Chapitre 1

2328 Words
1 LAUREL Je n'avais jamais eu aussi froid de ma vie. Mes doigts glacés étaient douloureux et engourdis. Je me réchauffais les jambes en les serrant contre les flancs du cheval. J'avais finalement dû serrer mon écharpe autour de ma tête, en la nouant sous mon menton, mais elle ne me protégeait pas contre la neige. Au moment de quitter l'écurie, il avait à peine plu, mais les flocons s'étaient désormais épaissis et je ne voyais plus rien devant moi. Le vent s'était levé et rabattait la neige par bourrasques – le froid semblait s'infiltrer jusque dans mes os. J'étais perdue. Complètement et absolument perdue, ce qui voulait sans doute dire que j'allais mourir. J'avais simplement voulu rejoindre Virginia City, à deux heures à cheval de chez moi, mais je chevauchais depuis longtemps et il n'y avait toujours aucune ville à l'horizon. À vrai dire, il n'y avait rien du tout à l'horizon. Mes cils étaient couverts de neige et j'avais de plus en plus de mal à rester éveillée. Je rêvais de m'endormir, de me blottir sous un amoncellements de couvertures chaudes et épaisses, près d'un feu en serrant entre mes mains une tasse de thé chaud. Mais ces rêves ne m'avançaient à rien. J'étais sur le point de mourir. Bêtement. Mais qu'aurais-je bien pu faire d'autre ? Rester à la maison et laisser mon père me troquer dans une de ses affaires douteuses ? M. Palmer lui avait fait miroiter des terres et du bétail, des milliers de bêtes, lui avait promis de tout lui céder pour une somme modique, s'il lui accordait ma main. Oui, j'étais le prix à payer. L'homme lui avait tout d’abord proposé un montant et Père n'avait su résister – il avait mordu à l'hameçon. Et puis, une fois l'appétit de Père attisé, il lui avait révélé le vrai prix. Sa fille. Je vivais dans une école à Denver depuis l'âge de sept ans, oubliée depuis quatorze ans. Soudain, une lettre m'ordonnait de rentrer. Je m'imaginais qu'après tout ce temps, mon père voulait me voir et je m'étais bêtement accrochée à cet espoir. Toutes ces illusions s'étaient très vite brisées – M. Palmer était venu à ma rencontre et les deux hommes m'avaient présenté leur plan. J'avais alors compris ce que je représentais aux yeux de mon père. Je n'étais pas sa fille, mais une jument prisée qu'il vendrait au plus offrant. Il voulait signer son contrat, satisfaire M. Palmer. Il m'échangeait contre une parcelle, un peu de bétail et d'eau. Je n'avais jamais rien représenté à ses yeux, car j'étais pour lui celle qui avait tué sa femme. Elle était morte en me mettant au monde, donc tout était ma faute. Les mariages de convenance n'étaient pas rares dans le Montana. Une femme ne peut y survivre seule sans un homme ; c'est évident. Mais je n'avais encore rien vu de Simms et encore moins du reste du Montana. J'étais pensionnaire d'une école dans le Colorado. Je n'étais pas maître de mon destin ; je ne serais pourtant pas un pion dans les négociations de mon père. Surtout pas lorsque le prix à payer, du moins pour moi, était si élevé. Mon futur époux devait au moins avoir cinquante ans. Il avait déjà trois enfants adultes, dont deux étaient mariés et vivaient à Simms, le troisième s'était installé à Seattle. Être plus jeune que les enfants de mon mari me dérangeait peu, mais cet homme était également plus petit que moi, bedonnant comme un fût de whisky et plus poilu dans le dos que sur la tête. Pire encore, il lui manquait des dents et celles qui restaient étaient jaunes à cause du tabac à chiquer. Et il puait. Ce type était repoussant. S'il avait été grand, beau et viril, s'il avait fait battre mon cœur et rosir mes joues, les choses auraient été bien différentes. Père m'avait signifié que le marché était d'ores et déjà conclu et le contrat signé. Ne restait plus qu'à acquérir une licence de mariage. Le lendemain, un dimanche, le problème aurait été résolu. Mais au lieu d'épouser M. Palmer, j'allais mourir. Moi, Laurel Turner, j'avais préféré mourir de froid plutôt que d'épouser un vieillard décati, ridé et obèse. La colère que j'éprouvais envers cet homme et le manque de considération que mon père me témoignait m'avaient poussée à ne pas ménager ma monture. Peut-être apercevrais-je une lueur, une maison, un bâtiment, n'importe quoi dans cette bourrasque glacée où je pourrais trouver refuge. Incrédule, je me frottai les paupières. Vraiment, de la lumière ? Une lueur jaune, faible et douce, était apparu brièvement à travers les flocons avant de disparaître. Un sentiment d'espoir me traversa et je guidai le cheval dans cette direction. MASON « Je vais aller chercher du bois pour demain matin, » dis-je à Brody, qui travaillait à son bureau. Nous étions dans le salon, le feu dans le foyer chauffait la pièce et le reste de la maison contre le nuit glaciale. Le vent et la neige faisaient trembler les fenêtres. Je m'approchai pour tirer l'épais rideau. Je ne pouvais voir que mon propre reflet et d'épais flocons balayés par le vent. « La pile de bois sera recouverte de neige avant l'aube. » Brody leva les yeux de sa paperasse. « La caisse dans la cuisine est pleine ? — Je vais vérifier et allumer le poêle avant de me coucher. » Il acquiesça avant de reprendre son travail. Il n'y avait pas grand-chose à faire en plein hiver, à part s'assurer que les vaches ne tombaient pas raides mortes par ce temps et s'occuper un peu des chevaux. Le soleil se couchait tôt, les nuits étaient longues. Seuls les hommes les plus robustes survivaient dans le Montana et pourtant tout notre régiment, à Brody et à moi, avait choisi d'y fonder un foyer. Kane et Ian avaient leur femme, Emma, ​​pour les aider à passer le temps, et vu le ventre arrondi de la jeune femme, ils n'avaient pas chômé. Andrew et Robert avaient Ann et un fils en bas âge, Christopher, pour les divertir. Les longues nuits d'hiver étaient plus difficiles à supporter pour les célibataires de Bridgewater. Je soupirai en me demandant si Brody et moi allions un jour trouver une femme à notre goût. Trouver une femme et la convaincre d'épouser deux hommes n’était pas une tâche facile, mais c'était notre vœu le plus cher : une femme pour deux. Tous les hommes de Bridgewater suivaient cette coutume : trouver une femme, la faire nôtre, la chérir, la protéger et la posséder pour le reste de nos vies. Je haussai les épaules en passant un manteau en peau de mouton. J'en relevai le col et enfilai des gants de cuir. Aucune femme ne se matérialiserait ce soir et mes rêveries n'y changeraient pas grand-chose. Alors que j'ouvrais la porte arrière, un souffle glacial me frappa de plein fouet, invitant un tourbillon de neige dans la cuisine. Je sortis rapidement, en fermant la porte derrière moi de manière à garder la chaleur à l'intérieur. Par temps plus clément, j'apercevais les lumières des autres maisons au loin. Ce soir, cependant, tout n'était que noir et blanc. Sous les corniches de la maison, se trouvait un tas de bois assez gros pour nous faire l'hiver. Je saisis quelques bûches, les rapportai à l'intérieur, dans le salon et les disposai devant le foyer. « Besoin d'un coup de main ? » demanda Brody, toujours devant son bureau. Je lui fis non de la tête. « Encore quelques bûches ici, quelques autres dans la cuisine, et j'irai me coucher. — Bonne nuit, » répondit distraitement Brody, concentré sur son travail. Une fois de plus, à l'extérieur, je me mis à ramasser le bois. En attrapant la dernière bûche, j'entendis un cheval hennir. Je marquai une pause. Tous les chevaux se trouvaient dans l'écurie et devaient y rester pendant toute la durée de la tempête. Ils n'auraient pas survécu dehors par une nuit comme celle-ci. Nul doute que nous retrouverions une vache ou deux mortes au matin. Le vent s'était levé et la neige se glissait dans mon cou. Je relevai les épaules et grimaçai en sentant le froid contre ma peau. J'entendis à nouveau un bruit. Là. Encore un autre. C'était un cheval. Le hennissement ressemblait presque à un cri cette fois. J'avais déjà entendu ce cri avant – un cheval qui souffrait. Blessé. Je scrutai l'obscurité, mais je ne voyais rien. Aucun animal, rien, juste de la neige. J'en avais jusqu'aux chevilles ; le tapis neigeux allait sans doute épaissir toute la nuit. Il m'arriverait sans doute à la taille dès demain matin, si le vent continuait à souffler ainsi. Un des autres hommes avait-il perdu un cheval? Traînait-il seul par ce temps ? Je reposai la pile de bois et appelai Brody qui ne tarda pas à me rejoindre. « J'ai entendu un cheval. Je vais le chercher. » Brody était surpris. « Étrange. C'était peut-être seulement le vent. — Peut-être, répondis-je. Je dois tout de même vérifier. Je ne veux pas perdre un animal de cette manière. » Il m'arrêta d'un geste de la main. « Tu vas avoir besoin d'une lanterne et d'un fusil. » Il s'approcha du porte-fusils où six fusils étaient alignés verticalement contre le mur, prêts à tout type d'urgence. À Bridgewater, le danger était toujours une possibilité. Brody en choisit un et vérifia qu'il était chargé avant de me le remettre. Il en prit un autre pour lui-même. « Tu attends cinq minutes et tu tires, » lui dis-je, de manière à ce qu'il me serve de point de repère. « Je n'irai pas loin. — Surtout ne te perds pas, je ne veux pas avoir à sortir par ce temps de chien. » Il sourit. Je ne pouvais pas lui en vouloir. Je ne voulais pas sortir par ce temps non plus. Mais j'avais entendu un cheval. Je n'aurais pas pu m'endormir sans aller vérifier de quoi il s’agissait. Fusil à l'épaule, je resserrai mon col autour de mon cou et me frayai un chemin à travers la neige. Après environ dix pas, je m'arrêtai, à l'affût. Du vent, rien que du vent. Ah non. Par là. Je me tournai en direction du bruit, marchai de ce côté. Une minute, puis deux. Ensuite un autre son. J'avançai lentement contre le vent et les bourrasques. Finalement, je le vis. L'animal n'était qu'à quelques mètres de moi, couché sur le flanc. Heureusement, son pelage était sombre, autrement je l'aurais peut-être manqué. Je m'accroupis près de la tête, l'entendis respirer fort, les yeux écarquillés et paniqués. Malgré le temps, la fourrure de l'animal dégoulinait de transpiration et la neige commençait à s'y accrocher. Le son qu'il poussait ressemblait à un cri de torture. Il avait une bride, les rênes couvertes de neige. Une selle. Ce qui signifiait qu'il y avait un cavalier. Quelque part. Je me levai et fis un tour rapide de l'animal. Une masse sombre dans la neige. Un homme. Était-il mort ? Ce ne serait pas une surprise, vu le temps et la chute qu'il avait dû faire. Heureusement, la neige était assez profonde et avait dû amortir le choc. Tandis que le cheval émettait des sons atroces, je posai mes mains sur le manteau sombre du cavalier silencieux. Je ne sentis pas le physique d'un homme, mais une taille étroite, des hanches évasées. Une femme ! Juste ciel. Une femme qui se promenait ici par ce temps... Je la fis rouler sur le dos et sentis ses seins sous mes paumes. Je voyais bien qu'elle avait une poitrine généreuse, de belles formes même à travers les couches de vêtements. Sa tête était protégée par un foulard très serré, mais elle était allongée depuis longtemps et il était recouvert d'un bon centimètre de neige. Je ne savais même pas si elle était vivante ou morte. Je ne pouvais pas me poser cette question maintenant. Il fallait la tirer de là et vite. Le cheval était une tout autre histoire. Laissant la femme, je retrouvai l'animal et examinai ses pattes avant. Comme je le soupçonnai, il y avait là une vilaine fracture, l'os brisé avait percé la chair. Il avait dû marcher dans un terrier. Ce n'était pas rare et malheureusement, souvent mortel. Armant le fusil, je me tournai vers la tête du cheval, lui fis quelques caresses avant de viser. Le coup de feu retentit dans la nuit, mais comme étouffé par la neige avant d'être emporté par le vent. Je doutais que d'autres hommes que Brody aient pu entendre la détonation. Ils en attendraient quoi qu'il arrive deux autres, trois d'affilée, notre signal d'urgence. Sans quoi, personne n'allait se risquer dehors par ce temps. De quoi attraper la mort. Plus de temps à perdre avec le cheval ; la femme était maintenant ma seule préoccupation. La soulevant facilement, je me retournai et suivis mes traces jusqu'à la porte. Elles disparaîtraient très vite, mais le vent était moins fort dans ce sens. « Tellement... froid, » murmura-t-elle. Elle était en vie ! « Je te tiens, répondis-je. Dans juste une minute, tu seras de nouveau bien au chaud. Reste juste bien éveillée pour moi. — Vous... vous sentez bon, » dit-elle. Je ne pus m'empêcher de rire à ses mots. De toute évidence, elle avait perdu la tête, car quelle femme admettrait cela dans une situation pareille ? Elle n'était pas légère. Je pouvais sentir ses courbes sous mes bras, mais son calme me fit hâter le pas. Enfin ! La lueur chaude de la lanterne de la cuisine apparut. « Presque arrivés, ma belle. » Je frappai la porte du pied. Une fois, deux fois. Brody l'ouvrit tout de suite. « Bon Dieu, bon sang, murmura-t-il en reculant pour me laisser entrer. — Tiens. Prends-la. » Je la tendis à Brody qui, visiblement surpris, écarquilla les yeux en entendant qu'il s'agissait d'une femme, effaré en sentant ces formes féminines.
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