Elle avait tant redouté pour Luke qu’elle en était arrivée à s’agenouiller devant M. et Mme Jenkins, implorant leur compassion. Elle leur affirmait n’attendre ni argent ni faveur de leur part ; tout ce qu’elle désirait, c’était une nouvelle, un signe prouvant que Luke allait bien.
Mais ses supplications ne récoltèrent qu’un ricanement cruel de la part de Mme Jenkins. En guise de réponse, on la fit expulser de l’hôpital, privée du moindre regard vers celui qu’elle aimait.
Comme si cette humiliation ne suffisait pas, une autre tragédie s’abattit sur elle : son frère aîné, pilier de sa vie, fut hospitalisé après une crise cardiaque soudaine. Et le sort s’acharna encore. Durant son traitement, les médecins lui diagnostiquèrent des symptômes liés à une schizophrénie naissante. D’après eux, le traumatisme lié à la crise cardiaque avait pu agir comme déclencheur d’un déséquilibre psychique plus profond.
Dès lors, son frère ne parvenait même plus à s’exprimer correctement. Elle ignorait quel événement avait précipité cette déchéance, mais une seule certitude subsistait : elle devait absolument trouver les moyens de couvrir les frais médicaux.
Après la mort de leurs parents, il n’avait que seize ans et elle tout juste dix. Aucun proche ne voulut les recueillir. Alors, il avait quitté l’école, sacrifiant ses propres rêves pour travailler, subvenir aux besoins de sa cadette et lui offrir une scolarité.
À ses yeux, il était bien plus qu’un frère : il avait tenu la place de père, de mère, de famille entière. Elle se rappelait à peine le visage de ses parents disparus, mais celui de son frère illuminait toute son enfance. Il représentait son seul ancrage, sa seule attache au monde. Pour lui, elle était prête à renoncer à tout, même à son orgueil.
Ainsi, ses pensées pour Luke furent reléguées au second plan. Elle ne vivait plus que pour trouver de l’argent. Elle vendit leur modeste maison, mais sa petite taille et son emplacement peu attractif ne lui rapportèrent qu’un peu plus de cent mille dollars, somme insuffisante pour les soins interminables et coûteux que réclamait l’état de son frère.
Alors, poussée au désespoir, elle alla chercher l’aide de Mme Jenkins. Elle n’oublierait jamais la manière dont cette femme la toisa, d’un regard empli de dédain, comme si sa détresse n’était qu’une comédie visant à soutirer de l’argent.
Sous ses yeux, Mme Jenkins jeta un paquet de billets, cent mille dollars, à même le sol. Puis, d’une voix glaciale, elle lui ordonna de disparaître de la vie de Luke. À compter de cet instant, elle n’aurait plus jamais le droit de le voir ni de lui rappeler leur passé commun.
Le cœur lourd, elle s’agenouilla pour ramasser chaque billet un à un. Le regard méprisant de Mme Jenkins la transperçait comme une lame, chaque seconde érodant un peu plus sa dignité. Mais elle se répétait qu’aucune humiliation ne pouvait peser plus lourd que la vie de son frère.
Alors, tête basse, les larmes refoulées, elle emporta l’argent taché de honte hors de la demeure Jenkins, emportant aussi avec elle l’éclat brisé de son amour.
Pourtant, même en additionnant cette somme à la précédente, elle demeurait loin du montant nécessaire pour sauver son frère. C’est alors que le destin, imprévisible, prit un détour. Mme Shaw, la mère de Julian, se présenta à elle. Son fils, disait-on, avait traversé de nombreuses épreuves. Une voyante lui avait prédit une année placée sous le signe des malheurs et lui avait conseillé de se marier avec une femme dont le caractère serait compatible avec le sien afin de conjurer la malchance. Après des recherches, Susan fut désignée comme l’épouse idéale.
Ainsi, elle épousa Julian Shaw, et, en échange, la famille Shaw s’engagea à prendre en charge l’ensemble des frais médicaux de son frère.
Peu de temps après, elle apprit que Luke ne conservait plus aucun souvenir d’elle. Pis encore, il s’était fiancé. Elle crut pouvoir supporter ce coup du sort, persuadée que sa résilience la protégerait de la douleur.
Mais lorsqu’elle vit de ses propres yeux l’attachement sincère que Luke portait à Mandy, elle comprit que sa force n’était qu’une illusion fragile. Malgré tout, elle s’interdit de montrer la moindre faiblesse devant Mandy Ainsley.
Les mains jointes, dans une posture presque solennelle, elle articula d’une voix calme :
— Je vous souhaite le meilleur à tous les deux.
Mandy esquissa un sourire narquois.
— Un vœu, vraiment ? Eh bien, pour te remercier, je vais t’offrir un cadeau. Tu veux bien ?
Avant même que Susan puisse répondre, Mandy s’empara de sa tasse de café et la vida brutalement sur sa tête.
Le liquide chaud ruissela sur son visage, brouillant sa vision. Susan essuya ses yeux, le regard enflammé de colère, prête à riposter.
Mais Mandy cria, théâtrale :
— Quelle audace ! Je n’aurais jamais cru qu’il puisse exister une femme aussi effrontée !
Le vacarme attira Luke, qui patientait dehors. Alarmé par le cri de sa fiancée, il accourut. Ses yeux passèrent de Susan à Mandy avec nervosité.
— Mandy, que se passe-t-il ?
La jeune femme tremblait, feignant la sincérité dans sa confession :
— Luke… j’avais le pressentiment que cette femme cherchait à se rapprocher de toi. C’est pour ça que je t’ai demandé d’attendre dehors. À peine es-tu parti qu’elle m’a avoué son attirance pour toi et son désir de te séduire. Je lui ai rappelé nos fiançailles, mais elle m’a répondu que ça ne signifiait pas que nous étions mariés, et qu’un mariage pouvait toujours finir par un divorce. J’étais si choquée, si furieuse, que je n’ai pas pu m’empêcher de lui jeter mon café au visage. Dis-moi, ai-je eu tort ?
Puis, éclatant en sanglots, elle se réfugia contre lui.
Luke l’entoura de ses bras et la consola doucement :
— Non, ma chère Mandy, jamais tu ne pourrais être en faute. Tu as eu raison de repousser une telle femme.
Susan, assise, sentit son cœur se briser en mille morceaux. Sa mâchoire tremblait de tension tandis qu’elle protestait d’une voix étranglée :
— C’est faux ! Je n’ai jamais dit cela !
Mandy releva la tête, jouant l’indignation :
— Tu veux dire que j’invente ?
Susan perçut dans ses yeux un éclat de triomphe dissimulé, mais elle persista, les dents serrées :
— Peu importe ce que tu dis, je maintiens mes paroles.
— Luke, tu vois ? Elle continue de nier, même maintenant ! s’exclama Mandy, la voix brisée de faux sanglots.
Ému par sa tristesse, Luke se tourna vers Susan, le regard dur et sans appel.
— Mademoiselle Shelby, présentez vos excuses à Mandy.
Susan resta pétrifiée. Il lui demandait de s’humilier, aveuglément convaincu de la version de Mandy. Elle se sentait suffoquer, comme si l’air manquait autour d’elle. Elle puisa dans ses dernières forces pour redire :
— Je répète que je n’ai jamais prononcé ces mots !
Mandy, sûre de sa victoire, ajouta avec un sourire dissimulé derrière des larmes feintes :
— Réfléchis : si je n’avais rien entendu, pourquoi t’aurais-je aspergée de café ? Suis-je une femme si injuste ?
Susan, contrainte au silence par la promesse faite à Mme Jenkins de ne jamais révéler son passé avec Luke, sentit toute sa défense s’effondrer.
— Toi… balbutia-t-elle, livide, incapable de prononcer davantage.
Luke insista, le ton glacial :
— Je vous accorde une dernière chance. Excusez-vous.
Elle le fixa avec une douleur muette. Autrefois, il la protégeait, il l’aimait, il lui offrait le monde. À présent, il protégeait une autre femme et la rejetait elle, comme si elle n’avait jamais compté.
— Tu… tu ne me crois vraiment pas ? demanda-t-elle d’une voix tremblante, les yeux embués d’émotion.
Ces yeux éveillèrent en lui un trouble fugitif. Un sentiment étrange, indéfinissable, le traversa. Avait-il déjà croisé ce regard auparavant ?
Il resta silencieux, songeur, jusqu’à ce que Mandy, inquiète, l’attire par le bras.
— Mon amour, tu es avec moi ?
Secoué, il reprit ses esprits. Son regard se posa sur le doux visage de sa fiancée, et un sourire tendre effleura ses lèvres. Durant sa convalescence, c’était elle qui l’avait soutenu. C’était elle qu’il voulait à ses côtés pour la vie.
Il tourna vers Susan un regard tranchant, presque menaçant.
— Crois-tu vraiment que je te croirais, toi, plutôt que ma fiancée ?