L’Agrafe-1

3023 Words
L’AgrafeAvant la Révolution de 89, la forêt de Sénart était le théâtre de grandes et belles chasses. On sait qu’il était de règle que le roi Louis XV y fit la Saint-Hubert ; mais l’équipage royal n’y venait guère que pour cette solennité. Il donnait la préférence aux résidences de Saint-Germain, de Marly, de Fontainebleau et de Compiègne. En revanche, bon nombre de seigneurs chassaient à Sénart. La forêt est enveloppée d’un beau pays accidenté et comme fait à plaisir pour courre le cerf : ce sont des plaines légèrement onduleuses, des buissons, des vergers et des horizons qui permettent à la vue de suivre au loin la marche aventureuse de l’animal qu’on poursuit. Jadis, toutes ces campagnes étaient peuplées de belles demeures seigneuriales, de châteaux aux tourelles historiques, de clochers qui ajoutent l’élément pittoresque aux agrestes et sylvatiques aspects des paysages, et servent en même temps à l’orientation du veneur. Le bruit du cor et la voix des meutes qui retentissaient dans le calme de ces vastes campagnes se sont éteints. Un moment, sous la Restauration, l’écho se réveilla au bruit de la trompe, on vit courir sur l’ourlet de la forêt et à travers les plaines, des équipages et des livrées bleues galonnées d’argent ; mais ce fut un rêve : depuis, le silence couvre ces campagnes de ses lourdes ailes. Le laboureur, qui fait péniblement son sillon, regarde et ne voit plus se forlonger le cerf aux abois, il n’entend plus la meute qui hurle ni les chevaux qui hennissent. Voulez-vous voir un moment cette campagne comme elle était au temps de la vieille France de qualité ? Regardez avec nous ! Des hauteurs de Champrosay, à gauche, sur une longueur sans fin, est le vert rideau de la forêt de Sénart à la lisière anfractueuse. En face, est une vaste suite de plaines semées d’arbres ; à droite, les eaux sinueuses de la Seine qui charrie dans son cours les nuages du ciel. Ici un village et son clocher, là un château qui se mire dans le fleuve, puis un autre village : c’est Soisy-sous-Etioles, Ligny, Draveil, les Bergeries, Ormoy, Lieursaint, puis d’autres châteaux, et toujours ainsi. Tournons nos regards dans une autre direction : vers la pointe avancée de la forêt qui touche au hameau de Laval, voyez cette troupe de cavaliers et ces chiens qui les précèdent : c’est une chasse ! Quels brillants uniformes ! quelles riches et gaies livrées !… Le cerf, après un débuché qui a duré plus d’une heure, est rentré au bois. Vingt veneurs le poursuivent, sans compter les piqueurs, les valets de limiers et les gens de suite ; vingt jeunes seigneurs des meilleures lignées, vingt don Juan aux mains blanches, aux manchettes de malines, aux allures de cour. Quittons la plaine et pénétrons avec eux sous ces épais couverts de Sénart, où nous ne tarderons pas à assister à l’un des épisodes tantôt gais, tantôt dramatiques de leurs joyeuses existences. Ils ont pris l’étroite avenue de la Croix, et le cerf, qui a de l’avance, a gagné les futaies du Grand-Carrefour. L’équipage est arrivé à sa suite ; mais le soleil darde d’aplomb ses rayons jaunes, la journée est sèche, la meute a perdu la trace, les chiens vont et viennent. Les trompes sonnent. Les cavaliers n’ont pas tardé à joindre les piqueurs. On leur annonce un défaut. – Dans ce cas, au diable le cerf ! s’écria le marquis de Sennemart. Messieurs, inscrivons de bonne grâce cette journée comme perdue dans nos fastes de vénerie, et déjeunons. Cette proposition est appuyée par le plus grand nombre parmi ces cavaliers. On fait halte, au grand mécontentement du vieux chef de l’équipage, qui jurait n’avoir jamais vu dans son jeune temps interrompre une chasse sur un défaut. – Allons, Étienne, mon ami, ne murmure pas. Tu boiras à la santé de chacun de nous, et je te verserai moi-même d’un vieux bourgogne qui te ravivera les humeurs. Vois-tu, Étienne, nous retrouverons dix cerfs pour un, et peut-être pas un autre appétit comme celui qui nous tient à cette heure. Le vieux piqueur se dérida à ces paroles de son maître, le marquis de Sennemart. – C’est si jeune ! se dit-il en hochant la tête ; n’importe, c’eût été une belle prise que ce cerf !… Bientôt la table de pierre du Grand-Carrefour fut chargée de bouteilles de vin, de pièces froides, de flacons de liqueurs ; autour de cette table se rangèrent les vingt jeunes gentilshommes ; derrière eux les chevaux et les valets, les piqueurs, les meutes ralliées et impatientes ; sur leur tête un beau ciel de septembre ; dans leur cœur la jeunesse, le plaisir, le bonheur. Entre la chasse qu’ils ont faite depuis le lever du soleil, et celle qu’ils recommenceront tout à l’heure, cette halte était indispensable. C’est un repas fortifiant égayé de propos sans suite, mais d’où partent par milliers des étincelles qui indiquent leurs plus ardentes préoccupations. C’est le jeune baron de Bouville qui s’écrie : – J’ai gagné hier, au petit jeu de la duchesse de Renef, cent vingt-cinq pistoles. – Et moi j’en ai perdu cinq cents au lansquenet, chez madame la présidente. – J’aime mieux cela, comte de Saint-Pierre : une perte est une bonne entrée dans le monde. Les jolies femmes s’intéressent au malheur quand il est accepté avec gaieté. Pour qui jouons-nous, si ce n’est pour elles ? – De L’Épône a ma foi raison ; mais à la condition qu’elles nous acquitteront la perte, n’est-ce pas, Mercury ? – De quoi s’agit-il, de vin de Bordeaux ? – Des femmes. – Et vous dites ?… Pardon, comte de Falleux, passez-moi du pâté de lièvre. – Nous disons, reprit le chevalier de Perceval, que les jolies femmes aiment les jeunes gentilshommes qui perdent sans se dolenter. – Surtout, appuya le chevalier de L’Épône, quand c’est leurs maris qui gagnent, parce qu’alors tout est profit pour elles : consolation d’un côté et recette de l’autre. – Une épigramme à leur adresse, bravo, de L’Épône ! – Non, c’est une vérité : versez-moi de ce bordeaux, je vous prie. – Est-ce votre avis, vicomte de Juvisy, vous qui ne dites rien ? Cette interpellation faite au vicomte de Juvisy, à propos d’une s*****e du chevalier de L’Épône, mettait en présence les deux principaux personnages dont nous aurons à nous occuper. C’étaient deux natures de nuances bien tranchées. De L’Épône était l’incarnation de la rouerie de ce siècle si roué ! Joyeux buveur, duelliste éprouvé, joueur effréné, brave, adroit, vif, impétueux, cavalier habile, infatigable à tous les exercices, il se multipliait pour les plaisirs, dans lesquels ses forces et son énergie semblaient se retremper ; doué, du reste, d’une physionomie noble et belle, d’une taille bien prise, on retrouvait en lui toutes les traditions aristocratiques de l’élégance et des belles manières. Le vicomte de Juvisy était d’un extérieur plus posé et plus symétrique. Au fond de l’expression charmante et veloutée de ses grands yeux noirs, il y avait un rayon qui dardait et venait droit à vous avec la rigidité du fer. Ce rayon partait d’une âme énergique et passionnée ; mais il y avait moins de tapage et de turbulence dans ses façons, dans sa bravoure et dans son impétuosité, que chez le chevalier. Il avait en concentration tout ce que celui-ci avait en expansion. À ses manières timides, un peu farouches même, à sa réserve auprès des femmes, on aurait volontiers suspecté Juvisy de porter un secret amour dans le cœur. De L’Épône ne s’était jamais rendu compte du sentiment et du degré d’estime qu’il pouvait avoir pour Juvisy ! Ce dernier avait peut-être vaguement pressenti que son penchant naturel allait peu vers le chevalier. Après un moment de silence, Juvisy répondit à la question qui lui avait été faite. – Je ne joue jamais, dit-il ; je ne puis donc avoir une opinion sur ce point. – Et pourquoi ne jouez-vous pas ? – Je n’aime pas le jeu. – Est-ce par principes ? – Est-ce par goût ? – Est-ce par religion ? demanda de L’Épône. – C’est par raison de santé, monsieur le chevalier. – Délicieux ! La Brie ! du tokay sur cette réponse. – Je vais vous dire, reprit de L’Épône, pourquoi le vicomte ne joue pas : c’est qu’il a fait serment à une femme de ne pas jouer. – Non, monsieur, ce n’est pas cela, répliqua sèchement Juvisy. – À propos de femme, quel est celui, parmi nous, messieurs, dit le marquis de Sennemart, qui ne sait pas encore la dernière aventure dont notre très illustre ami et passé maître en fait de galanterie, le chevalier de L’Épône, est le héros ? – Je la connais. – Et moi aussi. – Moi de même. – J’en rougis, s’écria le comte de Saint-Pierre, et je suis tenté d’en faire mes excuses au chevalier, mais je dois convenir que je n’en ai pas encore entendu parler. – Et vous, monsieur de Juvisy ? – Ni moi, répondit ce dernier. – Dans ce cas, dit le marquis de Sennemart, vous aurez, j’en suis sûr, quelque plaisir à l’entendre raconter. – Écoutons. Le marquis salua le chevalier de L’Épône avec une comique courtoisie, et se tournant vers la joyeuse compagnie : – Messieurs, dit-il… D’abord faut-il nommer les masques ? – Plutôt deux fois qu’une. – Inutile, dit le vicomte de Juvisy se mettant au-dessous de l’opinion unanime. – Du scandale ou rien, cria le chevalier de Perceval. – La majorité, continua le marquis de Sennemart avec un grand sang-froid, est pour que je mette les noms propres sur les faits. Seulement je baisserai la voix… Je commence. Toutes les têtes rangées autour de la grande table de pierre, se dirigèrent vers le marquis. « Vous connaissez la belle, la charmante, la gracieuse, la jeune marquise de Cailleul, et vous connaissez aussi la magnifique, la somptueuse agrafe que nous avons vue briller à la cravate du chevalier de L’Épône… » À ce préambule, le vicomte de Juvisy avait été tout à coup comme pris de vertige. Son cœur battit aussi fort, aussi net que le mouvement d’une pendule. Il avait pâli ; mais il se raffermit promptement contre cette émotion, et s’étant composé un visage de circonstance, il se mit à écouter. Sa curiosité était âcre et pleine de souffrance. – Cette agrafe, continua M. de Sennemart, vaut quinze cents louis, et le chevalier possède un si merveilleux talent pour la faire valoir, que sur lui ce bijou semble doubler de prix. Or, vous le savez, messieurs, les diamants étaient nombreux à la dernière fête de Fontainebleau : c’était à qui s’éclipserait par l’éclat des parures. Les diamants sont décidément de mode et de grand ton. Notre ami le chevalier savait-il cette circonstance ? L’ignorait-il ? Je ne saurais l’affirmer, c’est le secret de son étoile ou celui de son habileté. Toujours est-il qu’à la dernière soirée au château de Champrosay, il parut avec sa merveilleuse agrafe. L’imagination de la marquise, qui se souvenait encore de la fête de Fontainebleau, en fut frappée, et dans un de ces moments d’étourderie expansive, entraînée, séduite par la magnificence de ces diamants, elle prétendit que ce bijou était le plus beau qu’elle eût vu et que son éclat la fascinait. Ceci, je vous le répète, messieurs, se passait mercredi à Champrosay, où nous étions réunis selon notre habitude de chaque semaine. Un grand nombre parmi nous jouaient au lansquenet ; moi, je me le rappelle, je causais gravement avec la marquise douairière, mère de notre gracieuse hôtesse, et Juvisy rêvait, je crois, sous les allées de tilleul. Vous voyez que le chevalier était le mieux occupé de nous tous… – Je proteste, interrompit M. de Torigny, car j’étais alors en pleine causerie avec mademoiselle Hus, la délicieuse actrice de la Comédie-Française, qui avait quitté le clavecin. – Soit, monsieur de Torigny, dit le marquis de Sennemart, votre protestation est admise sans examen… Je reprends : le chevalier comprit l’avantage que venait de lui faire le cri admiratif échappé à la jeune marquise, et il n’était pas homme à le laisser couler de ses mains. “Madame, dit-il à la marquise, vous connaissez mon admiration pour tous vos mérites ; il n’est pas de sacrifice que je n’offrisse en échange d’une preuve de votre intérêt… Cette agrafe est à vous.” La marquise resta silencieuse et sourit. Le chevalier poursuivit : “Le jour où le duc de Buckingham sut d’Anne d’Autriche qu’il était aimé d’elle, il détacha de son manteau le plus beau diamant de cette époque et le jeta par les croisées, voulant, disait-il, contribuer au bonheur d’un autre, le jour où la Providence le rendait le plus heureux des hommes… Moi, madame la marquise, si j’étais aussi heureux que le duc de Buckingham, je ne voudrais pas lui céder en libéralité, mais je ne voudrais pas que le hasard profitât de mon bonheur.” La marquise, qui souriait toujours, à ces mots regarda le chevalier d’un air étonné. Lui, d’un mouvement de tête, confirma ses paroles, puis tous deux restèrent silencieux : ce silence était significatif, et le chevalier reprit un moment après : “Demain soir j’irai déposer cette agrafe sur votre toilette… Le voulez-vous ?” La marquise ne répondit pas. Son silence fut long. Elle paraissait réfléchir, et quoiqu’il y eût quelque chose de méditatif dans son air, un sourire fin, impénétrable, ne quittait pas ses lèvres. Je puis prendre sur moi de vous dire, continua M. de Sennemart, que tout autre que le chevalier aurait été fort étonné de voir son offre si peu discutée… Un peu plus tard dans la soirée, la marquise se retrouva près de lui et lui murmura ces paroles : “Vous connaissez la distribution de ce château, mon appartement est contigu à celui de ma mère, le grand escalier est impraticable, celui à gauche du vestibule est plus sûr, mais les difficultés sont nombreuses néanmoins… – Je les braverai, répondit de L’Épône. – Cinq minutes au plus… une obscurité complète, c’est tout ; acceptez-vous ces conditions pour demain ? – J’accepte”, dit le chevalier, et ils se séparèrent. La marquise rejoignit mademoiselle Hus, et toutes deux se plurent, pendant le reste de la soirée, dans une causerie des plus gaies, des plus longues et des plus animées. L’heureux moment arrivé, le chevalier s’introduisit discrètement dans le boudoir de la marquise, où, selon les traités, il ne fit qu’une courte station, mais enfin où il eut la gloire immense de pénétrer. Quand il en sortit, il n’avait plus la fameuse agrafe, c’est-à-dire, messieurs, je me trompe, il l’avait toujours…” À ces mots, un mouvement de surprise circula parmi tous les auditeurs du marquis de Sennemart. – Voici, reprit celui-ci, comment cela s’explique : le lendemain de son entretien avec la jolie marquise, de L’Épône déjeunait avec nous, et il nous dit la singulière aventure dans laquelle il se trouvait engagé. “Et comment finira-t-elle ? lui demandâmes-nous. – Ferez-vous le sacrifice de votre agrafe ? La marquise, belle, éblouissante de grâce, n’est pas indigne d’une pareille libéralité ! dirent plusieurs. – À votre place, je déclinerais l’honneur qu’on veut me faire, dit un autre, et je n’irais pas à ce ruineux rendez-vous ! – Rassurez-vous, s’écria alors le chevalier, j’arriverai jusqu’à la belle marquise et je sortirai de son boudoir sans y avoir laissé mon agrafe !… – Et comment ? – Oh ! Facilement : par un subterfuge renouvelé des fastes de mon illustre cousin le comte de Baudran, lequel triompha de la célèbre Dubarry alors qu’elle n’était encore que mademoiselle Lange et la pensionnaire de la Gourdan. – Ce moyen, quel est-il ?… – Il s’agit tout simplement de la substitution d’une parodie. De bijou, d’un diamant de contrebande au bijou véritable. – La ruse est peu loyale, elle est mauvaise et ne réussira pas”, dirent plusieurs. D’autres propos de ce genre suivirent, et finalement un défi fut jeté à la face du chevalier. Celui-ci, piqué au jeu, s’écria dans un emportement d’après boire, que non seulement il réussirait une fois, mais deux. Le pari fut tenu. L’évènement lui a donné raison jusqu’ici, et il nous faut reconnaître qu’il a brillamment, superbement gagné la première manche ; néanmoins le plus difficile reste à faire, car dès le lendemain même la marquise avait reconnu la ruse du chevalier. Mais elle a pris sa déconvenue héroïquement, et la preuve, c’est que nul de nous ne s’est aperçu que son humeur s’en fût ressentie. C’est toujours le même enjouement, les mêmes sourires, le même accueil fait à tous ses amis. Elle s’est contentée de rendre à de L’Épône sa fausse agrafe. Voilà, messieurs, où en est cette affaire, le commencement fait honneur à notre camarade, la fin le couvrira de gloire ; mais, quoi qu’il arrive, convenons qu’il aura bien mérité le succès. J’aime à penser qu’à sa place, messieurs, vous en eussiez fait tout autant que lui ! – Certes oui, répondirent en masse les jeunes gentilshommes. – Certes non, dit plus haut que tous le vicomte de Juvisy avec une expression de douleur et de rage concentrées, et dont le veto se perdit dans les hourras et les santés en l’honneur du chevalier. Un moment de silence s’était fait. – Assez de repos ! Messieurs, s’écria le marquis de Sennemart en prenant vivement d’un de ses domestiques la bride de son cheval ; partons ! À cheval, baron de Bonville ; à cheval, chevalier de Perceval ! – À cheval ! répéta le comte de Saint-Pierre. Le marquis de Sennemart, placé en tête de ses jeunes compagnons, se retourna avant de prendre le galop pour s’assurer qu’ils étaient tous prêts à le suivre. – Eh bien ! Juvisy ? – Partez sans moi, messieurs. – Que signifie ?… Allons donc ! – Je ne vous suivrai pas… je reste… – Voulez-vous bien vite monter à cheval ! – Non, cher marquis, je demeure ici, vous me retrouverez au retour. Excusez-moi. – Et le motif, s’il vous plaît ? – La fatigue. – Oh ! Oh ! la fatigue, se prirent à dire en ricanant tous les jeunes et bouillants chasseurs qui entendirent la réponse du vicomte de Juvisy. – Un sofa à mademoiselle la vicomtesse, dit le comte de Saint-Pierre. – Un écran, ajouta le petit comte de Falleux, mademoiselle la vicomtesse a chaud. – Voulez-vous un éventail et un flacon d’eau de la Reine de Hongrie ? dit à son tour le chevalier de L’Épône en fouettant l’air avec sa cravache. – Voyons, Juvisy, soyons sérieux et surtout soyons brefs. Nous avons un second cerf à attaquer, et le temps nous manquerait si nous prenions trop de plaisir à converser plus ou moins agréablement dans ce carrefour ! Quelle raison grave avez-vous, Juvisy, pour ne pas nous accompagner ? La fatigue est une mauvaise plaisanterie. – Si vous ne trouvez pas ma raison assez bonne, que le chevalier de L’Épône en invente une meilleure, mais je renonce au plaisir de vous suivre. – Et nous, reprit le chevalier, nous ne renonçons pas au plaisir de votre compagnie. – Très bien ! – Bravo ! de L’Épône, c’est là parler ; il faut qu’on t’obéisse. – Qu’on le mette à cheval ! s’écria le chevalier de L’Épône… À nous, nos gens ! – De la violence, messieurs ! dit le vicomte de Juvisy en souriant, mais son sourire était un défi… Qui oserait ?… – Puisque la bonne grâce ne peut rien obtenir de vous, dit de L’Épône. – Jusqu’ici ce n’était qu’un désir chez moi, qu’une fantaisie de ne pas vous suivre, maintenant c’est une volonté. Mon gant à celui qui ne la respectera pas. L’effet suivit la menace, Juvisy jeta son gant, mais non au hasard, car le gant alla droit au chevalier de L’Épône. Plusieurs parmi les jeunes gens avaient sauté à bas de cheval pour le ramasser, mais de L’Épône ne pouvait faillir de le faire avant eux. En se relevant il avait un pistolet à la main. Juvisy en un instant se trouva armé et placé à quinze pas de distance du chevalier de L’Épône, entre une double haie formée par les jeunes gentilshommes témoins naturels de cette passe-d’armes improvisée. – Vous êtes l’offensé, dit le chevalier de L’Épône. – J’en conviens, répondit Juvisy. – Cette fleur de bluet suffit-elle, demanda le chevalier de L’Épône après en avoir arraché une dans les foins, qui abondaient autour du rond-point où ils se trouvaient tous réunis, et l’avoir placée par la tige entre ses dents. – Très bien… dit Juvisy… seulement la tige est un peu courte et la fleur bien près de vos lèvres… – N’importe ! répliqua de L’Épône. Parmi les témoins de cette dispute, il ne s’en trouva qu’un seul pour empêcher ce duel, dont nous allons expliquer la périlleuse originalité : ce fut le chevalier d’Arguia.
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