I-3

1979 Words
Il protesta. Elle prit une chaise et s’assit près de lui. Et tout de suite ils causèrent. Ce fut instantané chez l’un et chez l’autre, comme un feu qui prend bien dès qu’une allumette l’a touché. Il semblait qu’ils se fussent communiqué d’avance leurs opinions, leurs sensations, qu’une même nature, qu’une même éducation, les mêmes penchants, les mêmes goûts, les eussent prédisposés à se comprendre et destinés à se rencontrer. Peut-être y avait-il là quelque adresse de la part de la jeune femme ; mais la joie qu’on éprouve à trouver quelqu’un qui vous écoute, qui vous devine, qui vous répond, qui vous fournit des réparties par ses répliques, animait Mariolle d’un bel entrain. Flatté d’ailleurs par la façon dont elle l’avait reçu, conquis par la grâce provocante qu’elle déployait pour lui et par le charme dont elle savait envelopper les hommes, il s’efforçait de lui montrer cette couleur d’esprit un peu voilée, mais personnelle et délicate, qui lui attirait, quand on le connaissait bien, de rares et vives sympathies. Tout à coup elle lui déclara : – C’est vraiment fort agréable de causer avec vous, monsieur. On m’avait prévenue d’ailleurs. Il se sentit rougir, et hardiment : – Et moi on m’avait annoncé, madame, que vous étiez… Elle l’interrompit : – Dites une coquette. Je le suis beaucoup avec les gens qui me plaisent. Tout le monde le sait, je ne m’en cache pas, mais vous verrez que ma coquetterie est fort impartiale, ce qui me permet de garder… ou de reprendre mes amis sans jamais les perdre, et de les retenir tous autour de moi. Elle avait un air sournois qui signifiait : « Soyez calme et pas trop fat ; ne vous y trompez point, car vous n’aurez rien de plus que les autres ». Il répondit : – Cela s’appelle prévenir son monde de tous les dangers qu’on court ici. Merci, madame ; j’aime beaucoup cette manière d’agir. Elle lui avait ouvert la voie pour parler d’elle ; il en usa. Il lui fit d’abord des compliments et constata qu’elle les aimait ; puis il éveilla sa curiosité de femme en lui racontant ce qu’on disait d’elle dans les différents milieux qu’il fréquentait. Un peu inquiète, elle ne put cacher son désir de savoir, bien qu’elle affectât une grande indifférence sur ce qu’on pouvait penser de son existence et de ses goûts. Il faisait un portrait flatteur de femme indépendante, intelligente, supérieure et séduisante, qui s’était entourée d’hommes éminents, et restait cependant une mondaine accomplie. Elle protestait avec des sourires, avec des petits « non » d’égoïsme content, s’amusant beaucoup de tous les détails qu’il donnait, et, sur un ton badin, elle en demandait sans cesse davantage, en l’interrogeant finement avec un sensuel appétit de flatteries. Il pensa, en la regardant : « Au fond, ce n’est qu’une enfant, comme toutes les autres ». Et il acheva une jolie phrase où il vantait son amour réel pour les arts, si rare chez une femme. Alors elle prit un air tout imprévu de moquerie, de cette gouaillerie française qui semble la moelle de notre race : Mariolle avait forcé l’éloge. Elle lui montra qu’elle n’était pas sotte. – Mon Dieu, dit-elle, je vous avouerai que je ne sais pas au juste si j’aime les arts ou les artistes. Il répliqua : – Comment pourrait-on aimer les artistes sans aimer les arts ? – Parce qu’ils sont quelquefois plus drôles que les hommes du monde. – Oui, mais ils ont des défauts plus gênants. – C’est vrai. – Alors vous n’aimez pas la musique ? Elle redevint subitement sérieuse. – Pardon ! j’adore la musique. Je crois que je l’aime plus que tout. Massival cependant est convaincu que je n’y entends rien. – Il vous l’a dit ? – Non, il le pense. – Comment le savez-vous ? – Oh ! nous autres, nous devinons presque tout ce que nous ne savons pas. – Alors Massival pense que vous n’entendez rien à la musique ? – J’en suis sûre. Je vois cela rien qu’à la façon dont il me l’explique, dont il souligne les nuances tout en ayant l’air de ruminer : « Ça ne sert à rien ; je fais cela parce que vous êtes bien gentille ». – Il m’a pourtant annoncé qu’on entendait chez vous de meilleure musique que dans n’importe quelle maison de Paris. – Oui, grâce à lui. – Et la littérature, vous ne l’aimez pas ? – Je l’aime beaucoup, et j’ai même la prétention de la sentir fort bien, malgré l’avis de Lamarthe. – Qui jugé aussi que vous n’y comprenez rien ? – Naturellement. – Mais qui ne vous l’a pas dit non plus. – Pardon ! il me l’a dit, celui-là. Il prétend que certaines femmes peuvent avoir une perception délicate et juste des sentiments exprimés, de la vérité des personnages, de la psychologie en général, mais qu’elles sont totalement incapables de discerner ce qu’il y a de supérieur dans sa profession, l’art. Quand il a prononcé ce mot, l’art, il n’y a plus qu’à le mettre à la porte. Mariolle demanda en souriant : – Et vous, qu’en pensez-vous, madame ? Elle réfléchit quelques secondes, puis le regarda bien en face pour voir s’il était tout disposé à l’écouter et à la comprendre. – Moi, j’ai des idées là-dessus. Je crois que le sentiment, vous entendez bien – le sentiment – peut faire tout entrer dans l’esprit d’une femme ; seulement ça n’y reste pas souvent. Y êtes-vous ? – Non, pas tout à fait, madame. – J’entends par là que pour nous rendre compréhensives au même degré que vous, il faut toujours faire un appel à notre nature de femme avant de s’adresser à notre intelligence. Nous ne nous intéressons guère à ce qu’un homme ne nous rend pas d’abord sympathique, car nous regardons tout à travers le sentiment. Je ne dis pas à travers l’amour – non – à travers le sentiment, qui a toutes sortes de formes, de manifestations, de nuances. Le sentiment est quelque chose qui nous appartient, que vous ne comprenez pas bien, vous autres, car il vous obscurcit, tandis qu’il nous éclaire. Oh ! je sens que cela est bien vague pour vous, tant pis ! Enfin, si un homme nous aime et nous est agréable, car il est indispensable que nous nous sentions aimées pour devenir capables de cet effort-là, et, si cet homme est un être supérieur, il peut, en s’en donnant la peine, nous faire tout sentir, tout entrevoir, tout pénétrer, mais tout, et nous communiquer par moments, et par morceaux, toute son intelligence. Oh ! cela s’efface souvent ensuite, disparaît, s’éteint, car nous oublions, oh ! nous oublions, comme l’air oublie les paroles. Nous sommes intuitives et illuminables, mais changeantes, impressionnables, modifiables par ce qui nous entoure. Si vous saviez combien je traverse d’états d’esprit qui font de moi des femmes si différentes, selon le temps, ma santé, ce que j’ai lu, ce qu’on m’a dit. Il y a vraiment des jours où j’ai l’âme d’une excellente mère de famille, sans enfants, et d’autres où j’ai presque celle d’une cocote… sans amants. Il demanda, charmé : – Croyez-vous que presque toutes les femmes intelligentes soient capables de cette activité de pensée ? – Oui, dit-elle. Seulement elles s’endorment, et puis elles ont une existence déterminée qui les entraîne d’un côté ou d’un autre. Il demanda encore : – Alors, au fond, c’est la musique que vous préférez à tout ? – Oui. Mais ce que je vous disais tout à l’heure est si vrai ! Certainement je ne l’aurais pas goûtée comme je la goûte, adorée comme je l’adore, sans cet ange de Massival. Toutes les œuvres des grands, que j’aimais déjà passionnément, eh bien ! il a mis leur âme dedans en me les faisant jouer. Quel dommage qu’il soit marié ! Elle dit ces derniers mots avec un air enjoué, mais de si profond regret qu’ils primaient tout, ses théories sur les femmes et son admiration pour les arts. Massival, en effet, était marié. Il avait contracté, avant le succès, une de ces unions d’artistes qu’on traîne ensuite jusqu’à sa mort, à travers la gloire. Il ne parlait jamais de sa femme, d’ailleurs, ne la présentait point dans le monde, où il allait beaucoup, et, bien qu’il eût trois enfants, on le savait à peine. Mariolle se mit à rire. Décidément, elle était gentille, cette femme, imprévue, d’un type rare, et fort jolie. Il regardait, sans pouvoir s’en lasser, avec une insistance dont elle ne semblait point gênée, ce visage grave et gai, un peu mutin, au nez hardi, et d’une carnation si sensuelle, d’un blond chaud et doux, flambé par le plein été d’une maturité si juste, si tendre, si savoureuse, qu’elle semblait arrivée à l’année même, au mois, à la minute de son complet épanouissement. Il se demandait : « Est-elle teinte ? » et il cherchait à distinguer la petite ligne plus pâle ou plus sombre à la racine des cheveux, sans pouvoir la découvrir. Des pas sourds, derrière lui, sur les tapis, le firent tressaillir et tourner la tête. Deux domestiques apportaient la table à thé. La petite lampe à flamme bleue faisait doucement murmurer l’eau dans un grand appareil argenté, luisant et compliqué comme un instrument de chimiste. – Vous prendrez une tasse de thé ? demanda-t-elle. Quand il eut accepté, elle se leva, et alla, d’une démarche droite, sans balancements, distinguée par sa raideur même, vers la table où la vapeur bouillante chantait dans le ventre de cette machine, au milieu d’un parterre de gâteaux, de petits fours, de fruits confits et de bonbons. Alors, son profil se dessinant nettement sur la tenture du salon, Mariolle remarqua la finesse de la taille et la minceur des hanches, sous les épaules larges et la gorge pleine qu’il avait admirées tout à l’heure. Comme la robe claire traînait enroulée derrière elle et semblait allonger sur le tapis un corps sans fin, il pensa crûment : « Tiens ! une sirène. Elle n’a que ce qui promet. » Elle allait maintenant de l’un à l’autre, offrant ses rafraîchissements avec une grâce de gestes exquise. Mariolle la suivait des yeux, mais Lamarthe, qui se promenait, sa tasse à la main, l’aborda et lui dit : – Partons-nous ensemble ? – Mais oui. – Tout de suite, n’est-ce pas ? Je suis fatigué. – Tout de suite. Allons. Ils sortirent. Dans la rue, le romancier demanda : – Vous allez chez vous ou au cercle ? – Je vais passer une heure au cercle. – Aux Tambourins ? – Oui. – Je vous conduis à la porte. Moi, ces endroits-là m’ennuient. Je n’y entre jamais. J’en suis uniquement pour avoir des voitures. Ils se prirent le bras et descendirent vers Saint-Augustin. Ils firent quelques pas ; puis Mariolle demanda : – Quelle bizarre femme ! Qu’en pensez-vous ? Lamarthe se mit à rire tout à fait. – C’est la crise qui commence, dit-il. Vous allez y passer comme nous tous : moi je suis guéri, mais j’ai eu cette maladie-là. Mon cher ami, la crise consiste pour ses amis à ne parler que d’elle quand ils sont ensemble, quand ils se rencontrent, partout où ils se trouvent. – Dans tous les cas, pour moi, c’est la première fois, et c’est bien naturel, puisque je la connais à peine. – Soit. Parlons d’elle. Eh bien vous allez en devenir amoureux. C’est fatal, tout le monde y passe. – Elle est donc bien séduisante ? – Oui et non. Ceux qui aiment les femmes d’autrefois, les femmes à âme, les femmes à cœur, les femmes à sensibilité, les femmes des romans passés, la prennent en grippe, et l’exècrent à tel point qu’ils finissent par dire sur elle des infamies. Les autres, nous, qui goûtons le charme moderne, nous sommes forcés d’avouer qu’elle est délicieuse, pourvu qu’on ne s’attache pas à elle. Et c’est justement ce que tout le monde fait. On n’en meurt pas du reste, on n’en souffre même pas trop ; mais on rage qu’elle ne soit pas différente. Vous y passerez si elle le veut ; d’ailleurs, elle vous gobe déjà. Mariolle s’écria, écho de sa secrète pensée : – Oh ! moi, je suis pour elle le premier venu, et je crois qu’elle tient aux titres de toute nature. – Oui, elle y tient, parbleu ! mais en même temps elle s’en moque. L’homme le plus célèbre, le plus recherché et même le plus distingué ne retournera pas dix fois chez elle s’il ne lui plaît point ; et elle s’est attachée d’une façon stupide à cet idiot de Fresnel et à ce poisseux de Maltry. Elle s’acoquine avec des crétins sans excuse, on ne sait pourquoi, peut-être parce qu’ils l’amusent plus que nous, peut-être parce qu’au fond ils l’aiment davantage, et que toutes les femmes sont plus sensibles à cela qu’à n’importe quoi. Et Lamarthe parla d’elle, analysant, discutant, se reprenant pour se contredire, interrogé par Mariolle, répondant avec une ardeur sincère, en homme intéressé, entraîné par son sujet, un peu dérouté aussi, ayant l’esprit plein d’observations vraies et de déductions fausses. Il disait : « Elle n’est pas seule d’ailleurs : elles sont cinquante aujourd’hui, sinon plus, qui lui ressemblent. Tenez, la petite Frémines qui entrait chez elle tout à l’heure est toute pareille, mais plus hardie d’allure, et mariée avec un étrange monsieur, ce qui fait de sa maison un des asiles de déments les plus intéressants de Paris. Je vais beaucoup aussi dans cette boîte-là. » Ils avaient suivi, sans y songer, le boulevard Malesherbes, la rue Royale, l’avenue des Champs-Élysées, et ils arrivaient à l’Arc de Triomphe, quand Lamarthe brusquement tira sa montre. – Mon cher, dit-il, voilà une heure dix minutes que nous parlons d’elle ; ça suffit pour aujourd’hui. Je vous conduirai une autre fois à votre cercle. Allez vous coucher, et j’en fais autant.
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