Susan inspira profondément, choisissant soigneusement ses mots avant de prononcer d’une voix mesurée :
« Julian, je t’assure, ce soir j’ai réellement un rendez-vous avec un client… »
Un claquement sec retentit à son oreille : la communication venait d’être brutalement interrompue.
Elle demeura un instant figée, le téléphone encore en main, tandis que la silhouette familière de la Maybach noire s’éloignait à vive allure, avalée par la circulation. Une amertume lui monta aux lèvres. Elle avait l’impression de l’avoir offensé, alors qu’en vérité elle n’avait rien fait de mal.
Un rire sans joie franchit sa gorge. Quelle ironie… Tout cela ne relevait pas de sa faute. Ce n’était pas elle qui avait incité Chance Hamilton à lui faire sa déclaration devant tout le monde, et son rendez-vous professionnel n’était en rien une invention. Pourtant, elle se retrouvait accusée, soupçonnée, condamnée sans procès.
« Si étroit d’esprit… » murmura-t-elle entre ses dents, secouant la tête. Elle resserra son sac contre elle et marcha jusqu’au Meet Café, l’endroit convenu pour la rencontre.
À quelques rues de là, la Maybach s’arrêta brusquement sur le bas-côté. Julian, au volant, fixait la route devant lui, mais son regard brillait d’une lueur rageuse. Ses poings se crispèrent sur le cuir du volant.
Cette femme… comment osait-elle ?
Tant d’autres auraient supplié pour une place à ses côtés, rêvé de partager ne serait-ce qu’un trajet en sa compagnie. Et elle, non seulement refusait son offre, mais lui opposait le prétexte d’un soi-disant rendez-vous professionnel. Un client !
Il ricana froidement, un rictus amer tordant ses lèvres. Devait-il applaudir la loyauté de son employée, si dévouée à ses missions qu’elle en rejetait son propre mari ? Quelle ironie.
« Qu’elle fasse ce qu’elle veut », lâcha-t-il pour lui-même, un éclat glacial dans les yeux. « Je n’ai pas besoin d’elle. »
Son esprit orgueilleux refusait d’admettre la morsure douloureuse qui se logeait pourtant au fond de sa poitrine. Il pouvait décrocher son téléphone et obtenir la compagnie de n’importe quelle femme en un instant. Elle n’était pas irremplaçable. Il s’en convainquit aussitôt en composant un numéro familier.
« Où es-tu ? » dit-il sèchement lorsque la voix féminine décrocha. « Je viens te chercher. »
Un cri étouffé de joie résonna à l’autre bout du fil.
« Président Shaw ? Vous… vous m’appelez moi ? »
« Quoi, ça ne te convient pas ? » demanda-t-il, la voix basse et autoritaire.
« Bien sûr que si ! C’est un honneur, je suis… je suis folle de bonheur ! Je suis à… »
Il ne lui laissa pas le temps de finir. Un geste impatient de son doigt, et la communication fut coupée. Ses sourcils s’étaient enfin détendus. Voilà la réaction qu’il attendait : empressement, gratitude, adoration. Pas de refus. Pas d’excuse.
Un sourire froid effleura ses lèvres.
« Susan, tu crois être unique ? » pensa-t-il avec mépris. « Tu n’es qu’une parmi tant d’autres. Sans toi, ma vie sera encore plus débridée. »
Sans plus réfléchir, il redémarra la voiture et s’enfonça dans la nuit.
Au café, Susan regardait nerveusement l’aiguille de sa montre tourner. Les minutes s’étiraient, lourdes, pesantes. Il était déjà dix-huit heures trente, et son client n’avait toujours pas montré le moindre signe de vie. L’impatience l’envahissait.
Elle sortit son téléphone pour rédiger un courriel de confirmation, lorsqu’une voix douce, presque mielleuse, retentit à son oreille :
« Mademoiselle Shelby, votre attente est terminée. »
Elle releva brusquement la tête, et son souffle se coupa net.
Devant elle se tenait un homme dont la silhouette lui était terriblement familière. Ses yeux s’écarquillèrent, son cœur manqua un battement.
« Impossible… » songea-t-elle, frappée de stupeur.
À son bras, une jeune femme rayonnante affichait un sourire triomphal. Ses lèvres se courbèrent en une moue faussement innocente lorsqu’elle lança d’un ton badin :
« Mademoiselle Shelby, n’est-ce pas un peu impoli de fixer ainsi mon fiancé ? »
Son rire cristallin résonna, puis elle se tourna vers l’homme à ses côtés, son regard débordant d’admiration.
« Chéri, tu es décidément trop séduisant. Même notre chère designer ne peut détacher ses yeux de toi. »
L’homme esquissa un sourire indulgent.
« Mandy, ne dis pas de bêtises. »
Puis ses prunelles se posèrent sur Susan. Son ton resta courtois, mais une distance glaciale se glissa dans chacune de ses syllabes :
« Mademoiselle Shelby, pardonnez-lui. Mandy aime plaisanter. Ne prenez pas ses paroles au sérieux. »
Ces mots, si polis, si mesurés, auraient autrefois réchauffé le cœur de Susan. Car cet homme, Luke Jenkins, avait été celui qui lui avait juré fidélité, qui lui avait tendu un jour la promesse d’un avenir commun. Aujourd’hui, il lui adressait des phrases creuses, réservées à une étrangère.
Sous la table, ses doigts se crispèrent douloureusement. Elle reconnut aussi la jeune femme accrochée au bras de Luke. Mandy Ainsley.
Susan connaissait trop bien cette héritière arrogante. Déjà, à l’époque où elle était avec Luke, Mandy lui vouait une jalousie féroce, usant de l’influence de sa famille pour lui rendre la vie impossible. Mais Luke la défendait alors sans la moindre hésitation. Aujourd’hui, il se tenait là, protecteur, mais pour une autre.
Un sourire forcé étira les lèvres de Susan malgré la brûlure dans sa poitrine.
« Ne vous en faites pas, Mademoiselle Ainsley. C’était une remarque amusante. »
« Tu vois, Luke ? Même Mademoiselle Shelby trouve mes taquineries charmantes », minauda Mandy en posant la tête sur l’épaule de son fiancé.
Luke répondit par un sourire tranquille. Ce sourire, Susan le connaissait par cœur, et pourtant il lui semblait étranger, comme s’il appartenait désormais à un autre homme. Son cœur se serra violemment.
« Mademoiselle Shelby, voilà la situation », enchaîna Mandy, toujours perchée sur son nuage de supériorité. « Luke et moi allons bientôt nous marier. Je veux que notre chambre nuptiale soit absolument parfaite. Toutes les femmes rêvent d’un mariage idyllique, et moi je refuse de faire exception. C’est pourquoi je vous ai demandé tant de révisions. J’espère que vous ne m’en tiendrez pas rigueur… »
Susan ne l’écoutait déjà plus. Ses yeux, malgré elle, revenaient toujours à Luke. Il semblait avoir perdu du poids, mais une vitalité nouvelle émanait de lui. Peut-être avait-il retrouvé ses forces depuis… l’accident.
« Mademoiselle Shelby », intervint soudain Luke en fronçant légèrement les sourcils. « Est-ce que quelque chose ne va pas ? Vous me dévisagez comme si j’avais une tache sur le visage. »
Susan détourna vivement les yeux, les joues en feu.
« Non… rien du tout », répondit-elle à la hâte.
Il tourna alors la tête vers Mandy.
« Peut-être devrions-nous changer de designer. »
Mais Mandy éclata d’un petit rire.
« Allons, mon chéri, Mademoiselle Shelby est très compétente. C’est précisément pour cela que je l’ai choisie. Je tiens qu’elle s’occupe de notre projet. Pourrais-tu nous laisser un instant ? J’aimerais discuter seule avec elle. »
« Bien », acquiesça Luke après un bref silence. Il jeta néanmoins à Susan un regard lourd de sous-entendus avant de se lever et de s’éloigner.
Susan resta figée. Elle avait cru, naïvement, qu’un éclat de souvenir, une étincelle du passé pourrait subsister en lui. Mais non. Ses yeux ne reflétaient rien d’autre que l’amour qu’il portait désormais à Mandy. Son cœur s’effondra un peu plus.
La voix de Mandy s’éleva, mielleuse mais acérée comme une lame.
« Alors, Mademoiselle Shelby, est-ce que ça fait mal ? »
Susan leva les yeux. Le masque angélique de Mandy avait disparu, laissant paraître un sourire carnassier.
« Tu… tu as orchestré tout ça, n’est-ce pas ? » répliqua Susan, la voix tremblante de colère. « Tu m’as délibérément confié la décoration de votre chambre. Tu as organisé cette rencontre. Tu as même amené Luke ici exprès… »
Un éclat cruel brilla dans les yeux de Mandy tandis qu’elle éclata d’un rire clair.
« Évidemment que j’ai tout planifié ! Tu te souviens de l’époque où Luke te protégeait envers et contre tous ? Comme tu paradais fièrement devant moi, sûre de toi. Mais regarde aujourd’hui : il ne se souvient même plus de ton existence. »
Susan blêmit, ses lèvres tremblant.
Mandy se pencha légèrement, sa voix sucrée dégoulinant de méchanceté.
« Tu sais quoi ? Après son accident, Luke a perdu la mémoire… mais uniquement de toi. Quelle étrange coïncidence, n’est-ce pas ? Il n’a oublié ni ses affaires, ni ses amis, ni sa famille. Juste toi. Je crois que cela en dit long. Les personnes insignifiantes sont faciles à effacer. »
Ces mots frappèrent Susan comme des coups de poignard. Sa gorge se serra. Elle aurait voulu répliquer, mais aucun mot ne franchit ses lèvres.
Voyant sa douleur, Mandy savoura l’instant. Une étincelle de satisfaction brilla dans ses prunelles.
« Quand Luke gisait entre la vie et la mort, qui crois-tu veillait à son chevet ? Moi. Qui lui tenait la main, qui lui redonnait le sourire ? Moi encore. Et toi ? Où étais-tu, Susan ? »
La question la heurta de plein fouet. Les souvenirs jaillirent. Elle se revit courir à l’hôpital, la peur au ventre, prête à se jeter au chevet de Luke. Mais elle n’avait jamais franchi la porte de sa chambre. Les parents Jenkins l’avaient arrêtée sans ménagement.
Susan entendait encore leurs paroles blessantes, comme gravées au fer rouge dans sa mémoire :
« Tu ne cherches que l’argent de notre famille. Luke ne se souvient même plus de toi. Pars, et ne reviens jamais. »