II

1464 Words
II Il n’était point dans le caractère de M. Haags de goûter très vivement les beautés de la nature. C’est là, en effet, un don qui ne survit à la jeunesse que chez un petit nombre d’hommes. À la vérité, ceux qu’un labeur intellectuel ou sédentaire enchaîne dans les villes pendant la grande partie de l’année sont avides de l’air des champs ; mais ne vous y trompez pas : ils y cherchent plutôt le bien-être physique, le repos et la fraîcheur, que les jouissances plus raffinées du poète et de l’artiste. Certains travaux sont par eux-mêmes de nature à paralyser en nous la fibre poétique, et surtout certaines passions dessèchent absolument dans notre esprit la source des jouissances champêtres. Dans la jeunesse, la plus simple campagne nous transporte, et chaque arbre, chaque fleur, chaque brise printanière emprunte un langage aisément compris de notre imagination. Plus tard cette imagination blasée a besoin de sensations plus vives, et le plus souvent la nature ne lui parle qu’à la condition de l’étonner. M. Haags n’avait jamais été un poète, bien qu’il eût eu, naturellement, son heure de jeunesse. Il possédait aux environs de Paris une villa où il allait parfois se reposer de ses travaux ; mais il n’avait cédé, en s’en rendant acquéreur, qu’à la nécessité impérieuse de détendre ses nerfs, et peut-être aussi au besoin de suivre une routine et de posséder, comme ceux qui l’entouraient, un coin de terre où il pût rassembler ses amis. Mais la fraîche vallée de la Seine n’avait jamais rien eu qui le séduisît. Son regard s’était presque tout de suite blasé sur les coteaux ombreux semés de maisons blanches, et, même aux heures de solitude, il ne s’était jamais oublié à suivre dans ses méandres le fleuve aux eaux claires réfléchissant ses îles vertes, ou miroitant le soir sous la lumière argentée de la lune. Il n’avait jamais aimé les voyages, bien qu’il en eût fait chaque année pour ses affaires ou pour sa santé. Les régions montagneuses lui étaient familières et avaient, par conséquent, cessé de produire chez lui cette sensation de surprise, la seule qui pût amener l’admiration. Mais il lui sembla tout à coup qu’il ressaisissait la trace de sa jeunesse disparue lorsque, après un léger cri d’enthousiasme, sa fille s’oublia dans une contemplation ravie, et que sur son visage se reflétèrent les plus fraîches émotions qui puissent transfigurer une jeune et belle fille. Un brillant soleil, se glissant à travers le feuillage épais des vieux tilleuls, traçait sur le sol des arabesques d’or. À l’extrémité des allées se dressaient, les montagnes aux cimes arrondies qui enserrent la riante vallée, et au loin, servant de perspective et fermant l’horizon, des masses rocheuses, couvertes de neige, s’encadraient entre les monts couverts de forêts. On a décrit mille fois ces contrastes splendides ; mais rien n’en saurait donner l’idée à qui ne les a pas vus, et Lia, qui se trouvait pour la première fois de sa vie au milieu des montagnes, demeurait silencieuse à force d’émotion devant ces masses gigantesques revêtues ici d’une sombre et fraîche verdure, là de nappes glacées tranchant crûment sur le bleu foncé du ciel, et tout irisées en ce moment par les feux ardents du soleil. Il lui semblait que des sensations inconnues s’éveillaient en elle avec une surabondance de jeunesse, un instinct d’activité, un besoin irraisonné de mouvement. Elle eût voulu gravir toutes ces cimes, s’enivrer de leur solitude solennelle, et, au milieu des émotions qu’elle éprouvait, elle fut presque confuse de ressentir une impression puérile, absurde : le désir enfantin de plonger ses mains dans la neige sans tache qui étincelait là-haut sous le ciel d’été… Elle parcourut au bras de son père le quinconce, désert en ce moment, et l’allée des Bains, où les boutiques l’amusèrent un instant. Puis M. Haags, se trouvant fatigué, lui offrit de s’asseoir à l’ombre, tandis qu’il parcourait les journaux mis en réserve dans les poches de son léger pardessus. Lia prit d’abord plaisir à voir passer les voitures qui roulaient vers la vallée du Lis avec leurs attelages à quatre et leurs joyeux grelots. Nombre de petits chevaux et d’ânes suivaient, et elle se souvint tout à coup qu’elle avait pris des leçons d’équitation aux dernières vacances, mais que, dans la précipitation de son départ, elle n’avait pas songé à emporter son habit de cheval. « Père, » s’écria-t-elle, « nous monterons à cheval, n’est-ce pas ? » M. Haags interrompit sa lecture et sourit. Un des seuls goûts très vifs qu’il possédât était celui de l’équitation, et il faisait chaque matin, à une heure solitaire, une promenade dont le charme enivrant l’arrachait un instant à ses soucis et à ses ambitions. « Cela te fatiguerait, Lia, tu n’en as pas l’habitude… Saurais-tu monter seulement ? – Oh ! cher père, tu me donneras des leçons !… D’ailleurs ces petits chevaux ont l’air si doux, et leur pied est si sûr ! – Soit, je vais m’occuper de chercher deux chevaux… Tu devras demander une amazone à Paris. – Ce serait bien long, » dit Lia, faisant une moue légère. « Ne crois-tu pas qu’on puisse m’en faire une ici ? – Peut-être… Allons demander à l’hôtel s’il existe un tailleur passable. » Et, repliant complaisamment ses journaux, il offrit le bras à sa fille ravie. Deux heures après ils avaient commandé un habit de cheval, visité la ville et les thermes, et Lia, munie d’un ouvrage au crochet, retournait s’asseoir au quinconce, où un orchestre se faisait maintenant entendre, rassemblant un certain nombre de flâneurs et d’élégantes. La jeune fille croyait rêver. Depuis une semaine, il se produisait de tels changements dans sa vie ! Oui, quelques jours auparavant, elle se trouvait encore derrière les murailles tranquilles qui avaient abrité son enfance, dans une ville si paisible, si endormie, qu’on l’eût crue à cent lieues du bruyant Paris, dont elle était pourtant voisine. Puis elle s’était vue transportée, comme en un conte de fées, dans ce petit palais de la place Malesherbes, où elle n’avait pas retrouvé son ancienne petite chambre des vacances, mais un réduit éblouissant de fraîcheur dans sa coûteuse simplicité, – une chambre toute tendue de soie Pompadour, avec des meubles blancs tout unis, laqués par un procédé admirable que l’inventeur savait faire valoir à son prix. Les quatre jours qu’elle avait passés à Paris n’avaient pas suffi à la rendre familière avec les merveilles de cette chambre et de l’hôtel. Elle avait à peine fait l’inventaire des statuettes de marbre, des porcelaines de Saxe, des japoneries anciennes qui étaient son trésor particulier ; comment eût-elle regardé à loisir les tableaux, les tapisseries, les meubles sculptés ou incrustés qui faisaient de la maison de son père un véritable musée ? D’ailleurs son temps avait été pris par les promenades en voiture, les séances chez le couturier, les heures consacrées à recevoir des dames de compagnie, sans que cette dernière affaire eût pu se régler à la satisfaction du banquier. « Nous ferons seuls notre voyage de Luchon, » avait dit celui-ci, qui, bien que ne prenant pas les eaux, voulait montrer à sa fille le spectacle animé d’une station balnéaire à la mode, « et à notre retour à Saint-Germain nous chercherons plus à loisir une personne qui te plaise, Lia, et qui puisse t’aider à faire les honneurs de notre maison. » Et ce voyage en tête à tête avec son père avait pour la jeune fille un charme infini. Elle l’aimait tendrement, bien qu’elle le connût à peine. Elle avait perdu sa mère alors qu’elle était encore trop jeune pour conserver même le souvenir de ses traits. Son père l’avait gardée quelques années près de lui ; puis, lorsque les soins tout matériels de sa nourrice, restée près d’elle, étaient devenus insuffisants, il l’avait placée, non dans une pension en renom, quoique sa fortune lui eût permis dès lors cette dépense, mais dans un couvent de province qui, bien que formant des femmes sérieuses et instruites, était inconnu en dehors d’une sphère très restreinte. Ç’avait été un vœu de la mère de Lia ; son amie la plus intime s’était consacrée à Dieu dans cette maison, et elle avait demandé à son mari de lui confier leur enfant. Si elle avait vécu, peut-être n’y eût-il pas consenti ; mais il regarda comme sacré ce désir d’une morte qu’il avait d’autant plus aimée qu’il l’avait vue souvent souffrir. D’ailleurs il chercha dès lors des distractions dans un travail acharné, dans une recherche à la fois avide, patiente et tenace de la fortune, et, bien qu’il aimât sincèrement sa fille, il n’était pas de ces hommes qui rattachent leur existence et leur bonheur à la présence d’un petit enfant. Cependant il songeait à elle en donnant carrière à son ambition ; il faisait d’elle le but de sa vie et de ses labeurs. Il avait ressenti une sorte d’ivresse mêlée d’orgueil en la ramenant enfin sous son toit, en reprenant possession d’elle, en recevant les tendres et charmants témoignages de son affection. Il avait vécu trop longtemps isolé, accoutumé à concentrer ses idées vers un but palpable et positif, il s’était trop complètement rompu à la solitude matérielle et morale de son foyer, pour songer à se faire une amie de cette vive et jolie créature. D’ailleurs il eût, pour ainsi dire, craint de s’habituer à un bonheur que le mariage de Lia ferait bientôt évanouir. Mais elle était pour lui un souffle rafraîchissant et pur, et l’amour silencieux de son cœur s’épanouissait doucement tandis que, jetant de temps à autre un regard sur elle, il songeait à la jeune femme, à la mère qui ne l’avait pas vue grandir.
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