L’épine dans le cœur

1447 Words
Le matin était doux. Les rideaux dansaient lentement avec la brise, et Arlen m'avait laissé un plateau sur le rebord de la fenêtre. Fruits mûrs, pain tiède, une infusion aux herbes. Je mangeai lentement, encore troublé par la discussion de la veille. Le mot « âme-sœur » vibrait en moi comme un chant lointain, et le souvenir du regard de Lyam me revenait sans cesse, comme un écho que je ne savais pas faire taire. Je n'étais pas sûr de ce que je ressentais. C'était trop nouveau. Trop vaste. Quand j'eus terminé, je descendis au salon où Arlen m'attendait, comme souvent. — Tu as bien dormi ? me demanda-t-il avec un grand sourire. — Oui… Je crois. Il rit doucement, puis jeta un œil vers la porte. — On aura peut-être un invité aujourd'hui. Ça ne te dérange pas ? Je serrei la tête. Après tout, ce n'était pas ma maison. Mais je ne m'attendais pas à ce que l'« invité » soit un autre oméga, sublime, à la beauté crue et consciencieuse. Il entre avec légèreté, une grâce presque exagérée dans ses gestes, des yeux dorés comme le miel, et une chevelure auburn brillante tombant sur ses épaules. — Arlen ! lance-t-il d'une voix douce, mais trop aiguë. Tu ne m'as pas dit que vous avez retenu un nouveau pensionnaire… Son regard glissa jusqu'à moi, me scruta sans gêne. — Oh… une fée mâle ? Comme c'est… original. Il me sourit, mais ce sourire ne me réchauffa pas. — Néryn, voix Lioran, dit Arlen, un ami de la meute. Il passe du temps à autre. Lioran s'installa sur le canapé comme s'il était chez lui, puis tourna la tête vers Arlen : — Lyam est là ? — Il est à l'extérieur. Il t'a vu arriver. Lioran eut un petit rire et pinça les lèvres. — Il me manque. On n'a pas eu beaucoup de temps ensemble depuis la dernière lune. Je relève les yeux. — Tu… le connais bien ? demandai-je malgré moi. Il me jeta un regard amusé, comme s'il savourait la question. — Très bien. On se comprend tous les deux. Disons qu'on partage une certaine… intimité. Un frisson étrange me traverse. Ce n'était pas de la peur. Ni de la tristesse. Mais une sensation plus obscure. Comme si quelque chose se serrait dans ma poitrine. Comme si le sol sous mes pieds se faisait glissant. Je détournai les yeux. — Il a toujours eu un faible pour les créatures spéciales, reprend Lioran en croisant les jambes. Peut-être que c'est ça qui l'attire chez toi aussi. Les choses rares. Fragiles. Je ne répondis pas. Mais je sentais un feu naître en moi. Un feu que je ne connaissais pas. Je n'étais pas fragile. Je n'étais pas une chose rare à collectionner. Je me levai brusquement. — Je vais dans le jardin. Arlen voulait que je retienne, mais je passai déjà la porte. L'air frais me frappa le visage comme une gifle. Je respirai profondément, sans réussir à calmer le tumulte en moi. Qu'est-ce que c'était, ce que je ressentais ? Pourquoi son regard, ses mots, m'avaient autant dérangé ? Pourquoi l'idée de Lioran près de Lyam me faisait-elle mal, alors que je ne comprenais même pas ce qu'était vraiment l'attachement ? Je pose ma main contre mon cœur. Il battait trop fort. La table basse était joliment dressée. Arlen avait préparé des biscuits aux noix, des fruits confits, du thé fumé aux herbes et un bol de crème de baies. L'odeur sucrée flottait dans l'air, adoucissant un peu la tension invisible qui pesait sur mes épaules. Je pris place dans un fauteuil près de la fenêtre, en silence. Arlen m'adressa un petit clin d'œil, comme pour me dire de ne pas trop m'en faire. Mais Lioran, lui, était déjà assis… tout contre Lyam. L'Alpha était arrivé peu après moi, calme, imposant, vêtu d'une chemise noire entrouverte sur le col, et il s'était laissé entraîner sans un mot dans le salon par Lioran, qui semblait avoir représailles possession de l'espace comme d'un territoire conquis. Je l'observais du coin de l'œil, mon cœur battant trop vite à chaque fois que Lioran posait sa main sur les bras de Lyam. Ou que ses doigts frôlaient les siens sous prétexte d'attraper une tasse. — Tu devrais goûter ça, dit-il à Lyam en lui tendant un fruit glacé. Tu te souviens ? On en avait pris à la Fête du Solstice… c'était délicieux. Enfin, tout était délicieux cette nuit-là, tu ne trouves pas ? Il avait soufflé cela tout bas, presque intime, mais assez fort pour que je l'entende. Lyam leva les yeux vers lui, impassible. Il prend le fruit, sans répondre. — Tu ne parles pas beaucoup aujourd'hui, constata Lioran en se penchant légèrement vers lui, son épaule effleurant la sienne. Je serrai la tasse que j'avais entre les mains, les yeux rivés au liquide sombre qu'elle contenait. Je n'avais pas faim. Ni soif. Juste ce poids dans le ventre, qui grandissait à chaque rire léger de Lioran, à chaque murmure soufflé à Lyam. Arlen me jeta un regard inquiet, mais je baissai aussitôt les yeux. J'avais honte. Honte de ce que je ressentais. Honte de ne pas comprendre pourquoi j'avais envie de dire quelque chose, n'importe quoi, juste pour que l'attention se détourne de lui . Lyam, lui, fini par se redresser. Il se tourne vers moi. — Tu n'aimes pas le thé, Néryn ? exigea-t-il simplement. Je relève les yeux, pris au dépourvu. — Si… mais je n'ai pas très faim. Il m'observe un instant, et je crus y voir une lueur — légère, comme un souffle d'air chaud. Mais Lioran se glissa encore plus près, posant une main sur son épaule, comme s'il cherchait à le ramener à lui. — Il est timide, dit-il en souriant. C'est mignon. Je me raidis. Mignon. C'était ce qu'on disait des choses décoratives. Des enfants. Des petits animaux. Pas de moi. — Il n'est pas que timide, répliqua doucement Arlen. J’observe beaucoup. C'est une qualité rare. Lioran rit doucement, sans relever. —Peut-être. Mais Lyam aime les gens francs, pas ceux qui se cachent derrière leurs silences. Je sens mes ailes frémir, bien malgré moi. — Et toi, Lioran ?, soufflais-je sans réfléchir. Tu parles beaucoup… mais est-ce que tu dis quelque chose de vrai ? Un silence tendu s'abatit dans la pièce. Lioran arqua un sourcil, surprise. Arlen faillit renverser sa tasse. Et Lyam… Lyam me fixa plus intensément. Je rougis aussitôt, pris d'un vertige. Pourquoi avais-je dit ça ? Pourquoi lui avais-je répondu ? C'était idiot. Inutile. Et pourtant, une chaleur étrange montait dans ma gorge. Pas de colère. Non. De la fierté peut-être. Une pointe de défi. Lioran se redressa, l'air toujours souriant, mais ses yeux s'étaient un peu glacés. — Joli coup d'aile, murmura-t-il. Le petit féé à des piquants. Je ne répondis pas. Mais cette fois, c'est Lyam qui pose une main sur la mienne, brève, presque imperceptible, sous la table. Je crus que mon cœur allait exploser. La conversation s'épuisa peu à peu. Arlen fit la vaisselle en chantonnant doucement, tandis que Lioran étirait ses bras comme un félin repu. Je m'apprêtais à sortir du salon quand Lyam m'arrêta d'un ton neutre : — Il n'y aura pas de cours ce soir. Je me figeai. — Ah… D'accord. J'avais… hâte pourtant. Il ne répond pas tout de suite. Son regard effleura le mien, mais je ne sus y lire que du flou. — Une autre fois, ajoutait-il simplement, avant de se détourner. Je hochai lentement la tête et me dirigeai vers les escaliers, le cœur un peu vide. Mais avant de rejoindre ma chambre, je passai près du couloir qui menait à la sienne. Par habitude. Par erreur. Par besoin. Et c'est là que je le vis. Lioran entra dans la chambre de Lyam. Il le fit avec un sourire tranquille, presque tendre. Lyam lui tenait la porte. Rien de plus. Rien d'ostensible. Mais… la porte se referma derrière eux. Un claquement si simple. C'est normal. Et pourtant, ce bruit fait quelque chose en moi. Je reste planté là, comme une statue. Une chaleur montait dans ma gorge, mais ce n'était pas du feu. C'était une douleur douce, acide, invisible. Je ne comprends pas. Je ne comprends rien, mais j'avais mal. Mon cœur battait trop fort, sans savoir pourquoi. Je sentais mes ailes frissonner dans mon dos. Mon souffle était court. Je me retourne, fuyard, et rentrai dans ma chambre sans un mot, sans un bruit, comme un oiseau blessé rentre au nid. Et je passai la nuit à chercher le sommeil comme on cherche un rivage dans une mer inconnue.
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