Chapitre 2
Elle ferma la porte doucement et Fortin se passa la main sur le front. Cette diablesse devinait tout. La veille, le commissaire Fabien l’avait fait venir jusqu’à son bureau pour une petite conversation entre hommes.
Le sujet n’était autre que Mary Lester. Fortin n’aimait pas du tout être ainsi convoqué par le grand patron. Il pensait qu’il ne ressort jamais rien de bon de ces tête à tête avec la haute autorité et, contrairement à certains qui « fayotaient » sans état d’âme, plus il était loin du patron, mieux il se portait.
Cependant le commissaire Fabien l’avait reçu avec une chaleur que le lieutenant Fortin n’avait jamais connue, ce qui n’avait fait que renforcer sa méfiance.
— Fortin, avait-il dit, Mary Lester m’inquiète.
Tout ce que le lieutenant avait trouvé à répondre, c’était bêtement : « Ah bon ? »
— Je crains, avait poursuivi le commissaire, que sa dernière enquête ne l’ait ébranlée psychiquement.
Fortin avait ouvert de grands yeux. Il ignorait les périphrases et fonçait droit au but.
— Vous pensez qu’elle a pété un plomb ?
— Tss ! avait fait Fabien, réprobateur.
Il était choqué tant par la trivialité de la formule que par ce qu’elle impliquait.
— Ai-je dit quelque chose de tel ?
Décidément ce gros type était sans nuances. Folle, Mary Lester ? Grand Dieu non !
— Je redoute que les péripéties qu’elle a endurées n’aient affecté son caractère.
Le front du grand lieutenant se plissa : « affecté son caractère ? » Qu’est-ce que le patron pouvait bien vouloir dire ? C’était peut-être la même chose que péter un plomb ?
Le patron le regardait, perplexe. Fortin décida que les deux formules se valaient et déclara :
— Il y a de quoi ! D’abord elle se fait allumer dans une rue de Meudon1, ensuite on essaye de lui faire avaler qu’un arbre centenaire n’a jamais été là où il était la veille, et, cerise sur le gâteau, un cinglé vient chez elle essayer de la tuer. Il y a de quoi avoir les flubes2, non ? Et en plus…
Fortin s’arrêta net, prenant soudain conscience qu’il allait dire quelque chose de trop.
Le patron ne fut pas dupe :
— En plus ?
— Euh, rien patron.
— Si, si, il y a quelque chose de plus, Fortin, allons, pas de cachotteries entre nous !
— Patron, dit-il éperdu, c’est qu’elle m’a dit de ne pas en parler.
— Elle vous a dit de ne pas en parler à tout le commissariat…
Fortin semblait souffrir mille maux. Sous sa masse, le siège réservé aux visiteurs, mis à mal, geignait.
— Mais je suis sûr, insinua Fabien, que vous en avez parlé à votre femme !
En bon flic, le commissaire avait l’art de prêcher le faux pour savoir le vrai.
— Ma femme… bredouilla Fortin au comble de l’embarras, ma femme ce n’est pas pareil.
Fabien croisa les bras et tonna :
— Comment ce n’est pas pareil ? Vous faites confiance à votre femme et vous ne le faites pas à votre patron ? Je retiens ça, lieutenant !
Il jouait admirablement l’indignation, si bien que Fortin se sentit plus mal que jamais.
Puis le commissaire se pencha sur son bureau, les bras croisés, et demanda à mi-voix en fixant le lieutenant d’un regard plein de curiosité.
— Une histoire de cœur ?
Fortin tressaillit. Il était mal barré entre Mary Lester si intuitive et ce commissaire qui devinait tout ! Il bredouilla :
— C’est-à-dire… Elle avait un copain depuis un moment…
— L’architecte ? demanda Fabien.
De nouveau, les yeux du lieutenant Fortin s’élargirent comme des soucoupes :
— Vous… Vous saviez ?
— Lieutenant, dit Fabien sibyllin, vous seriez étonné d’apprendre tout ce que je sais !
— Mais alors, si vous savez…
— Je veux que vous me le confirmiez !
Le grand se rendit :
— Ben voilà, c’est fini.
— Il l’a quittée ?
Fortin pencha misérablement la tête :
— J’sais pas qui a quitté l’autre, avoua-t-il, mais tout ce que je sais c’est qu’ils ne sont plus ensemble.
— Elle vous l’a dit ?
Fortin hocha la tête affirmativement.
— Manquait plus que cela ! gronda le commissaire.
Il se leva, fit quatre pas vers la fenêtre, revint vers le bureau, et se bloqua devant Fortin :
— Elle en est très affectée ?
Fortin renifla :
— J’sais pas. Elle essaye de faire bon visage, mais…
Le commissaire reprit ses déambulations tandis que Fortin restait prostré sur sa chaise, ne sachant quelle contenance tenir.
Tout en marchant, le patron soliloquait :
— Pas drôle qu’elle broie du noir, toute seule dans sa maison avec son chat, et ces images de l’agression de Blanic qui doivent hanter ses nuits. Si, en plus, elle a une déception amoureuse…
Il se planta devant Fortin :
— Il faudrait qu’elle change d’air, lieutenant, qu’elle prenne des vacances…
— Je lui ai dit, fit Fortin, mais elle ne veut pas. Elle garde ses congés pour aller voir une de ses copines en Australie.
Le patron fronça les sourcils :
— En Australie ?
— C’est ce qu’elle m’a dit.
Fabien bougonna :
— En Australie… A-t-on idée ?
À cela, Fortin ne sut que répondre. N’avait-elle pas déjà fait le voyage, sur un coup de tête ?3 D’ailleurs, le patron n’attendait pas de réponse. Il continua de soliloquer :
— Sans l’envoyer si loin, il faudrait l’éloigner de Quimper…
— Oui, mais comment ? demanda Fortin.
Le patron pila une nouvelle fois devant lui :
— Pour des raisons professionnelles, lieutenant.
— Ça, ce n’est pas de mon ressort, patron, parvint à dire Fortin.
— C’est vrai, lieutenant, cette décision m’appartient. Je vous remercie.
C’était le congé que Fortin attendait depuis qu’il était rentré dans ce bureau. Il se leva sans plus attendre et dit au commissaire Fabien :
— Pour l’histoire de son mec, patron, je ne vous ai rien dit, hein ?
— Rien, lieutenant, soyez tranquille. Quant à vous, de votre côté, ne faites pas état de cette conversation.
Il le fixa de son regard « laser », comme disait Fortin en parlant de ces yeux trop bleus qui semblaient lire dans son âme, et ajouta :
— À personne, vous m’avez entendu ? Même pas à votre femme !
— Compris patron.
Il put enfin sortir, mécontent de lui, en se disant que, décidément, ces apartés avec le commissaire Fabien n’apporteraient jamais rien de bon.
La porte fermée, le divisionnaire se remit à arpenter sa moquette en rongeant l’ongle de son index, signe, chez lui, de grande perplexité.
Il se rassit et écarta les bras en signe d’impuissance, contemplant sans les voir les courriers que son secrétaire avait déposés sur sa table.
Il prit les feuillets machinalement et s’efforça de lire mais sans pouvoir se concentrer.
Il fut tiré de sa lecture par la sonnerie du téléphone et la voix du brigadier Mériadec.
— Le commissaire Chasségnac pour vous, patron.
— Je prends, dit-il, ravi d’être sorti du tourbillon infernal de ces réflexions qui ne débouchaient nulle part.
Pierre Chasségnac occupait à Vannes le poste qu’occupait Fabien à Quimper. Plus jeune que Fabien d’une bonne dizaine d’années, il n’était pas encore divisionnaire, mais il avait le temps et les qualités requises pour y parvenir. Les deux hommes avaient fait connaissance au cours de ces réunions interpolice qui rassemblent périodiquement les patrons des services de la région Ouest et avaient sympathisé.
— Allô, Chasségnac ? Comment va ?
— Ça peut aller, dit Chasségnac sans enthousiasme.
Ils échangèrent les menus propos qui précèdent toute conversation, la pluie, le beau temps, « ça va chez toi ? » « pas mal, merci ! » jusqu’à ce que Fabien demande :
— Quel bon vent t’amène ?
— Bon vent… Bon vent… C’est vite dit, grommela Chasségnac.
— Quelque chose te tracasse ?
— Ouais, une connerie, mais qui n’en reste pas moins préoccupante.
— Ah…
— Un voyeur.
Fabien faillit éclater de rire.
— Un voyeur ? Si c’est tout ce que tu as comme tracas, tu es un homme heureux, mon cher Pierre.
— Tu peux rire, fit Chasségnac amer, j’en ai ri au début moi aussi. Un type qui faisait des trous dans les tentes pour regarder les femmes se déshabiller, j’ai trouvé ça marrant.
— Tous les étés, vous avez des affaires de ce genre, remarqua Fabien.
— Ouais, mais d’ordinaire, elles s’arrêtent au départ des campeurs. Cependant, je continue de recevoir des plaintes…
— Où opère-t-il, ce rigolo ?
La voix morne de Chasségnac disait qu’il ne voyait rien de rigolo à cette situation.
— Autour de Vannes : Sarzeau, Arradon, Baden…, dans des villas isolées, de préférence habitées par des femmes seules. Et ces femmes ont, en général, des maris qui occupent des situations en vue et qui ont le bras long.
— Je vois, dit Fabien sans se mouiller.
Chasségnac risqua :
— Je pensais que tu aurais peut-être une idée, car moi je ne sais par quel bout prendre le problème.
Après un temps de silence, Chasségnac demanda :
— Qu’est-ce que tu ferais à ma place ?
— Moi, dit Fabien sans hésiter, je confierais l’enquête au capitaine Lester.
— Ouais, mais moi je n’ai pas de capitaine Lester dans mes effectifs. Au fait, comment va-t-elle ?
— Tu es au courant de ses derniers exploits, je suppose ? demanda Fabien.
— Évidemment ! Toute la maison Poulaga est au courant. Se taper les bœuf-carottes, en coller carrément un au tapis et s’en tirer les cuisses propres, il faut le faire ! Ah, elle ne fait jamais rien à moitié, ta souris !
— Comme tu dis, fit Fabien, secrètement flatté.
— Sur quoi est-elle en ce moment ?
Fabien soupira :
— Tu sais ce que c’est, la routine, les petits dealers, les petits casseurs…
— Après les émotions qu’elle a eues, ça doit lui paraître bien fade, observa Chasségnac.
— Bien fade ou bien reposant…
— Ouais…
Il y eut un silence, puis Chasségnac risqua :
— Dis donc…
« Tiens, on a quelque chose à me demander » pensa Fabien.
— Oui ? fit-il d’une voix faussement candide.
La réponse semblait avoir du mal à sortir :
— Humm… Tu ne voudrais pas me la détacher ?
Les yeux de Fabien se plissèrent et sa bouche se pinça, réprimant un sourire :
— La détacher…
— Oui…
— À Vannes ?
— Évidemment !
— Mais pour quoi faire ?
Fabien jouait l’étonnement à merveille.
— Pour s’occuper un peu de mon voyeur.
— Holà ! Je ne sais pas si elle voudra… Il faudrait que je lui demande.
— Que tu lui demandes ? s’étonna Chasségnac, ne suffit-il pas que tu lui en donnes l’ordre ?
— Je crains fort que non.
Nouveau silence, puis Fabien ajouta d’un ton pénétré :
— C’est qu’on ne manœuvre pas le capitaine Lester comme un flic ordinaire !
— Même quand on est son divisionnaire ?
— Surtout quand on est son divisionnaire ! Question de psychologie, mon cher Pierre. La plupart de mes flics, je veux dire tous mes flics m’obéissent au doigt et à l’œil…
— Sauf le capitaine Lester ?
Il y avait comme du sarcasme dans la voix de Chasségnac.
— Avec Lester, mieux vaut convaincre qu’ordonner. Je préfère t’avertir, si toutefois tu persistes à vouloir utiliser ses compétences.
— Je vois… fit Chasségnac en pensant qu’il était temps que le vieux Fabien prenne sa retraite.
Il ne voyait rien, mais, sur l’instant, il ne trouvait rien de plus intelligent à ajouter.
Après un silence, il laissa tomber :
— Eh bien, fais pour le mieux…
— Je ne sais pas si ça suffira, fit Fabien.
— Je te fais confiance, assura Chasségnac, tu sauras bien la convaincre.
— Je l’espère, dit prudemment Fabien. Je te tiens au courant.
— Je t’en remercie par avance, mon cher Lucien. Et si tu passes par Vannes…
— C’est ça, je passe te voir et tu m’offriras un verre. Salut !
Il raccrocha et se frotta les mains en monoloquant :
— Coup double ! J’oblige ce cher Chasségnac, et j’envoie Mary Lester en vacances dans le Morbihan.
Fier de son machiavélisme, il ricana : « J’espère que tu n’auras pas à le regretter, Chasségnac ! »
1 La solution à deux balles dans Villa des quatre vents
2 Avoir peur dans l’argot de Fortin
3 Voir Te souviens-tu de Souliko’o ?