Chapitre 2-2

2020 Words
— Il ne doit renier aucune de ses obligations… Ellah hésita sur la signification à donner à ses paroles. Au Guerek, toute relation charnelle représentait un engagement entre deux partenaires, cependant, tout aussi valable que celui entre Kerryen et la châtelaine. Lequel de deux apparaissait le plus essentiel à Inou ? Le plus formel probablement… — Je te le promets. Il régnera et épousera Allora. Inou avait opiné, lentement, puis ajouté : — Mais toi ? — Je te l’ai dit, je me débrouillerai… Les deux femmes étaient demeurées un très long moment silencieuses, dans les bras l’une de l’autre. Une fois calmée, Inou avait repris : — Toi et lui… Que vous est-il donc passé par la tête ? Tu devrais mettre fin à votre liaison. Maintenant ! Je suis sûrement vieux jeu, mais, par les vents d’Orkys, je te le répète, il va se marier ! De plus, Allora ne mérite aucunement d’être trompée de façon si odieuse ! — Crois-moi, je regrette sincèrement ce double jeu, mais, je t’en supplie, ne me prive pas de lui pendant les quelques semaines qui nous restent ! — Ainsi, tu l’aimes vraiment… Après une forme de déni ou de scepticisme, Inou prenait enfin conscience du sentiment qui unissait Ellah à son neveu sans, toutefois, parvenir à l’admettre. Et Kerryen tenait-il aussi fort à elle ? Toute cette énergie, si crédible, qu’il avait déployée pour ériger une barrière autour de son cœur pour finir avec celle qu’il haïssait le plus lui paraissait bien trop incompréhensible. L’intégrité d’Inou ne pouvait s’accorder avec le fait de dissimuler leur relation à la première concernée, car elle en souffrirait autant que si elle était directement responsable de ce mensonge. Alors, Ellah avait tenté une approche différente pour la convaincre ou l’apaiser. — Et, si toi, ce soir, tu avais la possibilité de frapper à la porte de quelqu’un, de découvrir l’amour entre ses bras, de passer une nuit contre lui en dépit de toutes les règles du Guerek, hésiterais-tu ? — Jamais je ne me compromettrais ainsi ! De plus, je ne connais personne qui m’accueillerait pour cette raison ! En conclusion, toutes ces belles paroles ne formulent que des suppositions sans fondement ! Tu désires juste m’embrouiller un peu plus ! Devant la virulence de ces dénégations, Ellah avait immédiatement senti qu’elle avait touché une faille dans le cœur de l’ancienne intendante. Elle avait débarqué dans sa vie comme un insaisissable tourbillon, mais réalisait qu’après ces quelques mois près d’elle elle ignorait à peu près tout de son histoire, de la plupart de ses chagrins, des épreuves que cette femme avait traversées. Elle s’était arrêtée à ce qu’Inou avait bien voulu montrer d’elle-même. À sa décharge, la majorité de l’énergie qu’elle avait recouvrée peu à peu avait servi à sa propre reconstruction, mais ses besoins personnels excluaient-ils de s’être plus intéressée à son amie ? — Tu parais bien sûre de toi… Si j’étais toi, cette nuit, j’y songerais à nouveau et je me demanderais ce que transgresser les règles établies pourrait apporter de plus à mon quotidien, des sensations incontrôlables, des émotions inédites, des situations insolites, une voie différente pour poursuivre son existence. N’oublie pas, nous ne disposons que d’une seule chance pour être heureux, même quelques semaines. Si nous ne cueillons pas ce bonheur au moment où il passe devant nous, il s’efface et, souvent, ne revient jamais. Tu ne peux rien modifier d’hier, mais tu peux toujours transformer demain… Soumise à la pression du regard d’Inou, Ellah s’était tue. Tant de sentiments se succédaient dans les prunelles humides de son interlocutrice, l’incertitude, l’envie, la culpabilité, les regrets ou la peur, que la combattante déplorait d’avoir ébranlé une nouvelle fois le monde bien ordonné de la tante de Kerryen. Cette femme avait consacré sa vie à son neveu et à la forteresse, se fermant à ses propres désirs au point de les exclure de sa liste de priorités. Alors, les amener à resurgir s’accompagnait également de toutes les émotions profondes qu’elle avait enfermées avec eux. Ellah se doutait bien que cette vie qu’Inou avait privilégiée s’expliquait par des choix plus intimes, effectués en raison de grandes douleurs ou de petits chagrins, voire d’une incapacité qu’elle n’avait jamais dépassée. Comment devait-elle agir pour son bien-être ? Et puis, en avait-elle le droit ? Elle hésitait, ignorant si la pousser plus loin dans ses retranchements déboucherait sur des conséquences positives ou négatives. De plus, elle lui parlait d’amour, mais quel homme pourrait prétendre en ressentir pour Inou ? En effet, si elle comptait les personnages masculins qui gravitaient autour de l’ancienne intendante, à part Kerryen et Mukin, son plus vieil ami, ils étaient inexistants. Mukin… L’espace d’un moment, avec une violence qui lui avait coupé le souffle, elle avait revécu le partage de leurs pensées, ou, plutôt, tout ce qu’il lui avait offert de lui-même quand elle s’en nourrissait sans rien lui fournir en échange. Elle lui avait sauvé la vie, mais ce fait ne lui avait jamais paru suffisant, elle lui devait plus encore, et, à cet instant, l’occasion lui était donnée de mettre à sa portée un bonheur qu’il n’espérait même plus. Dans un murmure, elle avait repris : — Il t’aime… Le visage d’Inou s’était décomposé et la tante de Kerryen avait secoué la tête avant d’objecter : — Béa… — Elle a toujours été son amie, mais, toi, tu étais son amour. Par pudeur, il a tu ses sentiments, puisque tu n’y répondais pas, mais ils n’ont jamais disparu… Les yeux d’Inou s’étaient remplis de larmes. Les levant vers le plafond, elle avait tenté de contrôler la puissance de son émotion. Percevant son besoin d’être seule, Ellah l’avait embrassée avec douceur, puis s’était dirigée vers la porte. Au moment de sortir, elle s’était retournée. — As-tu conscience qu’une simple décision peut transformer plus d’une existence ? Le battant refermé, éprouvée par le prolongement de sa propre pensée, elle s’était adossée au mur, le cœur étreint. Bouleversée, elle avait dévalé les escaliers vers la cour avant de remonter les marches qui la menaient vers la plus haute tour. Là, haletante, elle s’était assise sur la margelle du guetteur, analysant la situation avec lucidité en dépit de l’angoisse qui menaçait de la tétaniser. Chaque jour un peu plus, elle lisait dans le regard de Kerryen sa peur de la perdre. Envisager un avenir commun avait été totalement prohibé de leurs discussions, d’autant plus que les heures passées ensemble répondaient davantage à la satisfaction d’un plaisir charnel ; celui-ci leur donnait l’impression de les unir plus que les mots y seraient parvenus. Mais ce silence qu’ils s’étaient imposé s’avérait insoutenable pour le roi. Plusieurs fois déjà elle l’avait senti sur le point de le rompre et de prononcer des paroles qu’elle ne voulait pas entendre. Elle se l’était promis, leur histoire ne serait que temporaire, jusqu’à son mariage précisément et, ensuite, elle n’avait pas changé d’avis, elle disparaîtrait de sa vie, sans retour possible… Pourtant, à l’instant même, elle réalisait qu’une simple entorse à son intention initiale amènerait son destin à basculer définitivement. Elle n’avait prévu qu’une seule fin pour elle, la mort, car jamais elle n’admettrait de vivre avec les horreurs que portait son âme sans lui pour la protéger de ses propres démons. Son esprit déclinant toutes les perspectives, elle resta un long moment immobile, cherchant, comme elle venait de le proposer à Inou, quelles règles elle deviendrait capable d’enfreindre pour préserver son bonheur… Accepterait-elle de vivre avec la culpabilité supplémentaire d’avoir obligé Kerryen à rompre ses engagements, de construire son existence sur les ruines de ceux-ci ou d’être une obscure maîtresse, la doublure d’une femme légitime ? Leur relation résisterait-elle à tant d’ombres ? Et Allora ? Avait-elle le droit de ravir l’homme que cette femme souhaitait épouser, même si celui-ci, de toute évidence, ne l’aimait pas ? Une dernière question la préoccupait. Elle avait beau la chasser de toute son âme, celui-ci revenait la blesser, car elle en connaissait la réponse tout en préférant se voiler la face. Comment Kerryen vivrait-il sa disparition brutale ? La châtelaine dont elle percevait le dévouement et la sincérité pourrait probablement l’aider à surmonter cette épreuve et, finalement, réveiller des sentiments chez lui. Se consoler avec elle pour l’oublier… Tournant et retournant les différentes voies possibles, elle en arrivait à une conclusion identique. Si elle choisissait de rester avec le roi, une nouvelle fois, sa présence provoquerait plus de malheurs que de bonheurs. Elle ne pouvait se résoudre à cette éventualité et détruire davantage la sérénité de ceux qui l’entouraient. Elle avait déjà suffisamment perturbé leur vie. À présent, elle se sentait sûre d’elle. Comme elle l’avait prévu, elle quitterait Orkys la veille du mariage, marcherait toute la nuit pour remonter vers la maison de Mukin et, au moment où elle rejoindrait la falaise qui surplombait la mer Eimée, découvrirait ce qu’elle avait manqué à son premier rendez-vous, ce qu’elle ressentirait en plongeant dans le vide : la peur, l’envie de renoncer ou, enfin, la réponse à ses tourments dans cette mort inéluctable. Désirait-elle vraiment se tuer ? L’incertitude l’envahit un instant… Pourquoi une personne choisissait-elle de finir ses jours ? Parce que la vie devenait insupportable tout autant que le regard sur elle-même… Et puis, comme elle aurait déjà tout perdu, le peu de présent reconstruit, ses amis et Kerryen, que pouvait bien représenter le dernier pan de son existence qui ne rimait plus à rien ? À rien… Tout s’exprimait dans ces deux mots. Elle s’était redressée, puis ses yeux avaient balayé la cour et la volonté de partir de cet endroit tout de suite s’était emparée d’elle. Fuir ! Se fuir ! Le fuir ! Mais, autour d’elle, en dépit de son absence, elle avait senti les bras de Kerryen se refermer sur son corps et son désir de le retrouver avait explosé. Mais elle y avait résisté. Elle devenait si dépendante de lui qu’elle s’en effrayait. Pouvait-elle en être réduite au point de ne devoir son envie de continuer qu’à cet homme ? Oui, et même plus encore… Jamais elle n’aurait pensé vivre une relation aussi fusionnelle, comme si, sans lui, elle cessait d’exister comme une personne à part entière… Elle ne savait pas qui elle était avant, mais une partie d’elle lui soufflait qu’elle n’aurait jamais toléré une telle addiction. Enfin, elle l’imaginait, car, en ce qui concernait sa vie précédente, elle ne la connaîtrait jamais. Elle avait fini par se ressaisir, tandis que, sur la forteresse, la nuit tombait en douceur. Bientôt, elle le retrouverait, le temps de dîner avec Amaury, de subir son regard tout à la fois inquiet et inquisiteur, puis de s’éclipser pour rejoindre son amant. Ellah s’était dirigée vers la chambre de Kerryen. Là, elle avait attendu, ses yeux balayant le lieu avec attention. Ici, l’atmosphère demeurait immuable, un univers sobre, presque dépouillé, un feu brûlant dans la cheminée et le fameux paravent dont elle n’avait découvert la subtile transparence qu’un peu plus tard. Que serait-il arrivé ce soir-là si, au lieu de laisser apparaître sa silhouette dénudée, celui-ci l’avait sagement dissimulée ? Plus elle avançait dans sa réflexion, plus elle s’apercevait des conséquences des petits événements de la vie, qui, isolés, semblaient dénués de toute importance, mais, éléments d’une chaîne, devenaient primordiaux. Pressentant l’arrivée du roi, elle s’était tournée vers la porte avant même son ouverture. Dès son entrée dans la pièce, le visage de Kerryen empreint de gravité lui avait indiqué que la discussion qu’elle redoutait tant s’annonçait. Il sentait aussi peser sur ses épaules les échéances, celle de son mariage comme celle de la fin de sa relation avec Ellah, car celle-ci le lui avait affirmé sans détour, elle ne le rendrait pas infidèle. Par les vents d’Orkys, il l’était déjà ! En pensées et en actes ! Il était sur le point de s’unir à une femme dont il reconnaissait les indéniables qualités, mais pour laquelle il n’éprouvait aucun sentiment. Cette fois, au lieu de s’avancer vers elle, il avait préféré s’attarder devant le feu. — Je vais abdiquer… Le cœur d’Ellah s’était accéléré. — Tu n’en as pas le droit ! Ce pays est le tien et tu lui es attaché plus qu’à tout ! Kerryen s’était retourné. — Pas plus qu’à toi ! De toute façon, ma décision est prise, inutile d’en discuter. — Alors je m’en vais ! Aussitôt, elle s’était dirigée vers la porte et il avait couru quelques pas pour la retenir fermement par le bras. — Pour une fois, tu ne peux pas te plier à ma volonté ! — Jamais ! Surtout quand tu commets la plus grande erreur de ta vie. — Laquelle ? Celle d’épouser une femme qui n’est rien pour moi ou de laisser celle que j’aime m’échapper ? — Celle de renoncer à être roi… — Comme je n’ai jamais désiré l’être, recommencer à zéro avec toi, loin de mes responsabilités, je m’en sens capable. Si je dois devenir paysan dans une contrée à mille lieues d’ici, cultiver la terre, compter le moindre sou pour pouvoir survivre, si c’est avec toi, je pars tout de suite ! Je suis prêt à tout quitter pour que nous restions ensemble… — Sauf que tu dois comprendre que je ne viendrai pas avec toi. — Pourquoi ? — Inou sait pour nous… Kerryen s’était décomposé. — Comment ? — Elle nous a surpris dans la bibliothèque… Il avait rougi légèrement sans répondre. Elle devinait facilement l’ennui qu’il ressentait à l’idée de sa tante l’apercevant en train d’aimer sans retenue une femme qui n’était pas la sienne, dans un endroit pour le moins peu conventionnel, alors qu’il était engagé auprès d’une autre. Il s’en doutait, cette découverte avait dû profondément bouleverser Inou. À présent, celle-ci devait se désespérer de le voir mépriser toutes les convictions sur le sens masculin de l’honneur qu’elle lui enseignait depuis l’enfance. Ellah l’avait rassuré.
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