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La sonnerie de l’un des nombreux mobiles présents sur le bureau tarit subitement le flot vibrant des reproches d’Arturo. D’instant en instant, Chiara avait attendu le moment qui la délivrerait des réprimandes, voire des intimidations : il ne lui avait jamais montré à si haute voix, à gestes si fébriles, et pour tout dire à comportement si peu maîtrisé qu’il était le patron. Au ton, le pauvre « Chéri » avait reconnu la tempête, et, en Labrador pacifique, avait agi comme un chameau dans un vent de sable. Il s’était plaqué au sol, confondu avec le beige de la moquette, confiant dans le mimétisme. Il attendait le retour au calme. La sonnerie du téléphone en donna le signal. Chéri releva d’abord la truffe, huma l’air ambiant, vint se coucher au pied de son maître qui par habitude, lui caressa l’échine.
Chiara eût aimé en faire autant : une câlinerie et tout rentrait dans l’ordre. Le téléphone n’avait fait qu’interrompre la diatribe d’Arturo, entrecoupée de remarques faites dans son patois natal, mélange de napolitain et de calabrais, qu’elle saisissait assez bien, elle, Italienne de Florence, pour en percevoir les menaces. Maintenant, au téléphone, il s’exprimait en anglais, dont elle ne comprenait que des bribes, mais elle percevait la suavité voulue qu’il y mettait. Peut-être la violence qui avait précédé était-elle feinte… faite pour l’impressionner ?
D’ailleurs, tout, dans ce vaste bureau qui l’avait tant séduite n’était-il pas agencé pour en imposer ? Elle détestait maintenant cette grande table de travail en laque de chine noire dans ce décor si clair, si blanc. Comme il se montrait important, Arturo, assis là, en majesté ! Ce qu’il y avait de plus gênant peut-être, elle ne s’en rendait compte qu’aujourd’hui, c’était les photos des mannequins vedettes qui ornaient les murs. Elle avait rêvé de prendre place parmi elles. Elle n’avait plus attendu que ce triomphe. On le lui avait fait miroiter. Las ! Ces filles exposées n’étaient que des trophées arrachés à la jungle du milieu de la mode. La dépouille d’un lion qu’on se flatte d’avoir soi-même abattu et qu’on installe dans son salon pour mieux se faire admirer.
Un piège ! Voilà ! Elle y était prise ! Perdue dans ce trop grand fauteuil où il l’avait fait asseoir pour lui asséner ses griefs, elle s’en défendait sans rien dire, se répétant qu’elle n’avait jamais rien demandé : c’est Frank, fou d’amour pour elle, qui avait passé des journées à la photographier et lui avait composé un book qui ferait pâmer, disait-il, Arturo d’admiration. Il était venu les présenter lui-même au patron de Viva International. Arturo s’était entiché d’elle avant de la connaître, au risque d’être déçu par la personne réelle. Mais, dès qu’il l’avait vue, il avait évalué le parti qu’on pouvait tirer de cette grâce sans mièvrerie, de cette vivacité toute féline, de cette esthétique d’un type nouveau. Ces mots-là, Arturo les avait prononcés, et il avait même ajouté qu’il ferait d’elle un vrai top-modèle. Voilà ce qu’il avait promis. Mais, elle, n’avait rien demandé !
Elle ressassait cette idée pour s’assurer qu’elle n’avait de dette envers personne, qu’on l’avait détournée d’une voie qu’elle aimait pour faire d’elle un mannequin et que, si l’on tenait à elle, loin de la houspiller comme on avait fait, on devait lui prodiguer des encouragements. Elle pansait ses blessures d’amour-propre comme elle le pouvait. Elle n’était pas tout à fait sincère : elle avait rejoint le cheptel de Viva International avec enthousiasme. Son narcissisme proliférant s’était délecté, sans jamais se rassasier, à exhiber son corps, son visage, à les voir exposés, admirés. Arturo l’avait envoyée se présenter à un casting pour une collection de lingerie. Chiara avait fait faux bond. Ce n’était pas la première fois. C’est pourquoi le patron s’était écrié, frappant son bureau d’un dossier :
— Di me perche… perche non siete andata !...
Et elle, on ne pouvait plus sotte réponse, avait murmuré :
— Par pudeur !
C’est ce qui avait porté Arturo au comble de l’exaspération : sa tête avait paru plus fine, plus anguleuse encore, son regard plus vif. Son débit trop rapide, chargé de colère et d’ironie avait empêché Chiara d’interrompre le flot. Elle avait décidé de ne plus prononcer une seule parole. Le moment attendu et redouté où Arturo poserait le téléphone arrivait. L’expectative étreignait la pauvre Chiara qui avait hâte de quitter les lieux. Arturo posa le portable. Il semblait avoir retrouvé tout son calme. Il la regarda en silence, lui sourit, comme pour lui dire :
— Allez ! C’est terminé.
Elle essaya d’y répondre au mieux. C’est alors qu’il lâcha, d’un ton ferme, calme, et presque aimable, mais plus menaçant encore :
— Chiara, écoute-moi bien. Ta pudeur, tu sais ce que j’en pense. Tu m’as permis de prendre ta carrière en main. Mais je veux être obéi. Tu ne peux pas en faire qu’à ta tête ! C’est un métier très dur. Tu as déjà brûlé plusieurs étapes. Il y a des passages obligés. La rigueur, la discipline sont indispensables. Je ne t’enverrai jamais faire des photos de charme, ce n’est pas le genre de la maison, mais je te souhaite un jour de pouvoir faire le défilé le plus prestigieux, celui de Victoria’s secret (pour ta gouverne la célèbre marque de dessous féminins), ou même, le calendrier de Pirelli qui, comme tu ne le sais peut-être pas, est la Légion d’Honneur de tous les top-modèles. Crois-tu qu’une telle opportunité puisse se refuser ?
Chiara eut de la tête et des épaules un geste de dénégation tout rempli d’amertume et qui semblait exprimer :
— Non, voyons, qu’est-ce que tu vas imaginer.
Alors qu’Arturo expliquait qu’il allait s’ouvrir de toute cette affaire à Franck, Chiara, assaillie par une multitude de souvenirs, eut l’impression de se retrouver à nouveau dans un de ces grands moments de rupture qui font prendre à la vie des tournants qui la réorientent. Elle avait quatorze ans lorsque sa manière d’être, déjà, avait exaspéré son père et son frère aîné, tandis que sa mère, qui la sentait menacée, avait rompu avec eux et s’était réfugiée à Grasse, chez sa propre mère pour que Chiara s’y développe sans entrave. Il avait fallu trois ans à peine pour que la mère à son tour conteste à Chiara les voies qu’elle empruntait. Pendant quatre années, la mère avait fait obstruction aux façons de vivre de Chiara qui avait résisté, s’était imposée, jusqu’à l’éclatement des liens familiaux et le départ pour Paris malgré la violente réprobation maternelle, mais sous la protection de Franck. Maintenant Arturo voulait se plaindre à Franck du nouveau faux bond qu’elle avait fait au casting ? Franck savait tous les dessous de l’affaire, il trouverait une explication. Chiara se sentait brutalement incarcérée dans les contradictions de sa vie qu’elle avait cru jusque-là mener hardiment, même si c’était au prix d’une brouille définitive avec ses parents. Il lui fallait encore frapper un grand coup. Dans un moment de faiblesse et de lassitude, elle avait failli faire à Arturo des révélations sur sa vie. Quelle aurait été sa réaction ? Et surtout, qu’aurait dit Frank, à qui elle avait fait autant de serments d’amour que de promesses de se taire ?
Au moment où elle s’y attendait le moins, Arturo, peut-être par association d’idées, parce qu’il voyait arriver l’heure de son rendez-vous avec Gersande, aborda un sujet embarrassant.
— Dis-moi, c’est quoi cette histoire avec Maxime ? Oui, Maxime ! Ne fais pas la sotte ! Maxime Dufresnoy ! Ça fait plusieurs fois qu’on me dit qu’on t’a vue avec lui. Tu sais pourtant bien qu’il est fiancé avec Cécile Solignac, que Gersande, sa mère, tient plus que tout à cette union. Gersande, qui est non seulement ma cliente, mais une femme que j’admire… qu’en aucun cas je ne voudrais perdre… à cause d’une… relation… adultérine… Qu’en pense Franck ?
Cette interrogation fit frémir Chiara. Non qu’elle craignît l’intervention d’Arturo dans son couple — malgré tout le dédain qu’elle lui avait opposé au long de cette interminable scène, elle lui reconnaissait cette qualité : il était intègre — mais elle se rendait compte que ses sorties avec Maxime étaient moins anodines qu’elle s’était dit, et que de partout, dans tous les recoins de sa vie, si des solutions n’étaient inventées, elle sombrerait dans le désespoir. Urgent. Il était urgent qu’elle ait une explication à cœur ouvert avec Franck. Fuir, voilà ce qu’elle avait à l’esprit. Se fuir elle-même… Deus ex machina, le téléphone sonna. Le fixe. Celui qui était à main gauche d’Arturo.
— Faites entrer.
C’était Gersande, enfin ! Arturo oublia Chiara, porta un œil scrutateur à son reflet dans le cadre d’une photo et se précipita vers la porte pour l’accueillir avec son beau sourire, plus chargé de plaisir que de séduction. Il l’enveloppa de son regard admiratif. Elle était superbe dans sa panoplie de parfaite Parisienne : un tailleur Chanel issu de la dernière collection, et qui semblait lui appartenir depuis toujours, son sac Birkin de couleur taupe, de chez Hermès, ses lunettes masque en écaille de Tom Ford, enfin les chaussures Louboutin. Tout l’insérait dans la caste « Auteuil-Neuilly-Passy », et au suprême degré ! Voilà ce qu’adorait Arturo. Mais pas seulement : une distinction naturelle et un art de plaire incomparable.
Chiara s’était levée. Elle attendait. Allait-on lui parler de ses échappées avec Maxime ?... Savait-on déjà qu’il lui disait des mots d’amour, et que, même si elle était plus réservée, elle se gardait de lui ôter tout espoir ? Elle craignit d’être mise en accusation. Sur un geste d’Arturo, elle cessa de se sentir coupable. Lorsqu’elle s’approcha pour être présentée, elle respira le parfum que Gersande portait lors de la soirée Maharané, et qu’elle n’avait pu reconnaître avec certitude à cause de mille interférences olfactives. Maintenant, tout en saluant modestement, elle qui n’avait porté aucune attention à la tenue de Gersande, éprouvait la satisfaction, presque l’orgueil d’identifier ces fragrances rares, mélange savant… gardénia… velouté crémeux des pétales…
— Je vous reconnais ! dit Gersande qui revoyait cette silhouette longue et fine, ce teint si blanc tranchant sur des cheveux noirs et ces grands yeux gris sombre où elle découvrit sous l’expression alanguie quelque chose d’insoumis. Il lui revint à l’esprit l’impression désagréable de son fils plus touché par cet intrigant personnage que par la grâce de Cécile Solignac. Elle aurait aimé échanger quelques mots avec cette Chiara, mais Arturo déjà la congédiait :
— Sauve-toi vite, et réfléchis à ce que je t’ai dit. Passe d’abord voir ta bookeuse, et n’oublie pas de dire à Franck de m’appeler !
— Justement, je vais le rejoindre, répondit-elle avec une sorte d’air obéissant, alors qu’elle étouffait du besoin de s’expliquer.
Elle sortit.
Arturo confia le labrador à la secrétaire et entraîna rapidement Gersande hors des bureaux de l’agence. Avenue Montaigne, ils ralentirent le pas. L’automne était beau, la journée calme et chaude. À leur allure, à leurs airs de connivence, on aurait cru voir deux amoureux qui se promenaient plutôt que deux partenaires qui se rendaient à un déjeuner d’affaires. Ils allaient à « L’Avenue », restaurant mondain qu’Arturo aimait appeler « ma cantine », même s’il épargna le cliché à son invitée.
Leurs propos étaient d’une banalité de bon aloi, mais joyeux, comme le temps y incitait, et n’estompaient qu’à peine la quantité de pensées qu’ils étaient sur le point de s’exposer l’un l’autre pendant le repas, car, si Arturo avait fait savoir à Gersande qu’il sollicitait ses compétences, sa renommée, etc. (il se refrénerait à peine sur les compliments), la négociation n’était pas véritablement engagée, même les premières évaluations n’étaient pas faites. Mais qu’importait ? Pour Arturo, tout était possible. Par-dessus tout, ce qui le rendait joyeux, c’est qu’il avait préparé une surprise : Hans Stoeller, son copain suisse allemand, avait émis le souhait de revoir Gersande. Il entrerait par hasard, viendrait les saluer à l’heure du café. On le prierait de s’asseoir, en espérant que Gersande serait tout aussi sensible à son potentiel professionnel qu’à l’intensité de ses regards.
Si Arturo s’était demandé ce qui sous l’insignifiance des paroles pouvait trotter dans l’esprit de Gersande, il n’aurait pu deviner quoi. Aussi fut-il comme saisi par la question :
— Mais alors, cette jolie Chiara est bien le mannequin que vous aviez choisi pour vous accompagner à la soirée Maharané ?
Elle avait prononcé cette phrase comme si elle s’était naturellement insérée dans leurs propos alors qu’elle y était étrangère. Par intuition, Arturo crut saisir la situation : Gersande avait appris les rencontres de Maxime et Chiara, et elle y attachait suffisamment d’importance pour s’y opposer autant qu’elle le pourrait. Était-il prêt à l’aider ? On verrait cela le moment venu. Le plus urgent était de la rassurer.
Il se trompait. Gersande ignorait que son fils voyait le mannequin. Un moment auparavant, pourtant, le regard de Chiara lui avait rappelé le souvenir d’un Maxime trop empressé auprès d’elle et une sorte d’inquiétude avait cheminé dans son esprit. Le sens de l’interrogation était bien celui qu’avait décodé Arturo :
— N’auriez-vous pas entendu quelque bruit inquiétant concernant les fréquentations de mon fils ?
Il se décida à ne rien dire pour l’instant de ce qu’il savait de naissant : il valait peut-être mieux ne pas contrarier cette attirance pour ne pas la renforcer.
La réponse fut un bref historique de ce qui avait amené Chiara à Viva International : Franck l’avait mitraillée de son objectif, avait sélectionné les plus beaux clichés, l’avait convaincue de tenter la carrière de mannequin.
— J’ai tout d’abord été enthousiaste, dit Arturo, mais je crois que j’ai fait une erreur. C’est une fille qui souffre d’une vocation contrariée. Elle a fait l’École de Parfum de Grasse et regrette de ne pas exercer ses talents de « nez ». Elle ne fait des photos que par amour pour Franck — Ces deux-là, c’est un bonheur à voir ce qu’ils sont assortis —, mais je n’aime pas beaucoup qu’on mélange travail et sentiments.
Arturo s’était mis sur un ton badin pour entraîner Gersande dans un sillage de légèreté, et il finit par un vrai gag.
— Savez-vous où la mène son attachement à son ami ? Je vous en donne un échantillon : elle a refusé de présenter de la lingerie « par pudeur ! »
Ils en riaient en entrant à L’Avenue, où ils aimaient, l’un et l’autre, à se montrer.
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