte. Mais, à peine entré, il trébucha, en poussant un long soupir. Quand on le releva, tout son sang lui était sorti par le nez. Il eut encore le loisir, cependant, de raconter son aventure et de faire connaître ses dernières volontés, mais non de fumer sa dernière « pipée ». On prétend qu’il la réclame chaque fois que la cheminée fume, à Kermarquer. L’intersigne de « l'enterrement » Marie Creac'hcadic, jeune fille de quinze à seize ans, était servante à la ferme de Kervézenn, en Briec. Non loin de Kervézenn, s'éteignait doucement, dans une chaumière isolée, un vieillard aveugle qui était l'oncle de Marie, à la mode de Bretagne, et à qui elle allait quelquefois faire visite. Un matin, elle s'en revenait de Quimper, où elle avait coutume d'aller chaque jour porter du lait, avec une petite voiture à bras. On était en hiver et il faisait à peine jour. Marie se trouva tout à coup devant un char à bancs, dont un paysan, qu'elle reconnut, conduisait le cheval par la bride. Elle n'eut que le temps de se garer, avec sa voiture, dans la douve. Le char à bancs passa ; elle vit qu'il contenait un cercueil. Derrière, venait le porteur de croix, puis un prêtre, le recteur de Briec, et enfin le cortège funèbre. Marie ne fut pas médiocrement surprise de voir que le deuil était mené par les plus proches parents de son oncle l'aveugle. — Allons, se dit-elle, il paraît que mon oncle est mort. Elle rentra à Kervézenn, tout attristée, un peu dépitée aussi qu'on ne lui eût pas fait part de la mort du pauvre vieux, qu'elle aimait beaucoup. La maîtresse de maison, remarquant qu'elle avait l'air tout drôle, lui demanda : — Qu'est-ce donc qui vous est arrivé, Marie ? — Il m'est arrivé que je viens de me croiser avec l'enterrement de mon oncle, et qu'on n'a pas daigné me faire part de sa mort. La maîtresse de maison se mit à rire. — Vous avez rêvé, ma fille ; car, certes, vous n'étiez pas bien réveillée, quand vous avez vu ce que vous dites. Si votre oncle était mort, on l'aurait su dans le quartier. — Eh bien, répondit Marie, j'en aurai le cœur net ! Et elle alla, d'une course, jusqu'à la chaumière. Elle y trouva le vieil aveugle, couché, comme à son ordinaire, dans le lit clos, auprès de l'âtre. Seulement il avait la face toute jaune et ne respirait presque plus. Une de ses filles qui était là, avec d’autres parents, invita Marie à se joindre à eux pour la veillée, cette nuit-là, en ajoutant que ce serait sans doute la dernière. Elle ne manqua pas de s'y rendre. Comme elle était un peu fatiguée de sa journée, elle s'assoupit, au bout d'une heure ou deux. Soudain, il lui sembla que quelque chose de lourd venait de heurter contre la porte. Elle se réveilla en sursaut, et s'aperçut que les autres veilleurs, eux aussi, dormaient d'un sommeil profond. La porte cependant s'était ouverte. Marie vit entrer un cercueil qui fut déposé par des mains invisibles sur le banc-tossel. Elle eut grand'peur et se tint bien coi à la place où elle était assise. Elle serra même très fort ses paupières sur ses yeux. Mais, quand elle ne vit plus, elle entendit..., elle entendit les mains mystérieuses fourrager dans le cercueil parmi les rubans de bois ou ripes qu'on étend sous les cadavres et le chanvre peigné qu'on tord en guise d'oreiller sous leur nuque. En ce moment, l'oncle fit un long soupir. A l'aube, on constata qu'il était déjà froid. Marie Creac'hcadic s'en fut à Kervézenn, le cœur chaviré, prier qu'on voulût bien lui permettre d'assister à l'enterrement. Mais la maîtresse de maison lui fit observer que les pratiques de la ville attendaient leur lait, qu'elle n'était d'ailleurs que la parente éloignée du mort et qu'elle s'était suffisamment acquittée envers lui en le veillant toute une nuitée. La pauvre fille dut se résigner. Elle s'attela à la petite voiture et se dirigea vers Quimper. Elle rencontra l'enterrement — le vrai, cette fois — au même tournant du chemin où elle avait déjà croisé l'autre. Craignant qu'on ne lui fît reproche pour n'être pas venue se mêler au cortège, elle se jeta dans un champ dont la barrière était ouverte. Elle attendit là, en regardant à travers les ajoncs du talus, que le convoi se fût éloigné. Elle s'apprêtait à quitter sa cachette, quand elle fut clouée sur place par la stupeur. Voici que, par la route, s'avançait, d'un pas hésitant, un vieux à la figure jaune comme cire, et c'était son oncle, son oncle l'aveugle, qui suivait à distance son propre enterrement. Pour le coup, Marie Creac'hcadic s'évanouit d'épouvante. Des gens qui passaient par le champ la trouvèrent une heure plus tard, qui gisait dans le fossé. Ils la rapportèrent à Kervézenn, à demi-morte. L’intersigne de « l’alliance » Marie Cornic, de Bréhat, avait épousé un capitaine au long cours qu'elle aimait de toute son âme. Malheureusement, par métier, il était obligé de vivre la plupart du temps loin d'elle. Marie Cornic passait ses nuits et ses jours à se repaître du souvenir de l'absent. Dès qu'il était parti, elle s'enfermait dans sa maison, n'acceptant d'autre compagnie que celle de sa mère qui demeurait avec elle et qui la morigénait même quelquefois sur cette affection trop exclusive qu'elle avait pour son mari. Elle lui disait sans cesse : — Il n'est pas bon de trop aimer, Marie. Nos « anciens » du moins le prétendaient. Trop de rien ne vaut rien. A quoi Marie ripostait aussi par un proverbe : N'hen eus mann a vad bars ar bed, Met caroud ha bezan caret. « Il n'est rien de bon dans le monde — que d'aimer et d'être aimée. » La jeune femme ne sortait de chez elle que le matin, et c'était pour se rendre à l'église où elle assistait régulièrement à toutes les messes, priant Dieu, la Vierge et tous les saints de Bretagne de veiller sur son mari et de le ramener à Bréhat, sain et sauf. Le jardin qui entourait sa maison était contigu au cimetière. Elle fit percer une porte dans le mur de séparation, et put désormais aller et venir de chez elle à l’église, de l’église chez elle, sans avoir à traverser le bourg, sous les regards indiscrets des commères. Une nuit, elle se réveilla en sursaut. Il lui sembla qu’elle venait d’entendre sonner une cloche. — Serait-ce déjà la première messe, la messe d’aube ? se demanda-t-elle. Sa chambre était éclairée d’une lumière vague. Comme on était en hiver, elle pensa que c’était le petit jour. La voilà de se lever et de se vêtir en grande hâte, puis de s’en aller d’une course jusqu’à l’église. Elle fut tout étonnée, en entrant, de trouver la nef pleine de monde, plus étonnée encore de voir que c’était un prêtre étranger qui officiait. Elle se pencha à l’oreille d’une de ses voisines : — Pardon, dit-elle, si je vous dérange. Mais que signifie cette solennité ? J’étais à la grand’messe, dimanche dernier, j’ai attentivement écouté le prône, et je ne me souviens pas d’avoir entendu annoncer de fête majeure pour cette semaine… La voisine était si profondément absorbée dans son oraison que Marie Cornic ne put obtenir d’elle aucune réponse. A ce moment, il se fit une espèce de remous dans l’assistance. C’était le chasse-gueux (le suisse) qui s’ouvrait passage à travers les rangs serrés de la foule. D'une main il tenait sa hallebarde, de l'autre un plat de cuivre qu'il promenait sous le nez des gens, en bramant d'une voix lamentable : — Pour l’Anaon, s'il vous plait ! Pour l'Anaon (les âmes du Purgatoire). Les gros sous pleuvaient dans le plat de cuivre. Marie Cornic regardait s'avancer le quêteur. — C'est singulier, pensait-elle. Je ne reconnais personne ici, pas même le chasse-gueux. Je n'ai cependant pas ouï dire qu'on ait donné un successeur à Pipi Laur. Dimanche dernier, c'était encore lui qui portait la hallebarde... En vérité je suis tentée de croire que je rêve. Elle finissait à peine cette réflexion que le chasse-gueux était près d'elle. Vite, elle mit la main à sa poche. Fatalité ! dans son empressement à accourir à la messe, elle avait oublié de prendre son porte-monnaie. L'homme de la quête secouait le plateau désespérément. — Pour l’Anaon ! Pour le pauvre cher Anaon ! clamait-il. — Mon Dieu! balbutia Marie Cornic qui se sentait prête à défaillir de honte, je n'ai pas un sou sur moi. Le chasse-gueux lui dit alors d'un ton dur : — On ne vient pas à cette messe-ci, sans apporter son obole aux âmes défuntes. La malheureuse femme retourna ses poches pour lui faire constater qu'elles étaient vides. — Vous voyez bien que je n'ai pas un rouge liard. — Il faut cependant que vous me donniez quoique chose ! Il le faut ! — Quoi ? que puis-je vous donner ? murmura-t-elle, à bout de forces. — Vous avez votre alliance d'or. Déposez-la dans le plateau. Elle n'osa pas dire non. Elle croyait sentir tous les yeux fixés sur elle. Elle fit glisser sa « bague de noces » hors de son doigt. Mais à peine l'eut-elle déposée dans le plateau, qu'une angoisse étrange lui étreignait le cœur. Elle se prit le front entre les mains et se mit à pleurer en silence. Combien de temps resta-t-elle dans cette attitude ? Elle n'aurait su le dire. ... Six heures cependant venaient de sonner. Le recteur de Bréhat en ouvrant une des portes basses de l'église ne fut pas peu surpris de voir une femme à genoux, au pied de l'un des piliers. Il la reconnut aussitôt, et, allant à elle, il lui toucha l'épaule : — Que faites-vous là, Marie Cornic ? — Mais... Monsieur le recteur j'assiste à la messe !... — La messe!!... Au moins eussiez-vous dû attendre qu'elle fût commencée ! Alors seulement, Marie Cornic songea à regarder autour d'elle. De l'innombrable assistance qui tout à l'heure emplissait l'église, il ne restait plus personne. Elle faillit s'évanouir de stupeur. Mais avec de bonnes paroles le recteur la réconforta. — Marie, lui dit-il, racontez-moi ce qui s'est passé. Elle raconta tout, point par point, sans omettre un détail. Le récit terminé, le recteur prononça tristement : — Venez, Marie. Celui qui vous a dépouillée de votre bague de noces n'a pas du l'emporter bien loin. Ce disant, il franchissait la balustrade du chœur et gravissait les marches de l'autel. Il souleva la nappe. L'alliance était sur la pierre sacrée. — Emportez-la, dit-il, en la rendant à la jeune femme, et rentrez chez vous. Vous avez beaucoup aimé, vous aurez beaucoup à pleurer. Quinze jours après, Marie Cornic apprenait qu'elle était veuve. Le navire que commandait son mari avait sombré, en vue des côtes d'Angleterre, la nuit où elle assistait à la messe étrange, et a l'heure même où le « chasse-gueux des morts » la contraignait à quitter sa bague.
Free reading for new users
Scan code to download app
Facebookexpand_more
  • author-avatar
    Writer
  • chap_listContents
  • likeADD