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Gants de dentelle blanche
Ombre verte du vieux cèdre
Rire du papillon
La pleine lune d’automne avait poussé Yukio à la mélancolie. Face à la grande pagode du temple à cinq étages, au son de l’horloge du bureau de Kyōto, tant de fois il avait songé à ce voyage vers la grande île au-delà des mers de glace ! Mains gantées de dentelle blanche, la petite fille du Mont-Lune apparaîtrait, comme ce jour de mai, sous le vieux cèdre de Yakushima, quand le battement d’ailes du papillon avait illuminé le silence et que le regard de ce visage virginal s’était attaché à lui pour faire partie de ses propres yeux...
Les photographies en noir et blanc le regardent. Blouson de cuir et lunettes d’aviateur, l’aspirant-pilote Obayashi semble éternellement lié à ses frères d’armes. Avant de quitter sa famille, le soldat s’était coupé une mèche de cheveux, avait ceint le foulard blanc des samouraïs. La grand-mère avait préparé la ceinture aux mille points pour le protéger au combat. Grave et silencieux, il était parti affronter le Dragon volant, le monstre d’acier B-29, dernier né des bombardiers américains.
Pour l’heure, après les obligations rituelles, Yukio songe à la Voie Lactée où vivent les dieux plus puissants que les hommes et plus légers que les oiseaux. Quand l’émeraude jaillit de l’arc-en-ciel du crépuscule, la cloche se met à sonner au monastère, lui rappelant la prophétie de sa famille.
Dans le mythe de la Création, Izanami, « celle qui invite », est la sœur et la première femme du dieu Izanagi. Elle s’élança sur le Pont flottant du ciel pour s’unir à son frère. Pour ce rituel nuptial, le dieu devait tourner à gauche du pilier du palais, sa sœur à droite. Or, la déesse parla la première, et de leur union naquit le Monstre-Sangsue qu’ils abandonnèrent aux flots dans une barque de joncs. Que « l’île d’écume », leur deuxième enfant, fût également difforme, les stupéfia, et les dieux interrogés répondirent que seul l’homme doit initier la demande en mariage. Alors, de leur nouvelle union naquirent les Ohoyashima, les huit grandes îles de l’archipel. Mais la légende familiale affirme que le Monstre a engendré la pire humanité de pilleurs du monde. Depuis les temps immémoriaux, la Société Internationale du Pan d’Or tourmente le globe. Yukio est l’enfant de la prophétie. Maîtriser le Monstre et conquérir la dame du Mont-Lune, tel est son destin.
Yukio connaît la Bête. Il a croisé le maître de la SIPO et ses somptueuses égéries. Aussi, chaque fois qu’il quitte Kyōto, allume-t-il la baguette d’encens que faisait brûler sa grand-mère avant de conter les rites shintos…
Mais ce soir, voici que dans un son de perles, la porte s’entrouvre sur la secrétaire Sachiko qui dépose une grande enveloppe et repart en silence. Yukio ouvre le pli : la chambre est réservée à l’hôtel de Santiago du Chili. L’antiquaire sera au rendez-vous. Avions, trains, taxis, hélicoptères, tout est prêt. Embarquement à Rio de Janeiro sur Le Fugitif, dans une suite du neuvième étage, mitoyenne à celle de ses grands-parents et des délégations de la SIPO. Sa sœur aînée l’attend à Rio. Le rendez-vous avec « l’étoile russe » est fixé à midi à Copacabana, près de la plage en demi-lune. L’Irlandaise et la Galloise négocieront films et documents.
Quand Yukio feuillete le dossier, sa mémoire l’emmène vers le jizō de pierre, et un souvenir le submerge, qui remonte d’avant le temps d’avant : deux garçons jouent de l’épée sur un rocher. Ce souvenir est en même temps le sien et celui d’un autre, et se confond avec l’herbier du coffret de santal. Car le grand-père possède l’Herbier de féérie. Des jours durant, avec l’oncle Komatzu et Maître Shibata, le seigneur Matsuda avait arpenté les chemins de montagne pour trouver la fleur aux quatre pétales. Ils étaient allés dans le soleil et le brouillard vers les hauts plateaux pour quérir le Pavot bleu de l’Himalaya. Ils avaient frôlé les précipices, affronté le gel et le vent glacé à des milliers de mètres d’altitude. Et quand le végétal avait disparu pour laisser place à l’herbe pâle, la fleur de satin avait surgi, un Coquelicot d’un bleu insoutenable, qui donnait l’extase. Mais celui que Yukio devra ramener d’au-delà les mers d’Amérique, la légende du Mont-Lune le nomme Fleur du zénith.
Il glisse les papiers dans sa sacoche, referme le cadenas, enfile son manteau noir, prend la mallette et ouvre le portillon du jardin qui garde la rémanence du papillon veiné d’opalescences. La petite fille qui s’apprête à partir pour Ushuaia y a laissé sa fulgurante clarté, au point que dans la cour de l’école, un matin, les garçons jouaient à cache-cache en criant maadakai, « es-tu prêt ? », et les autres répondaient madadayo, « pas encore ». En ce temps-là, garçons et filles étaient séparés. Pourtant, elle était apparue dans la rumeur du saule au souffle du printemps, chuchotant « Ukiyo » au papillon venu se poser sur sa main. Yukio gardait le goût du parfum sur ses lèvres et le souvenir du battement d’ailes dans la luminosité.
La vision hantait ses nuits : il devenait le papillon de l’enfant au regard bleu. Dans la demeure de sa grand-mère, près des cloisons de papier opaque, il s’agenouillait sur la natte, devant la fenêtre. Le rêve surgissait dans le bruissement de soie de sa mère, la rumeur de la rivière, le jeu fantasque des nuages. Ces cascades d’émotions le laissaient songeur. L’enfant était une partie de sa conscience, elle grandissait doucement au fil du temps qui passe, fluide et transparente, telle l’estampe née d’un coup de plume. Ce n’était pas une amie imaginaire, l’oiseau l’avertissait de sa venue, la lune, le murmure aussi. Quelquefois il la voyait sortir de la page d’un livre, du coquelicot peint sur le paravent, il vivait dans la douceur de la chevelure si longue et si soyeuse de ce fantôme souriant. L’idée de ne jamais la revoir l’effleurait parfois, mais la demoiselle aux yeux bleus revenait émerveiller ses occupations quotidiennes pour susurrer qu’elle l’aimait éternellement. C’était à l’heure poétique, quand il n’y avait pas de bruit, à la vue d’un paysage que le vent caressait de mélancolie, sous une lune voilée par la brume de la rivière, quand tombaient les flocons de neige, qu’il jouait avec ses frères, au son de la cloche du monastère, sous un ciel d’hiver pluvieux.
Enfin, arrive ce voyage ! Il se réjouit de retrouver sa sœur aînée. Leur dernière rencontre remonte aux funérailles de l’oncle Komatzu. Masami ne cesse ses prières pour ses sœurs et frères, Tanaka l’aîné neurochirurgien, Oshima pilote de ligne, Futoshi avocat. Yukio, le benjamin, surveille la puissante SIPO, la Société dont la trilogie Les Cérébrantes a révélé l’existence lors de l’attentat contre la Tour du Pan d’Or dans les années 1980. Avec ses cousins Hotaka, Shintarō et Yasunari, Yukio reste fidèle à la tradition enseignée par son grand-père le seigneur Matsuda, l’oncle Komatzu, et Maître Shibata dont le fils, officier de l’amiral de la flotte aéronavale, avait préparé la tactique des missions-suicide pendant la Seconde Guerre mondiale.
C’est pourquoi, après avoir fréquenté les écoles de jiujitsu, Yukio maîtrise l’art de projection et d’immobilisation. La voie du guerrier est la voie royale de la bravoure, l’art de la paix par la maîtrise de soi. Grâce au karaté, il est passé maître dans l’art du ninjutsu, ou de l’espionnage. Il a obtenu la ceinture noire de judo, atteint le 9e dan, chiffre céleste. Il maîtrise le karaté et l’aïkido. Le kyūdō n’a aucun secret pour lui : dans l’art du tir à l’arc, le moi s’abandonne pour faire un avec la flèche et la cible, dans une réalisation mystique. Yukio est un expert en réanimation d’urgence. Sans aller jusqu’à dire qu’il connaît le rituel sophistiqué pour se faire seppuku, il peut expliquer à l’ennemi comment se percer l’abdomen à l’aide d’un sabre court. C’est un grand sabreur, son épée est rapide et précise. Le devoir le pousse, et dans les trains, les bateaux et les avions qui sont ses lieux de vie, il poursuit ses filatures en blouson noir ou costume cravaté, mais c’est d’abord un poète qui se meut dans les rêves, pratique les danses religieuses et l’art du bonsaï.
Avec le Maître des mirages, son grand-père et son oncle lui ont confié les secrets du rituel inscrit dans les chroniques des Navigateurs perdus. Il possède le talisman qui chante, dont l’élue des Écrits d’Hier est l’héritière. Lui seul lui rendra l’émeraude et lui passera la robe de soie comme neige brodée de lotus d’or... Il faut dire que sa famille remonte aux samouraïs des temps héroïques. Ils ont respecté le code d’honneur, transformant le bushidō en budō. Bu, arrêter la lance pour faire cesser l’action des armes, ainsi que l’enseigne le Bouddha. Tous ceux de son clan ont l’esprit de sacrifice, ils ont fait partie du Corps spécial du Vent providentiel et possèdent les qualités de maîtrise de soi, de sang-froid, de discipline et de dévouement à l’empereur. Encore élève au Lycée supérieur de Shizuoka, au pied du Mont Fuji, le fils aîné de Maître Shibata s’est engagé en 1943 dans la Marine impériale. Il a donné sa vie.
Pour sa mission, cette année 2000, Yukio s’est donc livré à un entraînement intensif. Sa mémoire remonte bien au-delà des duels du Moyen Âge, car il doit triompher du Monstre-Sangsue. Quand son grand-père évoquait le maître de la SIPO, il imaginait un gigantesque serpent aux yeux ardents, griffes de lion et ailes de chauve-souris, crachant le feu, mais il sait maintenant reconnaître les descendants de la Bête. Il s’était senti frère de Siegfried quand son grand-père lui avait conté comment, baigné dans le sang du dragon, le héros nordique avait soudain compris la langue des oiseaux, qui est celle du Ciel.
Avant de quitter l’archipel, il a profité d’une mission à Nagoya pour revoir les armures du musée. Tout cela, y compris le bandeau de résolution du k******e, reste associé à l’enfant aux gants de dentelle blanche, ouvrant le Cahier au clair de lune. Chaque soir, il contemple les calligraphies des nuages, et dès que le vent se lève, il replonge dans le Rêve. S’il veut honorer les dragons, il doit rassembler le noir, le blanc, le jaune et le rouge désireux d’être remerciés pour les fleurs et les saisons. Le long de ce périple, le seigneur Matsuda et dame Nakashima, seront assistés par Mika la chouette, aidés du chat roux aux longues moustaches et de l’Envoûteur. Si Dios quiere ! Dès son plus jeune âge, Yukio a conçu ce dessein : entrer dans la légende du Mont-Lune. La pleine lune va briller sur la mer, et à l’autre bout du monde l’Enfant des Écrits d’Hier s’apprête à quitter son île du Pacifique.