Vendredi 5 mars 2012-2

2028 Words
— Huguette (une p*****e, disait Marcel, quand il était admis à boire ailleurs, ce qui était rare, étant, par la force des choses, plus ou moins interdit de séjour dans la plupart des bistrots des environs), Huguette, un petit dernier, pour la route… Elle interrogea son mari du regard. Riton haussa les épaules et détourna la tête d’une mimique désabusée. — Cette fois-là, c’est le dernier… — Tu peux marquer ces deux-là avec les autres ? risqua Marcel d’une voix mal assurée. Elle sortit alors d’un tiroir un petit calepin à ressort, tourna rageusement les pages et griffonna des chiffres. — Ça commence à faire beaucoup ! grinça-t-elle. — Tu auras tout ça demain samedi ! promit Marcel, la voix soudain ferme et poussant le menton en avant. Il tenait toujours ses promesses, sauf, bien sûr, celle de renoncer à sa bouteille. Il but donc son verre, à sa façon, à pleine main et d’un seul trait, le reposa délicatement, puis, brusquement, tourna les talons, alla droit à la porte, dérapa sur le carrelage mouillé, manqua de tomber à la renverse, se rattrapa à la barre de sécurité de la porte qui s’ouvrit violemment. — Marcel ! La porte ! crièrent plusieurs voix en même temps. Une violente bouffée d’air froid s’engouffra dans la salle avec la rumeur sourde de la tempête et la porte se referma d’elle-même. Marcel disparut sous l’averse qui crépitait sur le toit des voitures arrêtées en désordre sur la petite place. La pluie mêlée de grêlons tombait dru, glaciale, et griffait le visage. Marcel remonta le col de sa vareuse, retint sa casquette, le coude relevé, entra la tête dans les épaules et traversa le carrefour en diagonale avec quelques embardées et sans regarder autour de lui. Il entra à l’épicerie Sept à Huit, encore ouverte et en ressortit quelques minutes plus tard, portant dans un petit carton ses achats du soir, trois bouteilles de vin, une miche de pain, une petite boîte bleue de pâté de porc et une autre de cassoulet. Il portait le carton sous le bras et s’arrêtait de temps à autre pour lui changer de côté. Les rues étaient désertes et vides. Les retraités, la plus grande part de la population, avaient depuis longtemps prudemment poussé le verrou des portails de leurs jardins et tiré les volets sur les façades blanches de leurs maisons bien closes. C’était comme le couvre-feu des jeux télévisés du soir. Quelques rares voitures passaient, à petite vitesse, doucement chuintantes et faisant gicler les flaques de pluie. Les enseignes des magasins claquaient dans le vent, des feuilles mortes et des papiers tourbillonnaient sur la chaussée. Marcel, courbant la tête et tenant sa casquette sous la bourrasque, prit la rue Pasteur, la rue principale, jusqu’à la Coopérative Maritime dont le rideau de fer était déjà baissé, longea le mur du cimetière, passa derrière les murs blancs de l’école Saint-Jean-Baptiste et s’engagea, à droite, dans un étroit chemin de terre, un raccourci familier et tranquille, qui le menait chez lui à travers les jardins. Il n’avait pas vu qu’une grosse voiture, longue et noire, l’avait suivi depuis le Café des Flots Bleus, l’avait attendu face à l’épicerie, puis s’était immobilisée, tous feux éteints, à l’entrée du petit chemin où il s’enfonçait dans l’ombre, entre deux haies de troènes, de sa démarche pesante et chaloupée d’ivrogne. On en voudra peut-être à l’auteur de s’attarder trop longuement sur un pareil personnage. Mais, pittoresque, dévoué, et courageux, Marcel, malgré son ivrognerie crasse, attirait une certaine sympathie, était même apprécié de tous, rendait service à tout le monde, ne faisait de tort qu’à lui-même, n’avait pas d’ennemis, sauf peut-être Paul Lerat, et faisait quelque peu partie du paysage et de la vie locale. Il était invariablement, été comme hiver, habillé d’un pull de marin, bleu passé, moulant, troué aux coudes, élimé aux poignets, reprisé de grosse laine plus épaisse et de couleur différente, d’un pantalon de toile rose réparé grossièrement aux genoux de rectangles d’un tissu plus foncé, d’une vareuse jadis bleue dans le même triste état, de bottes en caoutchouc à bordures blanches, d’une casquette ornée d’une ancre de marine vaguement dorée, à la visière grasse et crasseuse et qu’il portait toujours de travers. Il avait aussi, pour la mer et les jours de gros temps, un ciré jaune maculé de peinture de toutes les couleurs. Marcel, malgré son sobriquet de petit cheval était plutôt grand, dégingandé, maigre et voûté. Son visage, aux pommettes de la couleur rouge brillant des vieilles tuiles chaudes, comme frottées au cirage, était aigu et anguleux, buriné, tanné par l’air marin et toujours rasé de très loin. Aux premiers froids, Marcel prenait la couleur d’une betterave, et souvent d’une aubergine. Ses oreilles étaient rouges, toujours échauffées, largement décollées, ourlées fin et presque diaphanes. Il avait les yeux laiteux et délavés par l’alcool, étonnamment bleus et clairs, comme ceux des chiens d’Esquimaux, mais veinés de rouge, toujours larmoyants et noyés. Marcel, malgré sa longue carrière d’ivrogne, était encore une force de la nature, ne refusait jamais un travail, même le plus pénible, même le plus repoussant. Rien ne le rebutait, rien ne le dérangeait, sauf, bien sûr, d’être orphelin de sa bouteille de vin rouge. Il allait en mer par tous les temps, curait à la main des bassins remplis de vase et de goémon nauséabond, lavait des montagnes de paniers en plastique, faisait et défaisait des tas de coquilles d’huîtres pourries, passait les civières au coaltar, grattait, à plat ventre dans la vase, les persévérants sous la coque des dragueurs et des chalands. Toutes les corvées étaient pour lui, toujours trempé comme chien à canards, toujours dépenaillé et infect, mais toujours souriant et soumis, comme éternellement heureux entre deux vins. Marcel faisait équipe avec son vieux complice, Athanase Le Gall, sur le dragueur d’huîtres de leur entreprise, “Les huîtres du Clouet”, un grand chaland rouge, le Lak-e-Barz4, que ses mâts de charge déployés sur les côtés et ses deux grandes dragues faisaient ressembler de loin à une immense chauvesouris ou à l’un de ces gros insectes noirs, qui, renversés sur le dos, battent des pattes en l’air, incapables de se redresser. « Athanase, mon vieux poteau », disait Marcel en bavant de tendresse, tenait la barre et manœuvrait le bateau. Marcel, par tous les temps, faisait, seul, tout le reste, poussait les lourdes dragues à l’eau, les tirait sur le pont aux virements de bord, défaisait les verrouillages, en recevait tout le contenu, coquillages, vase et goémon, sur les pieds et les jambes, puis, une fois vides, repoussait les dragues à la mer. Ensuite, pendant le trait suivant, il triait la récolte, chargeait à la fourche les huîtres dans des mannes qu’il empilait dans un coin du pont, rejetait les déchets à la mer, puis recommençait de la sorte, toute la journée, trempé, crotté, ruisselant d’eau de mer et sans jamais se plaindre. Marcel s’arrêtait de temps à autre, entrait dans la cabine, tirait son litre de vin d’une petite musette de toile bleu marine et, comme il avait l’habitude de le dire, lui mettait un grand coup de clairon, puis revenait à son travail en se torchant la bouche du revers de la manche. Il lui fallait bien deux bouteilles de vin le matin et au moins autant l’après-midi, sans compter ce qu’il buvait chez lui ou au café. Parfois, aux marées du soir, Marcel n’avait plus le geste très sûr, devenait imprévisible et dangereux, surtout pour lui-même. Un jour, raconte-t-on dans le pays, une dent de la drague, qu’il repoussait à l’eau, accrocha la bretelle de son pantalon de ciré. Marcel ne parvint pas à se dégager à temps, fut emporté à la mer, accompagna la drague jusqu’au fond et fut traîné avec elle sur le parc à huîtres à dix mètres de profondeur. Athanase vira au plus vite le treuil et, avec la drague, remonta Marcel toujours pendu par sa bretelle comme un pantin au bout de sa ficelle. Toussant et crachant, il vida ses bottes, l’une après l’autre, le plus tranquillement du monde, déplora en jurant la perte de sa casquette, vida cul sec son dernier litre de vin, « un peu d’antigel », se contenta-il de maugréer, et, ruisselant comme un cormoran en pêche, poursuivit sa journée de travail comme si de rien n’était. Le lendemain, à la première heure, il arrivait au chantier, souriant, disponible, et habillé de la veille. Il avait seulement déniché une nouvelle casquette bleue, ornée d’une ancre de marine, plus crasseuse encore que celle qu’il avait perdue. Athanase Le Gall, le fidèle compagnon de travail de Marcel, était ce qu’on appelle communément un brave homme, bon et généreux. Il était son aîné d’une vingtaine d’années, allait sur ses soixante-cinq ans, ne paraissait pas vraiment son âge et ne songeait nullement à prendre sa retraite. C’était un ancien bosco de la Marine Nationale, puis de la Marine Marchande, il avait fait carrière sur les pétroliers de Total, parcourant en tous sens les océans du monde, avait vécu quantité d’aventures, racontait toutes sortes d’histoires, surtout des histoires de femmes. Marcel, qui n’avait jamais quitté son petit coin de Bretagne et ne connaissait que fort peu de choses aux femmes, l’écoutait, bavant d’admiration, gloussait, se tordait de rire et, le soir, seul, en tête-à-tête avec sa bouteille de vin rouge, imaginait les bordels du Pirée, de Rotterdam ou de Valparaiso, peuplés de créatures douces, parfumées et ondulantes. Athanase ne buvait jamais d’alcool, et personne ne cherchait à savoir pourquoi. Il se contentait de dire, avec le sourire, que Marcel buvait largement pour deux. Il n’allumait sa pipe qu’en de rares occasions, mais la tenait toujours serrée entre les dents. Resté célibataire, il habitait une petite maison dans la campagne de Penzé, en un village tellement isolé, retiré du monde et perdu dans la lande qu’on l’appelait Les Colonies. Il avait pour seule compagnie un petit chien ratier blanc et noir, Fridu5, s’occupait jalousement de ses lapins et des légumes de son jardin. Parfois, le dimanche, il allait faire une partie de boules au village avec quelques amis ou pêcher dans la rivière qui s’étirait dans la prairie, à quelques pas de sa maison. Avec Marcel, Athanase se comportait en frère aîné, le plaisantait, le conseillait, le grondait gentiment quelquefois, mais l’aidait en toute circonstance. Il prenait sur lui tout le travail, quand Marcel, trop saoul, ne pouvait plus faire face et cuvait son vin, affalé dans un coin, le protégeait comme une mère poule défend ses poussins, le dissimulait certains soirs à la vigilance de leur patron, Hervé Le Du, et à la vue et aux moqueries des autres employés du chantier, des cons et des salopes, disait Marcel, et souvent pire encore… Athanase lui apportait de la soupe de légumes dans des bocaux de verre, du civet de lapin et des truites pêchées dans la Penzé. Cette sollicitude de tous les instants et cette tendresse rude avaient d’abord étonné les gens du pays, puis chacun avait fini par penser que Marcel était peut-être le fils qu’Athanase aurait aimé avoir et qu’il n’avait pas eu, ou plutôt qu’il avait pris, dans le cœur de son vieux compagnon, la place d’un frère cadet renversé à vélomoteur et tué par un chauffard ivre sur une petite route de la campagne de Locquénolé, bien des années auparavant. 1. « Penn Lann » : « Pointe couverte d’ajoncs », en breton. 2. « Marhic » : « Petit cheval », en breton. 3. « Marmouz » : « Singe, gamin », en breton. 4. « Lak-e-Barz » : « Mets dedans », en breton. 5. « Fri du » : « Nez noir », en breton. IIMarcel avait regagné son gîte par le petit chemin qui passait à travers les jardins, le long des talus mouillés et à l’abri des haies secouées par la bourrasque. Il avait marqué deux ou trois courtes haltes et embouché au goulot l’une de ses bouteilles de vin. Marchant de guingois contre le vent, il avait traversé une grande friche promise à un futur lotissement, franchi un talus couvert de genêts par une petite trouée qu’il connaissait depuis l’enfance et était parvenu à l’arrière de sa maison. C’était un penty, une petite maison basse et pauvre, comme on en trouve partout dans la campagne bretonne, en pierres brutes liées de glaise, et couverte de grosses ardoises. Elle était à l’abandon et délabrée. Une gouttière, à demi décrochée, pendait et battait le mur, des ardoises et des tuiles du faîtage manquaient, et le lierre, par grandes plaques, mangeait les murs. La cour de terre battue était envahie d’herbes, de pissenlits et de touffes d’orties. Un coin de jardin potager derrière une petite haie de buis, était retourné à l’état sauvage. Au pignon ouest, un appentis couvert de tuiles rouges bordait un étroit chemin empierré qui descendait en pente douce vers la mer. Devant la maison, une niche à chien était renversée sur le côté et un vélomoteur noir était affaissé contre le mur, une branche du guidon en l’air et surmontée d’un casque et ressemblait à certains monuments aux morts, aux abords des cimetières, sur les places de nos bourgs.
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