Les Mots De Ma Mère

1145 Words
La Maison des Souvenirs Sereins se trouvait au fond du parc de Saint-Cloud, bien planquée derrière les arbres. Ce nom-là faisait penser à quelque chose d’à moitié beau, presque trompeur - comme si on murmurait : "Ici, tu t’effaces tranquillement." En entrant, Élise sentit tout de suite cette puanteur collante revenir. Celle qu’on ne reconnaît que trop bien. Du produit chimique mêlé à de la bouffe froide et aux pétales morts. Une haleine de fin qui traîne partout. Le couloir ne faisait presque aucun bruit, juste un vague bourdonnement de télé quelque part, avec le crissement discret de ses chaussures sur le carrelage mou. Son portable à vibrer dans sa poche - un texto de Chloé. « Et alors, cette clé ? Un trésor caché ? un virus informatique ? » Elle l’a laissé sans réponse. Personne n’était au courant pour ce qu’elle avait trouvé, comme si dire ça tout haut risquait de rendre les choses plus dangereuses. Depuis, la clé traînait là, planquée dans la poche de sa veste suspendue près de l’entrée, pareille à un secret qui guette derrière la porte. Elle l’a vue dans le salon, recroquevillée dans son siège préféré, les yeux rivés au dehors. La fenêtre s’ouvrait sur un parc avec des arbres nus, sans feuilles. Sa mère regardait loin, très loin, sans bouger. Ses doigts fins reposent à plat sur ses cuisses, comme figés. Autour du cou, une étoffe douce – reste d’un temps plus clair – tombait mollement. « Bonjour maman », Élise avança doucement, posa une bise sur sa joue pâle et plissée. La vieille femme pivota tout en douceur vers elle. Ses yeux, presque gris tant leur bleu était fané, eurent un temps d’arrêt avant de faire le lien. Ensuite seulement, une petite flamme vacilla dans ses prunelles. « Ma puce… T’as fait le chemin » Sa voix tremblait, presque muette, comme étouffée par le silence. « Oui, maman. Je t'ai apporté des macarons. Ceux que tu aimes. » Elle posa la petite boîte sur la table basse. « C’est gentil. » Les yeux d’Édith erra de nouveau vers la fenêtre, puis vers le carreau. « Il va faire froid. Ton père... Ton père oublie toujours son manteau. » Un mal connu a serré la poitrine d’Élise. Il y a quinze ans que son père est parti. Pourtant, chez Édith, le temps s’embrouille : passé comme présent se touchent, les absents reviennent, tout flotte dans une sorte de maintenant flou. « Il fait attention, ne t'inquiète pas », dit-t-elle doucement, prenant la main de sa mère. Elle était légère comme une feuille sèche. Elles sont restées là, sans parler, leurs mains jointes, les yeux fixés sur les arbres nus qui remuaient sous le vent. Un geste habituel entre elles deux. Parfois, Élise racontait sa journée, c'est délire avec Chloé, ou des choses sans importance - même si tout disparaissait au fur et à mesure. Aujourd'hui, pourtant, les mots de la note sur la clé USB lui brûlaient les lèvres. - au cas où t'aurais la mémoire courte. « Maman… tu connais un truc qui s’appelle "Mnémosyne" ? Enfin, la fondation avec ce nom-là ?» Le mot a sonné creux, comme avalé par un vide. Édith n’a rien dit, les yeux fixés au loin dans le jardin. Une vague de lassitude a traversé Élise. Tout cela n’avait aucun sens. Après tout, qu’est-ce qu’elle attendait vraiment ? Puis, tout doucement, celle qu’elle tenait en main commença à presser la sienne. Les doigts d’Édith se crispèrent contre les siens, fort, comme jamais elle n’aurait cru possible. Elle pivota le visage vers elle ; quelque chose dans ses yeux était différent maintenant. Le brouillard habituel reculait un peu, remplacé par une fixité qui faisait froid. « Élise. » Sa voix basse tremblait, pleine d’une peur venue du fond de son âme. Parce qu’elle savait. Attention, « Méfie-toi. Méfie-toi de la Fondation, ma chérie. ». Tout semblait calme, pourtant non… ils surveillaient Élise bloqua son souffle. « Pourquoi, maman ? Qu'est-ce qu'ils ont fait ? » « Ils font disparaître chaque chose. » La phrase était claire, dure à entendre. « ils volent vos souvenirs… après ils les nettoie, les trie… ou balance tout. Ne crois jamais en eux. Surtout pas. » Sa prise s'est resserrée, ses doigts tremblent. Puis elle a murmuré : « Tu te souviens de la couleur de ta première robe ? Du nom de ton premier amour d'enfance ? Ils peuvent te les prendre. Ils l'ont fait. Ils... » Soudain, ses yeux s’assombrirent encore. La pression dans sa paume diminua. Elle glissa en arrière sur son siège, le visage désormais détaché, calme. « Tu as faim, ma puce ? Du coup je peux faire du thé si tu veux. » Le moment était déjà loin. La clarté, brutale et flippante, avait disparu net. Élise restait là, figée sur place, le cœur qui tapait fort, la paume encore tiède du geste brûlant de sa mère. Ils font disparaître chaque chose. Ces paroles tournaient en boucle, rappelant celle, tordue, sur la clé USB. Pas question d’un hasard ici. Plutôt une preuve. Un peu après, en mettant les macarons dans le meuble près du lit de sa mère, elle remarqua le tiroir de la table de chevet. Cette fois, sans réfléchir, elle tira dessus. Dedans, entre des kleenex, un rosaire et d’anciennes photos floues, quelque chose brilla : un cadre en métal pâle. Elle tendit la main pour le prendre. C’était un cliché d’Édith, plus jeune, en train de rire, les cheveux flottant dans l’air. Un bras autour des épaules d’une femme aux boucles foncées, joyeuse, qu’Élise n’avait jamais vue. Toutes deux face à une bâtisse en pierre, perdue dans un village loin de la ville. Derrière, une note griffonnée au stylo, avec cette calligraphie penchée typique de sa mère : « L. et moi, été 89. » L. ? Léa ? Ou peut-être Laurence… Lucie ? Rien ne résonnait en elle. Pas même une silhouette. Celle-là, qui était-elle, celle que sa mère conservait en secret, figée sur un vieux papier rangé dans le meuble ? Chaque élément découvert semblait débloquer non pas la vérité, mais des dizaines d’interrogations à la place. Quand elle a quitté l’établissement, l’air glacé lui a piqué les pommettes. Son portable en main, elle a finalement donné une réponse à Chloé. « C'était quoi déjà le nom de cette Fondation de neurologie dont ton cousin est fan ? » Une fois le message parti, elle a levé les yeux. Autour, les lampadaires se sont mis à briller dans la lumière grise du soir. Ce malaise qu’elle traînait depuis hier avait changé de forme. Pas juste de l’intérêt mêlé de crainte maintenant. Cela s’était transformé en une volonté froide, pas juste un caprice. Du fond de son esprit clair, sa mère lui avait balancé un avertissement. Elle avait l’intention de ne pas laisser passer ça.
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