CHAPITRE 4-1

2029 Words
CHAPITRE 4 Le trajet jusqu’au centre de test n’a rien de nouveau pour nous. Il est proche de notre école, nous empruntons donc le chemin habituel. Même route, même navette, mêmes adolescents. La plupart des jeunes habitent mon quartier et vont aux cours avec moi ; en revanche il y règne un silence inhabituel. Aujourd’hui, pas de plaisanteries, pas de farces, pas de potins. Les traits sont tirés et les yeux rouges. Je repère cette g***e de Félicia dans le fond. Elle tient une photo dans une main, un mouchoir dans l’autre et n’arrête pas de pleurer. Jeremy, son petit copain depuis deux ans, est assis à côté d’elle et essaie de la rassurer. Voilà l’une des raisons qui m’ont poussée à ne jamais répondre aux avances des garçons jusqu’à présent. Le jour de la Rafle, vous avez quatre-vingt-dix pour cent de chances d’être séparés. Je reporte mon attention sur l’extérieur. Ici, toutes les rues et toutes les maisons se ressemblent. C’est comme cela que la plupart des nouvelles villes ont été reconstruites. Des quartiers pour les Ouvriers, d’autres pour les Grands. À la Nouvelle Paris, les Ouvriers ont tous la même maison blanche, la même pelouse, avec la même boîte aux lettres rouge devant. À la Nouvelle Tokyo, le principe est identique, mais dans des immeubles. La Nouvelle New York est un mélange des deux. En revanche, je ne connais pas grand-chose des autres villes qui existent dans le monde. Il faut dire que nous évitons un maximum d’y penser avant nos seize ans, ça nous rappelle trop que, à un moment donné, nous allons devoir partir et que nous n’aurons pas le choix. Mon regard est attiré par un symbole gravé dans le plastique sous la fenêtre. — Eh, regardez, c’est notre navette scolaire ! dis-je en caressant le dessin. — Oui, j’avais vu, répond Aurore en l’effleurant à son tour. Simon se contente de me serrer un peu plus fort contre lui. Ce symbole représente le S de Simon, le A de Aurore et le E de Eléa. Nous l’avons gravé un peu partout dans la ville. Dans cette navette, il a toujours eu sa place. Chaque année, la société de transport changeait la plaque en plastique pendant les congés, et chaque année, on gravait à nouveau le symbole de notre amitié au même endroit. Jusqu’au jour où ils ont abandonné, et cela doit maintenant faire trois ans que nos initiales trônent à côté de nos sièges attitrés. J’imagine qu’il va disparaître durant les prochaines vacances. Nous avançons désormais dans l’artère principale. Dans moins de cinq minutes, nous serons arrivés. Je sens que la pression monte d’un cran dans la navette. Et Aurore, qui était très calme jusqu’à présent, m’agrippe la main, manquant de me la broyer. — Aïe ! — Désolée, Eléa, mais je suis légèrement anxieuse ! Simon retire son bras droit qu’il avait passé autour de ma taille, pour enserrer les épaules d’Aurore afin de l’approcher de nous. Nous restons blottis les uns contre les autres en silence, jusqu’à ce que la navette s´arrête devant l’immense grille du centre. Lorsqu’elle commence à pivoter lentement, Aurore se dégage de notre étreinte et se rapproche pour essayer de mieux voir. — Est-ce que vous avez déjà eu l’occasion d’apercevoir le centre ? nous demande-t-elle. — Non, jamais ! Simon secoue également la tête pour stipuler que lui non plus. — Il paraît que c’est immense, ajoute-t-il. Nous nous taisons et approchons nos trois visages de la fenêtre. Derrière la grille, on devine une vaste cour bétonnée et en arrière-plan un bâtiment gigantesque entièrement vitré. Tellement haut que, de ma place, je n’en vois pas le toit. Le soleil déjà presque au zénith dans le ciel se reflète sur les vitres et illumine la cour d’une lumière un peu surnaturelle. L’agent prend la parole, nous tirant de notre contemplation. — Jeunes gens, nous sommes arrivés au centre où vous allez effectuer vos tests. Pour commencer, vous aurez le droit à une collation afin de tenir jusqu’à ce soir. Vous serez environ cinq cents cette année, je vous invite donc à respecter les consignes pour que tout se passe bien et vite. Lorsque la navette se sera posée, je vous demande d’en sortir dans le calme. Laissez vos sacs ici, ils seront redirigés vers votre nouvelle destination dès la fin des tests. Une fois dehors, attendez les instructions. Tout le monde se lève et va se ranger dans l’allée centrale. Aurore, Simon et moi sommes en tête de file. Dès que la navette est arrêtée, les portes s’ouvrent. Je prends une grande inspiration et descends dans la cour. Alors que Simon et Aurore me rejoignent, je m’avance un peu pour regarder autour de moi. Plusieurs navettes sont posées un peu plus loin, des adolescents en sortent également. Je reconnais quelques visages et leur fais un signe. — Venez tous par-là ! nous interpelle une jeune femme un micro-amplificateur à la main. Approchez-vous et écoutez bien, que je n’aie pas besoin de répéter ! Une vague de jeunes de notre âge se rapproche des escaliers en haut desquels elle se tient. Au milieu de toute cette foule, j’ai un peu l’impression d’étouffer. Elle attend que tout le monde soit rassemblé face à elle pour reprendre. — Comme un agent vous l’a déjà expliqué, nous allons vous servir une collation avant de commencer. Vous avez une demi-heure pour vous restaurer. Pour savoir à quel groupe vous appartenez et connaître les horaires de vos différentes épreuves, pensez à consulter le grand écran fixé au mur du réfectoire. Vous avez bien compris ? Un silence entendu fait office de réponse. — Très bien, alors suivez-moi ! Et surtout, restez bien en groupe, vous n’avez pas le droit de vous promener où vous le souhaitez ! Ce bâtiment abrite des bureaux dans lesquels des Grands travaillent, ce n’est pas la peine de les déranger ! Elle tourne les talons et pénètre dans le centre. Tout le monde la suit en chuchotant. En tendant l’oreille, je me rends compte que les conversations tournent toutes autour des tests et de la répartition. J’entends même un garçon se vanter que, de toute façon, il ne comprend pas pourquoi on lui fait faire les tests, puisque, quoiqu’il arrive, sa place est chez les Grands ! Je me retourne et ne suis pas étonnée de découvrir Alex, un grand brun aux yeux marron et au regard très dur. Ses parents détiennent la plantation dans laquelle travaillent les miens. — Ah, Eléa ! Il me semblait bien t’avoir aperçue au milieu de tout ce monde, malgré ta petite taille ! — Bonjour, Alex, je vois que tu es toujours aussi agréable ! Il poursuit sans relever. — Alors, tu penses que tu vas arriver à quoi ? Si mes souvenirs sont bons, tes parents sont cueilleurs ? Avec ta taille, ça me paraît un peu compromis, à part pour les fraises, ajoute-t-il en riant. Autour de lui, ses amis éclatent de rire. Je les connais tous de vue. Ils fréquentent tous la même école privée et sont des enfants de Grands. Je ne les supporte pas, on dirait vraiment que le monde leur appartient. Je crache : — Et toi ? Toi et tes amis tellement formidables, où croyez-vous que vous allez être envoyés ? Ça te ferait quel effet, Alex, de passer du luxe et de l’opulence à la vie d’Ouvrier ? Un large sourire se dessine sur ses lèvres. — Eléa, Eléa, Eléa, est-ce que tu as déjà vu un enfant de Grand être placé chez les Ouvriers ? Nous savons tous ce que nous allons être, la seule chose que nous ignorons, c’est dans quel institut. — Effectivement, Alex, très peu d’enfants de Grands se retrouvent Ouvriers, mais il y en a quand même. Par contre, je sais qu’il y a un bon nombre d’enfants de Grand dont on n’entend plus jamais parler. À ton avis, Alex, où sont-ils ? Où est ton grand frère ? Tu peux me le dire ? Alex blêmit un instant, puis devient rouge de colère. — Espèce de sale petite… Il n’a pas le temps de me sauter dessus : ses amis le retiennent tandis que Simon et Aurore, qui ont assisté à toute la scène sans intervenir, me tirent en arrière. — C’est bon, Eléa, viens, laisse tomber. Il est trop con de toute façon ! — Ça, c’est sûr ! Quand on voit comment lui et sa b***e de potes se conduisent depuis des années dès qu’ils viennent au Lac, on ne peut pas dire qu’ils soient très intelligents, ajoute Aurore. Je me laisse entraîner dans le réfectoire, attrape un plateau-repas, et m’affale à une table dans un coin. — Il a fallu que je tombe sur lui au milieu de cinq cents personnes ! grommelé-je en dépiautant la mie de mon morceau de pain. Je vois Alex et sa b***e s’asseoir au centre de la pièce. Son attention se porte sur moi et il essaie de m’énerver en me faisant des gestes obscènes. Toute sa petite clique me regarde et rit. Je décide de les ignorer jusqu’à la fin du repas. Simon et Aurore ont le nez levé en direction de l’écran de répartition des groupes. — Ça ne va pas te plaire, annonce Simon en mordant dans son sandwich. — Oh non, renchérit Aurore, tu vas même détester ! Intriguée, je le consulte à mon tour. Oh, non ! Les groupes sont faits par ordre alphabétique ! Donc, comme d’habitude, Simon et Aurore se retrouvent ensemble, et moi, à tous les coups, je vais être avec cette peste de Félicia ! Je fais glisser mes yeux sur la liste. Les noms défilent. Je repère enfin le mien, et voilà, j’avais raison, Félicia fait partie de mon groupe. Je lis les autres noms le cœur battant, nous sommes cinquante par groupe, je sais qui je vais trouver d’autre, mais je manque malgré tout de m’étouffer lorsque je tombe sur celui que je cherche : Gabe Alex. Je tourne la tête et regarde dans sa direction. Je comprends à son petit sourire que lui aussi a lu la liste. Il se penche vers sa voisine, lui murmure quelque chose à l’oreille et elle éclate de rire en me regardant. — Je sens que la journée va être très longue ! Aurore et Simon m’attrapent tous les deux une main pour me rassurer. — Ne t’inquiète pas, ma chérie, tente de me rassurer mon amie, nous allons être tellement occupés qu’ils ne pourront rien te faire. — Et puis, ce n’est que pour quelques heures, ajoute Simon. Ils ont raison, il ne faut pas que je me laisse démonter, mais que je me concentre sur les épreuves. Malgré tout, je repousse mon plateau. Ça m’a coupé l’appétit. Au bout d’un moment, la même jeune femme réclame notre attention son micro toujours à la main. — Très bien, jeunes gens, il est temps de se mettre au travail. Approchez-vous de moi et mettez-vous en rang en fonction des groupes qui vous ont été attribués. Le premier groupe tout à ma gauche, puis le deuxième, le troisième, et cetera… jusqu’au dixième. Simon, Aurore et moi nous levons d’un même bloc et après une dernière embrassade nous dirigeons vers nos groupes respectifs. — Courage, me souffle Aurore au moment de me laisser. Puis elle se range sagement avec Simon dans le groupe dix. Je fais partie du deuxième. — Bien ! Est-ce que chaque groupe connaît son ordre de passage dans les différents tests ? Tout le monde acquiesce. — Pour ceux qui vont en épreuve de sport, rendez-vous dans la cour par laquelle vous êtes arrivés, un agent vous y attend pour vous conduire sur le terrain d’entraînement. Pour les autres, les quatre salles d’examen sont dans le hall. Dans la première, se tiendra le test de connaissance générale, dans la deuxième le test de maths, dans la troisième celui du QI et la quatrième est une salle d’IRM, qui nous permettra de faire un examen de votre cerveau. Que chaque groupe aille se positionner à l’endroit de son premier test. Et, s’il vous plaît, ne vous mélangez pas entre groupes. Ce n’est pas parce que vous passez le premier test avec un autre groupe, que vous serez avec le même sur le test suivant. Les groupes se mettent en mouvement. Je perds Aurore et Simon de vue, et me laisse entraîner par la masse uniforme des adolescents qui se dirigent vers la première pièce : Connaissance générale. Un agent nous ouvre les portes sur une grande pièce dans laquelle sont disposés des bureaux individuels. Sur chaque bureau une tablette est posée. Rien d’autre. Nous prenons place. La tablette affiche un message d’alerte : INTERDICTION D’ALLUMER AVANT LE SIGNAL. J’ai les mains moites et le cœur qui bat à toute vitesse. L’étape de ma vie que j’ai tant redoutée est sur le point de commencer et je n’ai même pas mes moitiés avec moi pour me rassurer. Je jette un œil autour de moi. Les visages sont crispés, les regards vides. Du coin de l’œil, je constate que Alex est à deux rangs de moi, quelques places en avant. Je ne vois pas Félicia, elle doit être derrière. Dans le brouillard de mes pensées, j’aperçois des visages connus, nous nous adressons un signe de tête.
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