II

1145 Words
IIDans le courant du XVIIe siècle, le prince Léopold de Brüsfeld, fils cadet d’un petit souverain allemand, avait quitté son pays à la suite d’un grave dissentiment avec son frère aîné. Il s’installa en France, où sa femme, une Montmorency, possédait de grands biens. L’un de ses fils cadets, qui portait le titre de comte de Somers, épousa l’unique héritière d’une vieille famille de Franche-Comté. C’était à l’un de ses descendants que Carloman de Brüsfeld destinait sa fille, n’ayant pas d’héritier mâle pour perpétuer son nom. Le domaine de Montaubert, résidence des Somers, se trouvait dans le Jura à la frontière suisse. La partie principale du château datait du XVe siècle, mais des dépendances y avaient été ajoutées plus tard. Il existait en outre dans le parc des vestiges de constructions beaucoup plus anciennes. Autour, s’étendaient de grands bois de sapins et de mélèzes qui formaient la sombre parure de ce plateau montagneux. À peu près vers le moment où M. de Brüsfeld écrivait à sa belle-sœur, M. de Somers, un matin, fit appeler son fils aîné. Il se tenait dans la grande pièce qu’on appelait le parloir, et que chauffait un énorme poêle toujours ronflant. Car Gérald de Somers était devenu frileux depuis qu’un accident, dix ans auparavant, l’avait rendu infirme. Cette salle, au plafond en caissons peints d’armoiries et de devises, aux murs tendus d’anciennes tapisseries, ouvrait par trois portes vitrées sur le jardin en ce moment couvert de neige. Le comte, qui était un érudit, avait là sa bibliothèque. C’était aussi le lieu de réunion de la famille, principalement après le repas du soir. M. de Somers, enveloppé dans une chaude robe de chambre, était assis dans son grand fauteuil à haut dossier, devant une table massive qui lui servait de bureau. Il avait dépassé la cinquantaine et paraissait de quelques années plus âgé, avec son front dégarni, son visage aux traits fins et ridés, la longue moustache presque blanche encadrant une bouche volontaire. Quand une porte s’ouvrit, il releva sa tête penchée pour regarder le jeune homme qui entrait. Un grand et mince jeune homme, trop grand et trop mince. Un profil d’oiseau, des yeux noirs assez beaux mais au regard un peu fuyant, une bouche molle sous la moustache brune. – Vous désirez me parler, mon père ? – Oui. Deux mots seulement. J’ai correspondu ces derniers temps avec le prince de Brüsfeld, et nous avons décidé que ton mariage avec sa fille aurait lieu vers la mi-avril. Carloman eut une rapide contraction des lèvres. La nouvelle ne semblait pas le réjouir. – Déjà ? dit-il. – Comment, déjà ? Tu as vingt-sept ans. Carl, et Aurore en a dix-huit. – Oui... Je pensais que... J’aurais voulu conserver encore ma liberté... – Il est bien temps au contraire de te ranger. Tu auras une situation magnifique, une femme charmante... Carloman eut un petit rire sarcastique. – Une femme charmante ? Vous le supposez, du moins, mon père, puisque vous ne la connaissez pas. – Si elle ressemble à sa mère, elle doit être une véritable beauté. En tout cas, elle a été parfaitement élevée par les soins de Mme de Thury. – Pourvu qu’elle ne soit pas une pimbêche ! dit Carloman avec un soupir. Et si elle est habituée à une vie mondaine, que fera-t-elle ici ? – Tu l’emmèneras voyager. – Ah ! non, par exemple ! Quitter mes habitudes, voir des villes, des paysages dont je me soucie peu ? Non, mon père ! Cette précieuse Aurore vivra ici comme elle pourra, mais moi je ne changerai rien pour elle. Le comte eut un geste d’impatience, en frappant la table de ses doigts secs. – Tu parles comme un enfant. Le mariage te changera, je l’espère. Je ferai préparer l’appartement de ta mère. Elle le modifiera ensuite à son gré. Pour les cadeaux, la corbeille, nous avons décidé, Brüsfeld et moi, de ne pas nous en embarrasser. Aurore achètera elle-même plus tard ce qu’elle désirera. – Qu’en ferait-elle ici ? À moins qu’elle veuille rivaliser d’élégance avec Flavie ou avec la belle Sigrid. Si cela lui fait plaisir, je n’y trouverai rien à redire, pourvu qu’elle ne cherche pas à contrecarrer mes goûts. – Bien. Il est donc entendu que vous vous rencontrerez à Ambleuse où Aurore et Mme de Thury, sa tante, arriveront deux jours avant la cérémonie. Celle-ci aura lieu dans la plus complète intimité, et, ajouta le prince, ce sera déjà ainsi pour moi de durs moments à passer. Mais j’ai reconnu ne pouvoir cependant éviter que, ce jour-là. Aurore ait son père près d’elle. Carloman eut un hochement de tête approbateur. – Cette manière d’agir simplifie beaucoup les choses. Au moins, je n’aurai pas de cour à faire ! – Wilfrid t’accompagnera et sera ton témoin. J’avais d’abord pensé à Melchior mais on ne sait jamais quelles occupations lui tombent sur la tête. – Oh ! Wilfrid fera très bien l’affaire. S’il pouvait se marier à ma place, ce serait encore mieux. M. de Somers eut un haussement d’épaules qui témoignait de son impatience. Tandis que son fils, congédié par lui, sortait de la salle, il le suivit des yeux et murmura : « Oui, Wilfrid à sa place... C’est dommage ! » Carloman, traversant le grand vestibule voûté, monta l’escalier de pierre sans tapis, longea un couloir aux recoins ténébreux et ouvrit une porte donnant dans une vaste chambre bien éclairée par un pâle soleil d’hiver. – Eh bien, Wilfrid, nous allons être bientôt de corvée, mon ami ! Devant une fenêtre ouverte par laquelle entrait l’air pur et glacé de la montagne, se tenait un jeune homme qui se détourna vivement. – À quel propos ? Il était un peu moins grand que Carloman, très svelte, de proportions à la fois élégantes et vigoureuses. Dans le visage aux traits fermes et nets, les yeux bruns avaient un regard direct, un peu impérieux. – Pour mon mariage ! Dans trois mois, Wilfrid ! Et c’est toi qui m’accompagneras pour le sacrifice. Un froncement de sourcils témoigna que Wilfrid n’appréciait pas beaucoup cet honneur. – Mais nous arriverons juste pour la cérémonie, continuait Carloman. Mon futur beau-père a eu cette bonne idée-là. Au fond, il est passablement timbré, ce prince de Brüsfeld. C’est une singulière façon de marier sa fille unique ! – Oui, pauvre enfant ! La voix un peu brève de Wilfrid avait une intonation de pitié. – La mort de sa femme l’a rendu complètement misanthrope, paraît-il. Je ne pense pas que pareil malheur m’arrive ! Carloman riait en prononçant ces mots. Son frère le regarda avec une désapprobation où se mêlait un peu de mépris. – Non, tu es trop égoïste pour cela... Et Estelle ? Carloman parut embarrassé. – Eh bien, Estelle... J’espère qu’elle sera raisonnable, je lui ferai comprendre... – Tu l’as trompée, d’abord en ne lui parlant pas de l’engagement pris pour toi par notre père, ensuite en lui faisant croire que votre union était valable. Que va-t-elle dire quand tu lui apprendras ton mariage ? – Eh ! il faudra bien qu’elle s’en arrange, dit Carloman avec désinvolture. Je me retrancherai derrière la volonté de mon père. Il était vraiment un peu sot de sa part de penser que le comte de Somers accepterait jamais la fille d’un brigadier de douanes pour belle-fille ! Un éclair d’indignation passa dans le regard de Wilfrid. – Alors, pourquoi le lui as-tu fait croire ? C’est odieux. Carl ! – C’est ennuyeux surtout, dit l’autre sans s’émouvoir. Je vais avoir de la peine à lui faire accepter cela. Mais il faudra que j’y arrive. Enfin, cela me promet bien des ennuis ! « Quel inconscient ! » songeait Wilfrid tandis que son frère s’éloignait.
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