L’UN VERS L’AUTRE

1349 Words
L’UN VERS L’AUTRE Geneviève d’Ambleval tressaillit. Elle était descendue de bonne heure ce matin-là, son frère Paul étant arrivé la veille au château avec trois de ses amis, Hugues de Lauzay et Jacques Stirbel, deux cousins qui tous deux prétendaient officiellement à sa main, et Stéphane Ardol qu’elle avait rencontré le printemps dernier à la ville voisine, et dont l’hommage discret et respectueux l’avait profondément troublée. Or, Stéphane Ardol, debout au bas du perron, s’apprêtait à monter à bicyclette. — Comment ! ricana-t-elle, vous faites de cela ? — Je fais de cela, répondit-il gaîment. — Quelle drôle d’idée ! Mais c’est un instrument tout ce qu’il y a de plus vulgaire, disgracieux, vilain, et même démodé, d’après ce que j’ai entendu dire. C’est bon pour ceux qui n’ont pas le moyen d’avoir un cheval. — Je n’aime pas le cheval. — Vous ne l’aimez pas ! Elle fut stupéfaite, choquée en ses idées et ses habitudes de fille noble élevée à la campagne, dans ce vieux coin de France quelque peu arriéré. — Et vous aimez cela ! — Énormément. Ce serait pour moi une véritable peine si j’en étais privé. — Ah ! vraiment, fit-elle, et rien ne vous y ferait renoncer ? Elle dit ces mots avec un accent où l’on sentait de l’agression, et aussi le besoin d’essayer son pouvoir. Il sembla étonné, puis prononça très calmement : — Ma foi non, rien. Elle rougit, comme si cette réponse était un défi, un refus d’obéissance ; mais, se forçant à rire, elle s’écria : — Et vous avez bien raison ! D’ailleurs, ici, chacun est libre. Allons, ne perdez pas une minute, je ne vous retiens pas. Et elle s’accouda au balcon de pierre pour le voir partir, avec une intention évidente de raillerie qui eût déconcerté tout autre que Stéphane. Mais, fort tranquillement, sans plus de gêne que si elle n’eût pas été là, il se mit en selle et se dirigea vers la grille à petite allure. Jamais Geneviève ne monta à cheval avec plus de passion que pendant les jours qui suivirent. Elle y mettait une sorte d’acharnement, entraînant son frère et ses deux prétendants, leur imposant des courses folles à travers plaines, forêts et vallées, se livrant aux excentricités les plus imprudentes, sautant les obstacles, galopant des heures entières. Le soir à table, on racontait ses prouesses. Son père la grondait de ne pas assez ménager les chevaux. Elle riait : — Bah ! un cheval, c’est infatigable… un cheval fait tout ce qu’on lui demande. Elle ne parlait guère à Stéphane, et semblait ne point s’occuper de lui. À peine parfois lui lançait-elle quelque pointe. — Eh bien, nous avons roulotté aujourd’hui ? — Mais oui, une petite promenade de digestion. Pour lui faire plaisir autant que par conviction, ses deux prétendants dénigraient la bicyclette. Stéphane ripostait, sans jamais s’emporter, mais avec une ferveur et une sincérité qui forçaient l’attention. Elle-même se prenait à l’écouter. Souvent il sentait son regard peser sur lui. Que pensait-elle ? Une fois, au déjeuner, elle parla d’une fleur curieuse qu’ils avaient vue la veille au col des Lautars et qu’elle regrettait de n’avoir point cueillie. Stéphane s’offrit à l’aller chercher. Elle se moqua. — Mais, par la grand’route, il vous faudrait faire un détour énorme ! C’est horriblement loin. Nous irons directement, nous, par le raccourci, n’est-ce pas Jacques, n’est-ce pas Lauzay ? Ils partirent à cheval, tandis que Stéphane commençait un écarté avec le père de Geneviève. Mais au col ils cherchèrent vainement la fleur. Geneviève la trouva, le soir, à table, dans son verre. Elle dit à Stéphane : — C’est vous, sans doute ? — Oui. Elle prit la fleur et la froissa sans un mot. Un des soirs suivants, quoique un peu souffrante, elle organisa une expédition en ville pour le lendemain matin à six heures. — J’ai perdu le collier de mon chien, il y a le pareil en ce moment chez le bijoutier, je ne veux pas qu’on me l’enlève. Son père protesta, alléguant sa fatigue et les six lieues qui séparaient le château de la ville. Elle ne céda point. Le lendemain matin, à six heures, au moment où elle s’apprêtait, sa femme de chambre lui apporta un paquet. Elle l’ouvrit, c’était le collier neuf. On eût dit que ces attentions l’irritaient ainsi que des leçons infligées à son orgueil par un orgueil plus fort. Elle se sentait humiliée, et devint de plus en nerveuse, volontaire et d’humeur inégale. Ce qui l’exaspérait par-dessus tout, c’était le calme de Stéphane. Elle ne pouvait s’empêcher de rendre justice à sa dignité et à sa courtoisie parfaite dans ce milieu qui lui était nettement hostile et dont toutes les idées contrastaient avec les siennes. En outre, elle le trouvait plus simple d’allures, moins tapageur et moins poseur en sa tenue de cycliste que ses deux prétendants. Ceux-là lui semblaient lourds auprès de lui. Ils avaient cette morgue des cavaliers auxquels on croirait que le fait d’avoir des bottes, des éperons qui sonnent et une cravache confère le privilège de parler plus haut et de faire du bruit en marchant, Elle devait choisir entre eux deux cependant, son père l’en pressait, et elle ne pouvait tarder davantage, s’étant engagée à prendre une résolution au cours de l’été. Le départ approchait. Jacques Stirbel lui demanda carrément une réponse. Elle ne savait pas, elle hésitait, indécise et anxieuse. Un matin elle chevauchait dans la forêt, quand elle rencontra Stéphane à bicyclette,. Contrairement à son habitude en ces cas-là, elle ne l’évita point. Elle se mit à trotter près de lui, ralentissant parfois, puis rattrapant son retard. Au bout d’une heure ils s’arrêtèrent et descendirent. Ils n’avaient pas échangé un mot. Quelques minutes encore ils restèrent silencieux sous la voûte des arbres et dans la grande paix de la nature, et elle lui dit : — Il faut que je vous apprenne mon mariage. — Ah ! fit-il. — Oui, mon père veut que je choisisse entre Jacques et Lauzay. — Et qui choisissez-vous ? Je ne sais pas… Donnez-moi un conseil… Qui dois-je épouser ? Il la regarda dans les yeux longuement, et d’une voix douce murmura : — Moi, Geneviève. Elle fondit en larmes, vaincue soudain et dominée par cet homme qu’elle aimait. Mais, essayant de résister : — Pourtant, Stéphane, dit-elle, nous sommes si loin de nous comprendre… Nos goûts sont si différents !… Il lui prit les mains avec une tendresse un peu autoritaire. — Enfant que vous êtes, vous pensez encore à cette petite querelle du premier jour ! Elle fit la moue : — Vous avez mis tant d’obstination à faire une chose qui me déplaisait. — Ah ! Geneviève, soyons plus graves l’un et l’autre. Il faut respecter ceux que l’on aime jusque dans les plus petites choses, jusque dans leurs goûts les plus insignifiants, fussent-ils entièrement différents des nôtres. Notre goût plus ou moins v*****t pour la bicyclette ou pour le cheval, cela ne compte pas, n’est-ce pas ? c’est une misère, et, pour ma part, je vous sacrifierais bien davantage, mais il y a sûrement d’autres goûts qui diffèrent en nous, et de plus sérieux. Eh bien, acceptons-les. Ce sont peut-être les différences de caractères et d’habitudes qui rendent agréable la vie commune. Elle se mit à rire. — Oui, vous venez de voir comme c’est drôle, la vie commune ainsi comprise : l’un roule, l’autre galope, et on ne se dit pas un mot. — On ne s’entend que mieux, Geneviève. Et puis ce ne sont pas, comme vous le croyez, nos natures qui différent, mais certains côtés de ces natures. Ainsi, vous préférez le cheval, moi la bicyclette, mais nous aimons tous deux le mouvement, le grand air, l’espace, l’odeur des forêts, la couleur des horizons, et c’est là l’essentiel. Le reste est affaire de goûts, et puisque je vous aime et que vous m’aimerez, nous en trouverons bien un troisième qui nous sera commun. — L’automobile, peut-être, dit-elle en lui tendant la main. Maurice LEBLANC. CONTES DU SOLEIL ET DE LA PLUIE
Free reading for new users
Scan code to download app
Facebookexpand_more
  • author-avatar
    Writer
  • chap_listContents
  • likeADD