Chapitre IIQuand le sujet de rédaction exigeait une description, Tony Pousseur soupirait, comme les autres. S’il lui était arrivé de lire un roman, comme les autres il aurait sauté les passages descriptifs. Pourtant, la formule qui lui vint en découvrant la maison de son professeur ne manquait pas de justesse : un poulailler qui ne s’est pas senti grandir.
Devant la maison, un muret de brique noire s’exhausse d’un grillage – qui sans doute a glissé dans l’esprit du gamin l’idée du poulailler. Grillage et muret circonscrivent une courette minuscule, profonde d’un mètre au plus, et de l’exacte largeur de la façade, quatre à cinq mètres peut-être. La bâtisse paraît donc avoir grossi jusqu’aux limites que lui imposait un enclos exigu. Image d’autant plus saisissante qu’alentour l’espèce de clairière, ou de friche, où elle se dresse s’étend vierge de toute autre construction.
La façade qui s’offrait à eux s’élevait sur trois niveaux. Le rez-de-chaussée était occupé tout entier par une fenêtre et par la porte d’entrée, sommée d’une marquise de verre dépoli. Comme Tony le fit remarquer aussitôt, la fenêtre n’avait qu’un volet, à gauche.
— C’est vrai, dit Clément. Il y en avait deux jadis, on voit toujours les gonds. Mais le volet droit, quand il était ouvert, mordait sur la porte, ça n’était pas commode, il fallait entrer ou sortir de profil. Et puis quelqu’un a installé la marquise, et regarde : il n’était plus possible que d’entrebâiller le volet. C’est vraiment exigu, concéda-t-il en ricanant.
A l’exacte verticale de cette fenêtre, une autre de même dimension perçait le premier étage. Et tout en haut, sous la double pente du toit, une troisième, beaucoup plus petite, éclairait une mansarde, à condition que fût ouvert le panneau de bois plein qui l’occultait – ce qui ce jour-là n’était pas le cas.
La muraille avait une couleur verdâtre vers le bas, couvert de moisissure. En montant, le vert prenait des reflets gris, puis d’un noir plus franc sous le toit. A l’étage, le rebord de la fenêtre pleurait des traînées sombres.
Une touche fantaisiste, pourtant, inattendue : un tuyau, sorti de la gouttière gauche, traversait en biais la façade, et tournait le mur pour se joindre à un tuyau plus frêle, dégringolé de la gouttière droite : ainsi les eaux de pluie s’écoulaient-elles en un même point de la paroi nord, pour des raisons obscures mais sans doute déterminantes (Clément supposait qu’une citerne jadis les recueillait). Le tuyau qui de guingois barrait la façade donnait au bâtiment un air canaille, nuançait d’une note désinvolte et presque spirituelle cette maison lugubre, comme sur un visage ingrat un galure posé de travers.
Tony Pousseur contemplait ahuri cette monstruosité, et Clément lui précisa que le premier abord trompait son monde. Ils firent quelques pas de côté, et l’enfant vit que la maison, plus profonde que large, s’ouvrait au sud de deux autres fenêtres, l’une au rez-de-chaussée, l’autre au premier étage, dont les volets avaient tout loisir de s’ouvrir largement. Enfin, l’on apercevait sur l’arrière une excroissance, cagibi rajouté sans doute, de pierre cependant, mais couvert de tôle ondulée.
Ils vont entrer. Clément sort la clé de sa poche, se penche pour ouvrir. Fixons cet instantané cocasse et pitoyable : Clément sur l’unique marche, Tony derrière lui, en contrebas, ce qui accentue une différence de taille déjà comique. Clément est un géant, mais non de la race des géants formidables ; on ne tremble pas devant lui, plutôt l’on se moquerait. Il se voûte déjà, sans doute a-t-il commencé de se replier le jour où il a pris conscience de ce corps encombrant : dès longtemps il a eu l’absurde impression de n’occuper qu’à demi son enveloppe. Timide, il se penchait, espérant vainement qu’on ne s’apercevrait de rien ; mais maladroit de tant de pieds et de pouces, il se heurtait aux enseignes, se prenait au cristal des lustres qui sonnait l’alarme, appelait sur sa confusion l’attention de toute une assemblée. Colosse rougissant, titan complexé, étranger à la famille des Guise, il sera plus petit mort que vivant.
Une marche plus bas que lui, Tony Pousseur le freluquet, le résidu, le presque roux. Car lui a été refusée la rousseur flamboyante, la peau tavelée d’ocre que certains assument avec fierté, qui les désigne d’emblée comme chefs de b***e – non les reflets honteux qui font le rouquin, le rousseau, le roussâtre, ni les éphélides sournoises qui attendent le premier soleil pour percer, sur une peau crémeuse que ces mêmes rayons en un quart d’heure incendieront.
L’un près de l’autre, ils paraissent appartenir à deux espèces, comme d’un pékinois posé près d’un molosse. La même porte où ils s’encadrent l’un après l’autre, pour Clément semble une chatière, pour le petit garçon le vantail d’un palais.
On étendrait sans mal ce comique pitoyable au paysage entier. Tout n’y est qu’ébauche, ratures, ratés. La forêt, noire dans tout le pays, uniment résineuse et impénétrable, se tache ici de feuillus déplacés, bouleaux épars, ou chênes dont même les plus imposants ne paraissent qu’incongrus. L’espace dégagé dans lequel fut bâtie la maison de Clément peut lui-même à grand-peine trouver un nom : ni clairière – le mot suggérant une trouée lumineuse dans une forêt compacte, non cette grisaille informe au sein d’une implantation décousue d’arbres mal appariés –, ni prairie – la seule présence de ce pavillon banlieusard au centre de la verdure la plus herbue découragerait l’idée même d’une prairie, où l’on ne saurait construire que fermes et fermettes, manoirs, à défaut maisons de tradition –, ni même friche, puisqu’il semble qu’une invisible municipalité vienne de loin en loin tailler les buissons, tondre l’herbe trop haute et combler les nids-de-poule en y versant à la hâte un bitume plus noir, qui fait ressembler le chemin à la culotte d’un enfant pauvre. Lèpre, peut-être ? Mais une maladie si tragique s’appliquerait moins à ce paysage qu’on ne sait quelle acné, quel herpès, quelle affection cutanée répugnante, dont on ne sait s’il faut s’en dégoûter ou en rire. Paysage comique, oui, de tant de maladresse, et piteux de tant de gâchis. La maison, à y bien réfléchir, ne s’y trouve pas si mal, dans son absurde enclos au milieu de rien, ridicule comme ce qui l’entoure, dans une harmonie d’insignifiances.
— Mais qu’est-ce qu’elle est venue faire là, cette maison ? demande Tony Pousseur en entrant.
— J’ai l’impression, répond Clément, j’ai l’impression qu’elle est née d’une vengeance.