L'Atelier des Oublis

978 Words
Parfois lente, cette discussion muette avec la vision d’un créateur absent formait son espace, son refuge. Ici, dans ce local modeste du 13e, tout lui obéissait. Elle lisait les fissures, les décollements de peinture, les taches dues au temps. L’ancien, en ces murs, devenait un casse-tête à régler grâce à des produits doux et une loupe puissante. Ils étaient dociles. « Dis-moi, tu es encore fascinée par les défunts ? » La voix traînante de Chloé n’a presque pas fait réagir Élise. Debout dans l’embrasure de la cabine, sa copine et coéquipier lui tendait un double expresso – ce petit rituel du matin. « Moins encombrants que les vivants », murmura Élise, le regard rivé au tableau. Elle parlait bas, à peine audible, comme si briser le silence risquait de tout gâcher. « C’est ton avis. Après tout, au moins, un vivant, tu peux l'inviter à dîner. Bouge toi un peu, Élise. Rencontre des gens. Des gens qui inspirent, quoi », dit Chloé Élise sourit légèrement. Le discours tournait en boucle depuis des semaines. Chloé, vive et pleine d’énergie, s’était accrochée à la solitude amoureuse de sa copine comme à une mission. Ensemble, elles ne passaient pas inaperçues : l’une flambait, l’autre se tenait au chaud sans bruit. « J’ai un rencard ce soir. Pas seul : avec ma mère » Chloé a poussé un souffle exagéré. « Édith, est sympa, d’accord… sauf qu’elle n’entre pas en ligne de compte. Moi, je veux parler d’un type costaud. Plutôt du genre mystérieux, avec des muscles et qui retape des tableaux anciens. » « Ce type de mec, on en trouve pas ». — On peut toujours imaginer Chloé avança doucement, déposa la tasse près du rebord du bureau, à l’écart des flacons. Elle plissa les yeux, passa en mode analyse, examina chaque détail de la peinture. « Belle bête. Est-ce que ça progresse ? — Ouais. Sauf que c’est pas solide. Le peintre a mélangé son pigment avec du jaune d’œuf, mais il s’y est pris comme un pied. La peinture gonfle à certains endroits. Faut tout réassembler avant même de songer à frotter. » C’était là son truc. La matière des objets. Les petites cassures, comment les couleurs réagissent entre elles, la résistance du bois ou du papier. Un monde précis qu’elle prenait comme guide. Autrefois ? Comme ces vieux tableaux : ils vieillissent, noircissent par endroits - pourtant, on arrive à les déchiffrer, à les remettre en ordre. Son propre passé n’avait rien de compliqué : une jeunesse tranquille, un père architecte parti jeune dans un crash, une maman tendre qui peu à peu disparaît, avalée par la brume froide de la maladie, amenant au loin ce qui restait de leurs souvenirs. Elle retourna à sa tâche, le pinceau glissant tout doux sur la matière pour sentir les petits soucis cachés. Un mouvement lent, presque comme une habitude silencieuse. Puis, sous un vieux film jauni mêlé à la crasse, là où la peinture blanche formait des tas bizarres, l’outil accrocha un point dur. Infime. Rien de voyant, sans doute qu’un résidu sec ou poussière coincée. Pourtant, quelque chose en elle - ce réflexe affûté après tant d’années penchées sur des toiles muettes - murmura : attends. « Un truc ? » fit Chloé, sentant qu’elle hésitait, la tension dans ses épaules. Je ne suis pas sûr. Un truc qui cloche avec le rendu Elle attrapa une loupe à deux lentilles, s’inclina en avant, sa respiration ralentissant. Autour, le silence tomba d’un coup, comme si l’endroit attendait aussi. En plein milieu du matériau, une minuscule silhouette carrée apparaissait cachée. Pas une erreur de peinture, ni un bout perdu de tissu. Bien trop droite, bien trop précise. D’une netteté presque voulue. Avec le scalpel, cet instrument fin mais effrayant, elle s’y est mise doucement, centimètre après centimètre, pour enlever la pellicule brillante qui recouvrait l’objet tel un insecte figé dans de la résine. Son pouls a accéléré légèrement, une pulsation discrète et bizarre au milieu du calme profond de l’établi. Intriguée, Chloé respirait à peine. Finalement, au bout de plusieurs minutes interminables passées à manier le bistouri comme un bijoutier, elle réussit à extraire la chose. Elle était posée là, fragile, presque invisible, mais dérangeante par sa forme bizarre. Pas un morceau d’étoffe ni une bête figée dans le temps. C’était une clé USB. Déplacée. Bizarre. Un petit bout de plastique sombre accolé à du métal, pas même âgée de cinq ans, cachée dans une oeuvre datant d’il y a cinquante ans. « C’est quoi ce truc ? », souffla Chloé, choquée, en avançant d’un pas. Elle ressemble à une clé USB… Sauf que personne n’en laisse traîner ici normalement. » Élise est restée silencieuse. Une drôle de sensation glaciale lui a traversé le corps. Elle tournait la clé dans ses mains recouvertes de gants en latex. Derrière, il y avait un bout de ruban de masquage collant, tout jaune et fragile. Dessus, des lettres fines, écrites en noir, formaient quelques mots Pour toi, au cas où t'aurais la mémoire courte. Un frisson court le long de son dos, brutal, instinctif. Les mots tournent en boucle là-haut, creux mais chargés d’alertes, de choses qu’on ne peut pas tenir. Pour une femme ? Pour elle ? Mais qui était "elle" ? Une inconnue tirée au sort parmi tant d’autres ? Retrouver quel morceau du passé ? Quel visage oublié ? L’artiste aux pinceaux usés ? Celui qui gardait la toile avant ? Le soleil avait changé de place, il avait lâché le tableau. L’air dans l’atelier s’était rafraîchi d’un coup, tout semblait plus terne maintenant. Cette odeur de résine, pourtant connue, lui piquait les narines, pesante et bizarre. Entre ses mains, ce petit grain de sable pris dans les rouages de sa vie bien réglée. Or là, au fond, elle sentait - sans pouvoir l’expliquer - que tout basculait irrémédiablement.
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