La nuit s'est installée doucement sur Noctervine, enveloppant la forêt d'un voile épais et silencieux. Seules les étoiles pour cent timidement à travers les feuillages, comme des éclats de verre suspendus dans le ciel.
Je suis là, assis contre le tronc de ma saule noir, mon refuge secret, le livre ancien posé sur mes genoux. Mes doigts tremblent un peu tandis que je l'ouvre, comme si je craignais de briser un équilibre fragile.
Autour de moi, tout semble s'effacer, le murmure du vent, le chant lointain d'une chouette, même le bruissement des feuilles. Il n'y a plus que moi et ces mots oubliés, promesses d'un ailleurs que je n'ai jamais osé imaginer.
Je souffle doucement, inspire profondément, puis commence à lire.
Les pages se succèdent sous mes yeux, chacune me révélant un pan caché de ce monde que je croyais connaître, mais qui s'avère bien plus vaste et mystérieux.
Je découvre d'abord les dragons, ces êtres titanesques dont les écailles scintillent comme des pierres précieuses sous la lumière du soleil. Leurs ailes puissantes déployées dans le ciel me font rêver d'une liberté absolue, loin des limites étouffantes de Noctervine. Ils sont décrits comme des gardiens des anciens savoirs, vivant dans des montagnes oubliées, entre feu et glace.
Puis viennent les esprits de l'eau, fluides et insaisissables, capables de prendre la forme d'une brume légère ou d'une rivière tumultueuse. Ils veillent sur les sources, purifient les eaux et murmurent aux âmes perdues. Je ressens une paix profonde à leur évocation, un apaisement que je n'avais jamais connu ici, dans cette forêt aux ombres lourdes.
Les loups-garous apparaissent ensuite, fascinants et redoutables. Leur pelage changeant au fil des phases de la lune, leurs yeux d'un éclat surnaturel qui pour cent l'obscurité. Ce ne sont pas que des bêtes sauvages ; ce sont des êtres d'une noblesse farouche, liés par des codes anciens, à la fois solitaires et protecteurs de leur meute. Je sens mon cœur battre plus fort à leur simple évocation.
Il y a aussi des fées, mais bien différentes des miennes : plus farouches, plus libres, capables de déchaîner la tempête ou d'allumer une flamme dans le regard. Elles ne naissent pas d'un arbre-mère, mais d'une union mystérieuse entre la nature et la magie brute.
Chaque créature décrite m'ouvre un horizon nouveau, comme si le monde ne se limitait pas à Noctervine et ses lois immuables.
Je suis envahi par un tourbillon d'émotions. De l'émerveillement, d'abord, devant tant de beauté et de puissance inconnues. Puis un désir brûlant d'appartenir à quelque chose de plus grand, de dépasser cette condition d'ombre et de silence.
Mais aussi de la peur. Peur de l'inconnu, peur de ce que cette vérité pourrait impliquer. Serai-je rejeté encore plus si je cherche à connaître ces autres mondes ? Ou au contraire, est-ce là la clé pour enfin exister ?
Je sens la spirale sur ma poitrine, celle qui me marque comme différente, qui s'embrase légèrement, comme si elle répondait à ces récits.
Je tourne la page avec précaution, sentant que ma vie est sur le point de basculer.
Alors que je parcours ces pages, un étrange mélange m'envahit — une solitude immense, profonde, qui ressemble à un puits sans fond, mais aussi une liberté incroyable, vaste comme le ciel étoilé au-dessus de Noctervine.
Je me sens seul, tellement seul, comme si je n'appartenais vraiment à aucun endroit. Les fées ici m'évitent, me regardent comme un être à part, une anomalie. Et pourtant, dans ce livre, je vois des êtres qui portent cette même solitude, mais qui ne la subissent pas. Ils la transcendent.
Les dragons, perchés sur leurs sommets inaccessibles, vivent isolés, loin de tout, et pourtant ils rugissent dans le vent, maîtres de leur destin, libres comme personne. Leur solitude est une force.
Les esprits de l'eau coulent sans jamais s'attacher, leur essence est changeante, libre de traverser montagnes et vallées, mais toujours présents dans chaque rivière, dans chaque goutte de pluie.
Les loups-garous errent parfois seuls sous la lune, guidés par leurs instincts et leur propre loi, rejetés ou craintifs par d'autres, mais ils avancent avec fierté et puissance.
Je me surprends à envier cette liberté sauvage, cette capacité à être soi-même sans compromis, loin des regards et des règles étouffantes. Je voudrais être comme eux, capable de fuir cette forêt qui m'emprisonne, cette communauté où je suis rejeté.
Mais cette liberté a un prix : la solitude. Une solitude que je ressens cruellement ici, dans mon propre cœur, une solitude qui m'étreint et me pèse.
Et pourtant, je préfère cette solitude-là à l'ombre constante où je vis. Parce que dans cette solitude, il y a l'espoir, il y a le choix.
Je ferme les yeux un instant, laissant cette sensation m'envahir. Peut-être qu'un jour, je trouverai cette même liberté, ce même souffle d'air frais qui m'emportera loin d'ici.
Mais pour l'instant, je suis juste un garçon-fée perdu dans un livre ancien, rêvant d'un ailleurs que je ne connais pas encore.
Je ferme doucement le livre, le cœur battant plus fort qu'à l'ordinaire. Chaque page tournée m'a insufflé une force nouvelle, une étincelle que je ne peux plus ignorer.
Je suis fatigué de cette vie d'ombre, de ces jours sans fin à accomplir des tâches ingrates, à être ignoré ou pire, méprisé. Je n'ai rien à perdre à essayer.
Je dois partir.
Partir loin de Noctervine, de l'arbre-mère, de ces règles qui m'étouffent. Partir vers cet inconnu que j'ai découvert dans le livre, vers cette liberté qui présage les dragons, les loups-garous et les esprits de l'eau.
Je sais que ce ne sera pas facile. La forêt est vaste, ses frontières sont gardées, et je suis seul. Mais rester ici, c'est mourir à petit feu, c'est renoncer à ce que je suis vraiment.
Je dois me préparer.
Je suis seul, oui. Mais pour la première fois, cette solitude ne me rapporte plus. Elle me porte.
Je rêve d'un ailleurs, d'un monde où je pourrais être moi, sans masque, sans rejet.
Peut-être qu'un jour, cette liberté ne sera plus un simple rêve.
Pour l'instant, je me contente de cette lumière fragile, cachée dans les pages d'un vieux livre, qui éclaire l'ombre où je vis.
Et cela me suffit.