II

1740 Words
IIDans la matinée du lendemain, Parville se rendit à Paris pour faire régulariser au ministère de la Marine une pièce relative à son congé de convalescence. En quittant la rue Royale, il s’engagea dans la rue de Rivoli, d’un pas flâneur. Il comptait aller demander à déjeuner au vieil amiral De-jeunes, qui avait été l’ami de son grand-père. Après quoi il ferait quelques courses, une visite à la mère de son ami l’enseigne Martineau. Puis il regagnerait Meudon et la villa cachée dans la verdure où habitait Flavio Salvi, depuis qu’il vivait séparé de sa femme. Comme il venait de s’arrêter à une devanture de maroquinerie, une main se posa sur son bras et une voix basse prononça : – Bonjour, Emmanuel. Il se détourna et eut un mouvement de surprise en reconnaissant la jeune femme qui l’accostait ainsi. – Vous, Claire ! Je suis heureux de vous rencontrer ! Cordialement, il serrait la main gantée de soie grise. De beaux yeux aux tons de feuille-morte le considéraient avec sympathie. – Vous êtes en congé, cher cousin ? – Congé de convalescence. Une attaque de typhus, là-bas, en Chine. – Oh ! pauvre ami ! Votre mine n’est pas encore très brillante. Vous êtes à Paris pour quelque temps ? – Oui... mais j’habite à Meudon. Le mince visage au teint velouté frémit légèrement, les yeux s’assombrirent pendant quelques secondes et Emmanuel perçut une fêlure dans la voix qui répliquait : – Ah ! oui, naturellement, Flavio vous donne l’hospitalité. Il vous a en affection – autant du moins qu’il lui est possible d’avoir de l’affection pour quelqu’un. La note d’ouverture, d’ironie douloureuse ne pouvait non plus échapper à Parville. La compassion, la tristesse lui serraient le cœur devant cette femme charmante et bonne, si finement intelligente, et qui pourtant était tombée dans le piège tendu par l’esprit ondoyant, l’âme capricieuse de Flavio Salvi. Mais déjà Claire se ressaisissait. Elle sourit et l’ombre pénible s’éloigna de son regard. – Combien de congé ? – Six mois. Je compte en passer une partie chez ma sœur, en Auvergne. – Je pense que vous aviez mis dans votre programme une visite chez moi ? – Non, car je vous croyais à la campagne. – Nous n’y allons plus guère depuis la mort de ma mère. Ma sœur aime mieux la mer et nous revenons précisément de Pornic à cause d’un règlement d’affaires concernant notre immeuble du boulevard Saint-Germain. La semaine prochaine, je vais passer une quinzaine chez une parente en Normandie... Êtes-vous invité à déjeuner, aujourd’hui ? – Non pas. Je vais chez l’amiral De-jeunes qui m’a dit une fois pour toutes : « Quand tu voudras, viens sans façon nous demander le vivre et le couvert. » – Vous irez un autre jour. Ce matin, c’est chez moi que vous déjeunerez, puisque j’ai eu la bonne chance de vous rencontrer. L’invitation était faite avec une cordiale simplicité, et Emmanuel accepta sur le même ton. Ils se séparèrent, Claire entrant dans un magasin proche de là. Parville continua sa route. Cette rencontre reportait sa pensée vers le drame intérieur qu’il avait soupçonné, derrière la banale raison donnée par les deux époux, quand ils avaient annoncé à leurs proches et à leurs amis cette séparation à l’amiable qui semblait laisser la porte ouverte pour une éventuelle réconciliation. « Nos caractères, nos goûts ne s’accordent en aucune façon, et pour ne pas arriver à nous détester, nous aimons mieux vivre chacun de notre côté, à notre guise. » Personne, à vrai dire, n’était guère dupe du motif ainsi donné – Emmanuel moins que tout autre. Il connaissait trop bien son cousin pour n’avoir pas prévu que ce mariage finirait par quelque désastre. Mariage d’amour, cependant, de part et d’autre. Ils s’étaient connus deux ans après la guerre, dans un hôtel de Biarritz. Claire avait plu aussitôt à Flavio et il lui avait fait la cour sous l’œil indulgent de Mme Dumayet, à laquelle il convenait fort d’avoir pour gendre ce jeune homme riche et de bonne famille. Lui, tout d’abord, n’avait aucune idée de mariage. Mais son expérience des femmes était déjà suffisante pour lui faire comprendre que cette jeune fille, si éprise qu’elle fût, était d’âme assez forte pour ne pas lui appartenir autrement. Et après tout, qu’importaient les promesses conjugales ? Plumes qu’emporte le vent de la fantaisie, pour un Flavio Salvi. Il aimait à ce mo-ment-là cette jolie Claire, fine, élégante, dont il avait su prendre le cœur ardent, le cœur confiant. Il devait l’aimer quelques mois encore, puis d’autres passions avaient fait rentrer celle-là dans le néant. Telle était la nature de cet homme : inconstance, désir de sensations nouvelles, incroyable capacité d’oubli, d’égoïsme, de cruauté morale – en amour du moins. Car il avait été bon fils et, à sa manière indolente et sans élan, il était un ami sûr. Mais pour ce subtil séducteur qui rencontrait peu de résistance, l’amour représentait une suite de fantaisies, des coups de passion, et Claire non plus que d’autres ne pouvait obtenir d’attachement durable. Un an de vie commune, puis la séparation. Pendant ses séjours à Paris, Claire continuait d’habiter l’appartement de l’avenue du Trocadéro où Emmanuel était venu dîner quelque temps après leur mariage. Comme elle semblait heureuse, alors ! Pleinement, simplement heureuse. Une âme jeune, fraîche, facilement vibrante. Peut-être une âme passionnée. Parville avait pensé alors : « Pauvre petite ! » Ces souvenirs lui revenaient, vivaces, tandis qu’il était assis dans la longue salle à manger garnie de vieux bahuts hollandais, et plus tard dans le salon où les volets mi-clos entretenaient une relative fraîcheur. Ils étaient seuls tous deux, Jeanne Dumayet, la sœur de Claire, passant la journée à Saint-Germain, chez une amie. Claire avait posé les cigarettes près de son hôte, après en avoir pris une elle-même. Habitude donnée par Flavio. Emmanuel se souvenait qu’elle lui avait dit en riant, quelque temps après son mariage : « Je me moquais des femmes qui fument et voilà que je les imite. Personne autre que Flavio n’aurait pu obtenir cela de moi. » Sur une question de Parville, elle racontait que sa vie ne manquait pas d’occupations, car elle aidait sa sœur dans les œuvres dont celle-ci s’occupait activement. Ainsi pouvait-elle se rendre un peu utile, ne pas perdre les jours que Dieu lui donnait à vivre. Tout en buvant son café, en tirant quelques bouffées de sa cigarette, Parville la considérait discrètement. Il avait déjà remarqué la meurtrissure légère des yeux, l’amaigrissement du visage. La vivacité d’autrefois n’existait plus dans son regard. Pendant le repas, à plusieurs reprises, elle avait eu de légers accès d’une gaieté qu’Emmanuel sentait forcée. Mais maintenant elle n’essayait plus de masquer sa souffrance. Emmanuel la voyait transparaître sur ce visage, dans ces yeux qui tout à coup semblaient revoir le fantôme du fugitif amour. – Claire, il n’était pas digne de vous ! Elle eut un vague sourire, plus déchirant que les larmes, allié à cette détresse du regard. – Est-ce que l’amour raisonne ? Et je l’ai tant aimé !... trop aimé, car nous n’avons pas le droit de tant donner à un être de chair au détriment de Celui qui est le Maître de notre vie. Hélas ! hélas ! Qu’en ai-je retiré, sinon une amertume que je ne puis vaincre, qui me submerge à certains instants ! – Il faut l’oublier, Claire, le rejeter de votre pensée. – C’est bien en effet tout ce qu’il mérite. Quittant sa pose abandonnée dans la bergère profonde, elle jeta brusquement la cigarette dans un cendrier. Sur ses genoux, elle croisa ses mains crispées. Sa voix tremblait en disant : – J’aurais dû le croire, quand il me prévenait de ce qu’il était. Mais le cœur humain est présomptueux et le mien, qui lui appartenait déjà à ce moment-là, se croyait sûr de conserver cet amour qu’il m’offrait seulement comme un don fragile, sans répondre du lendemain. Puis j’étais lâche... il m’était trop cher pour que j’eusse le courage de renoncer à lui. La voix fléchit un instant. Pendant quelques secondes, les yeux douloureux disparurent sous les paupières abaissées. Mais presque aussitôt celles-ci se relevèrent, tandis que Claire reprenait avec un accent un peu âpre : – Emmanuel, votre cousin a déjà dû faire bien du mal dans sa vie ? – Je le crains, en effet. – Oui, il a des dons redoutables dont il sait trop bien se servir. Son apparente franchise elle-même est l’un des plus dangereux. C’est elle qui m’a définitivement ancrée dans ma résolution de l’épouser, coûte que coûte. Il y a une telle tentation dans l’espoir de vaincre l’homme qui vous dit : « Je suis changeant, instable, sans sécurité. Je suis incapable d’aimer comme vous souhaitez l’être ! » Emmanuel voyait se dévoiler le caractère de Claire. Âme secrètement orgueilleuse et cœur passionné, s’unissant pour conduire à ce mariage désastreux la jeune fille avertie cependant mais, comme elle le disait elle-même, présomptueuse, en outre aveuglée par l’amour. Imprudente, certes. Mais combien coupable néanmoins l’homme qui s’était fait aimer de cet être pur en sachant qu’il lui meurtrirait le cœur par son abandon à courte échéance ! Claire continuait, la voix plus basse : – Je paye durement cette expérience. D’autres, à ma place, auraient peut-être pris leur parti de cette situation, d’autant plus que Flavio était galant homme et, me délaissant, ne manquait cependant pas d’attentions à mon égard. Mais moi, je ne pouvais supporter cela. Sous le crêpe de Chine couleur de turquoise pâle, les épaules eurent un long frisson. – ... Pour continuer à vivre près de lui, il aurait fallu qu’il me fût devenu indifférent. Puis je voulais chercher l’oubli, loin de cet être devenu mon tourment. Oh ! Emmanuel, je ne voulais plus l’aimer, surtout ! L’angoisse enrouait sa voix. Elle répéta, en serrant nerveusement ses doigts entrelacés : – Plus l’aimer... plus l’aimer. D’un mouvement vif, elle se mit debout. Allant vers une fenêtre, elle ouvrit un peu plus le volet et son mince visage pâli, ses cheveux châtains aux frisures légères furent enveloppés de brûlante lumière. – Quelle chaleur, pour un début de septembre ! Jeanne va être terriblement fatiguée ce soir. La voix restait un peu rauque, mais en revenant s’asseoir près de Parville, la jeune femme semblait avoir repris tout le contrôle d’elle-même. – Ma rencontre vous a plus vivement rappelé tout ce triste passé, ma pauvre Claire, dit Parville avec émotion. – Il est malheureusement toujours présent à ma pensée. Mais je n’en parle pas, même à ma sœur qui souffre tant de ma souffrance. Parfois, cependant, il est bon de se confier à une âme qui comprend, qui sait garder la confidence échappée à notre détresse. Flavio m’a dit de vous, Emmanuel : « Il n’existe pas d’être en qui l’on puisse mieux se fier. » Avec une sorte de rire douloureux, elle ajouta : – Il savait reconnaître chez autrui ce dont il était dépourvu. Mais lui mettait une sorte de cynisme à afficher son inconstance, son terrible égoïsme. – Hélas ! oui. Peut-être, cependant, vous reviendra-t-il plus tard, quand il aura compris... Elle l’interrompit, presque durement. – Compris quoi ? Qu’est-ce que vous voulez qu’il comprenne, cet homme qui n’a pas une fibre sensible dans le cœur ? Oui, il me reviendra peut-être plus tard... mais quand il aura besoin d’une garde-malade ! Les mots sifflèrent entre les lèvres tordues par un rire amer. Emmanuel rencontra des yeux où brillaient la colère et la souffrance. – Je ne lui refuserai pas ce service, que je rendrais à un étranger. Lui reste mon mari, d’après mes principes qui m’ont empêchée de demander le divorce. Je le soignerai donc de mon mieux... Elle ferma les yeux à demi et acheva dans un murmure : – Alors, ce ne sera plus l’amour, mais le devoir.
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