II

3071 Words
II5 heures sonnèrent à l’horloge de Sainte-Cécile. Maintenant que le soleil s’abaissait, l’ombre envahissait le petit bois de hêtres et la clarté du jour s’adoucissait dans le sentier où Bruno marchait d’un pas vif, en causant avec un de ses protégés rencontré tout à l’heure. Celui-ci était un grand garçon déhanché, à la face rousselée. Les paupières molles laissaient voir, en se soulevant, des yeux sans nuance précise, très mobiles. Bruno l’admonestait, d’un ton de sévérité patiente. L’autre mâchonnait : – Je ne dis pas, monsieur Fervières... je ne dis pas... Mais un pli d’obstination barrait son front sur lequel tombaient des mèches de cheveux roux. – Promets-moi de t’amender, Pierre ? Sans quoi, nous ne pourrons te garder au patronage. Le garçon eut un balancement de son grand corps maigre et ses paupières demi-closes clignèrent. – Le patronage, monsieur Fervières, c’est plus pour moi. J’aurai vingt ans à la Saint-Michel. – Qu’importe ! Nous vous gardons tous jusqu’à votre mariage, maintenant que nous avons fondé le cercle des anciens. Un léger rictus souleva la lèvre épaisse de Pierre. Mais il ne répliqua rien. Sous le silence sournois, Bruno comprit cependant. Il retint un geste découragé. Celui-là encore désertait ! Il avait tant soigné, pourtant, si bien entouré de son zèle le jardin en friche que lui représentait cette âme d’adolescent ! Et l’herbe maudite étouffait de nouveau les pâles fleurs si difficilement écloses. Le sentier, en sortant du bois, se continuait entre des jardins fruitiers, puis, s’élargissant, devenait un chemin étroit encore que bordaient les premières maisons de Sargé, petites villas claires essaimées dans la verdure et les fleurs des enclos. Pierre, en arrivant là, prit congé de Bruno, gauchement, avec une précipitation où il essayait de mettre de l’insolence. Bruno dit avec calme, tentant de rencontrer les yeux qui se dérobaient sous les paupières sans cils : – Au revoir, Pierre. Si tu as besoin de moi, tu me trouveras toujours prêt à t’aider. Le garçon murmura un vague « adieu », enfonça sur ses rudes cheveux roux le chapeau qu’il venait de soulever d’une main molle et s’éloigna dans un sentier transversal. Bruno continua sa route entre les villas blanches. Des bruits de voix, des rires venaient des jardins et derrière les grilles passaient des silhouettes d’enfants et de femmes. Dans l’air chaud flottaient des parfums de fleurs. Le soleil caressait maintenant la cime des arbres et sa lumière arrivait un peu pâlie sur les pelouses, les corbeilles de géraniums et d’héliotropes, les façades claires des maisons. Bruno ne regardait rien. Il songeait à l’âme de ce jeune homme, naguère enlevée au vice, et qui y retournait. Il se disait : « J’ai lu de la défiance, presque de la haine dans ses yeux. » Son cœur impressionnable éprouvait une souffrance subtile. Il apportait dans son œuvre d’apostolat un enthousiasme fervent, donnait sans compter son temps et les forces de son âme ; mais l’insuccès le blessait cruellement. Absorbé dans ses pensées, il atteignit la place de l’Église. L’ombre la gagnait, se glissait sous les arcades de pierre qui longeaient la vieille maison du Dr Harte, envahissait la façade ogivale de Sainte-Cécile. Le fin clocher, seul, plongeait dans la lumière du soleil couchant. Bruno gravit les trois degrés de pierre noircie. Sous le porche, la grand-porte, ouverte, laissait voir le vaisseau obscur au fond duquel étincelaient les vitraux du XVe siècle, la merveille de Sainte-Cécile. Bruno entra. Il s’engagea dans une des nefs latérales, longea les chapelles qui s’enfonçaient dans l’ombre. Une silhouette de statue, la longue forme blanche d’un mausolée s’estompaient dans cette demi-ténèbres. En ces fins d’après-midi, l’obscurité prenait possession de ce collatéral et l’on ne distinguait plus aucun détail des sculptures, ni des peintures anciennes placées au-dessus des autels. Mais la lumière déclinante, par les trois verrières de l’abside, se répandait dans le chœur en une clarté somptueusement voilée de pourpre, de safran, de vert profond. Le maître-autel de marbre rose, le tabernacle ouvragé par la main pieuse d’un artiste d’autrefois, le dallage du sanctuaire semblaient recevoir le rayonnement d’énormes gemmes ardentes. La mystérieuse et magnifique lumière se glissait jusqu’à la nef, jusqu’au sommet des piliers, jusqu’aux chapiteaux où un imagier inconnu avait ciselé dans la pierre d’étranges petites figures au regard d’extase. Mais son voisinage laissait plus enténébrées les chapelles profondes, sous la voûte abaissée des collatéraux, derrière les larges colonnes supportant un triforium à la balustrade évidée de si délicate manière qu’elle semblait quelque merveilleuse dentelle de pierre tendue au-dessus des arcades en ogive. Plus douce, plus mystique était la clarté qui, du haut de la verrière représentant sainte Cécile et son époux Valérius, tombait sur la chapelle de la Vierge occupant le fond du transept septentrional. Elle s’harmonisait avec les vieux ors des boiseries, mettait discrètement en valeur les sculptures naïves et charmantes du retable et de l’autel de bois, tous deux du XIe siècle. Dans cette lumière presque céleste se dressait une Vierge au mince visage, aux yeux d’enfant – une Vierge de bois tenant dans ses bras un Enfant-Jésus menu et grave, au geste bénisseur, vieille œuvre d’une beauté primitive, naïvement délicieuse, dont l’auteur demeurait inconnu. Un reflet azuré teintait une partie de la robe de la Mère, dont les siècles avaient patiné la nuance brune. L’Enfant, lui, semblait plongé dans un bain de pourpre – la pourpre sanglante du Calvaire. La tête de la Vierge restait dans l’ombre. On la distinguait cependant, si fine, d’une teinte de vieil ivoire très jauni, avec ses grands yeux de candide innocence un peu baissés vers la terre, pour voir les pauvres de ce monde qui venaient implorer l’Avocate toute-puissante. Bruno s’arrêta là. Il n’entra pas dans la chapelle, mais s’agenouilla contre la balustrade. Ces haltes dans la paix du sanctuaire, ces minutes de plus intime recueillement étaient une habitude chez lui. Mais jamais il n’en éprouvait autant le besoin qu’à l’instant où une désillusion venait de l’atteindre. C’était chose fréquente dans le genre d’apostolat auquel il s’adonnait. Ces âmes d’adolescents, entre les sollicitations de la rue, l’ambiance trop souvent hostile, en tout cas si indifférente du foyer familial et les mille influences venant battre en brèche leur mince acquis moral et religieux, vacillaient, tombaient souvent. L’abbé Rivors, avec son énergique bonté, en relevait un certain nombre. Mais quelques-uns s’enfonçaient dans la chute. Pierre Milon était de ceux-là. Près de l’autel, quelques cierges se consumaient avec un léger grésillement. Leur flamme tremblait et jetait des clartés mouvantes sur le visage aux traits fins, au teint d’ambre pâle, sur les yeux qui priaient. Bruno, en ces instants de recueillement, interrogeait le ciel sur l’orientation qu’il devait donner à sa vie. Enfant, adolescent, il n’avait jamais, en ses moments de plus grande ferveur, songé au sacerdoce. Il se contentait d’être un enfant très pieux, très bon, le modèle de sa paroisse. Mais depuis deux ans, il lui semblait entendre l’appel divin. Rien, dans sa vie, ni autour de lui, ne s’opposerait à cette vocation. Son père l’approuverait, sa mère dirait avec allégresse : « Dieu m’a mille fois bénie en un de mes fils. » L’initiation à l’existence nouvelle serait facile. Déjà, il vivait presque en dehors de toutes contingences mondaines. Les labeurs de l’apostolat lui étaient familiers, et sa parole facile, la science acquise à la Faculté trouveraient une prompte utilisation. Son talent d’écrivain lui-même ne serait pas sacrifié ; il s’épanouirait au souffle ardent de la religion dont Bruno serait un des ministres. Ainsi songeait le jeune homme sous les yeux candides de la Vierge de bois. Son âme se soulevait en un élan mystique vers le Dieu dont il aspirait à devenir l’apôtre. Comme André, comme Simon, les pêcheurs galiléens, il se sentait prêt à tout quitter pour suivre le Christ. Dans le cœur resté pur, l’appel s’était fait entendre. Mais parce qu’il ne le trouvait pas assez distinct, parce qu’il craignait de se tromper, Bruno interrogeait encore. Quand il sortit de l’église, l’ombre avait envahi toute la place. Le soleil caressait les vieux toits et les étages supérieurs des maisons. La tranquillité de l’après-midi chaud prenait fin, un semblant de fraîcheur faisait sortir les habitants des logis où les fenêtres, une à une, s’ouvraient toutes grandes sous leurs stores relevés. Le vieux curé, qui s’en allait à l’église, donna au passage une amicale chiquenaude sur le bras de Bruno. – Ça va, chez toi, mon petit ? – Ça va, merci, monsieur le curé. Et vos rhumatismes ? – Ah ! les scélérats ! Ne m’en parle pas, tiens ! Si je les tenais ! La bonne figure essayait de prendre un air terrible et s’épanouissait dans un sourire. Il pardonnait toujours, le cher abbé Mimont, même à ses rhumatismes, dénommés souvent par lui ses pires ennemis. Le petit Dr Harte, qui rentrait chez lui, serra au passage la main de Bruno. Celui-ci demanda : – Avez-vous été voir ma vieille Margerine, docteur ? – Oui, oui. Mais il n’y a rien à faire, c’est la vieillesse qui la tient, mon ami. Contre cette maladie-là, je ne puis rien. Il eut son petit rire narquois qui relevait si drôlement les deux coins de la bouche. Puis, secouant de nouveau la main de Bruno, il s’engouffra sous les arcades de sa demeure. « Insupportable individu ! » pensa le jeune homme moitié riant, moitié agacé, car le Dr Harte, sauf lorsqu’il se trouvait en présence d’un malade, avait toujours cet air de se moquer des gens. Tout au bout d’une rue bordée de vieilles demeures, la maison Fervières dressait sa façade grise sur laquelle couraient de minces traînes de lierre. Le soleil qui l’éclairait à cette heure tardive de la journée, faisait jaillir quelques étincelles de l’or terni des panonceaux. Devant la porte stationnait une élégante conduite intérieure. Bruno, qui connaissait toutes les voitures de la contrée, songea : « Je n’ai jamais vu celle-là. Des étrangers, vraisemblablement. » Dans le vestibule, par la porte du salon seulement poussée, des bruits de voix parvinrent à ses oreilles. Il interrogea la femme de chambre qui passait : – Qui est là, Eugénie ? – Les nouveaux maîtres de la Hermellière, monsieur. – Ah ! les Jarlier ! dit-il avec indifférence. Dix minutes plus tard, ayant quitté ses vêtements de sortie, il gagnait le jardin, un buvard sous le bras. Ce soir, il se sentait très en disposition de travailler à l’ouvrage commencé. Une foule de pensées lui venaient. Mais sa chambre, dont la servante avait négligé de clore les volets, était encore étouffante. Il se réfugia dans le coin de jardin qu’il aimait, un long berceau couvert de clématites géantes, dont les tons se dégradaient du violet presque noir au blanc pur. Des sièges, une table, restaient là à demeure. Bruno s’y installa, ouvrit un cahier devant lui et commença d’écrire. Des abeilles attardées bourdonnaient sous le berceau. D’infatigables moucherons frôlaient le front et les mains de Bruno. À travers les rameaux serrés des clématites, le soleil se glissait, répandant ses derniers rayons sur les soyeux cheveux bruns. À la fin de ce jour si chaud, l’air se saturait des parfums qui s’échappaient des corolles alanguies. Bruno les aspirait avec un inconscient plaisir. Les senteurs délicates, les sons harmonieux, les teintes fines, les belles lignes séduisaient cette nature de poète, très affinée, vibrante à toutes les impressions intellectuelles de la beauté. Dans le jardin silencieux, un rire de femme, léger et doux, fusa tout à coup. Bruno prêta l’oreille. Ce n’était pas le rire de Claire. Ce n’était pas sa voix non plus qui prononçait ces mots : – Elles sont admirables ! À l’entrée du berceau apparut Claire. Près d’elle se tenait une autre jeune fille, plus grande, vêtue de mauve, coiffée d’une capeline de paille légère qui couvrait d’ombre son visage rosé. Bruno, en se levant, rencontra un regard aucunement gêné, mais très intéressé. – Ah ! pardon, je ne te savais pas ici, dit Claire. Je venais montrer à Mlle Jarlier nos clématites. Mademoiselle, voici mon second frère, Bruno Fervières. Mlle Jarlier fit quelques pas vers Bruno qui s’inclinait. – Je regrette beaucoup de vous déranger sans le vouloir, monsieur. La voix était douce, étrangement captivante, musique suave pour l’oreille. – ... Je serais au regret si je vous avais interrompu dans la mise au point de quelqu’une de ces pensées exquises que j’ai tant goûtées dans L’ombre qui vient. Elle le regardait en face, sans le moindre embarras. Ses yeux étaient d’une nuance indéfinissable – verts ou bruns, on ne savait. De longs cils châtains les voilaient d’une ombre mouvante. Une vie ardente paraissait dans ces prunelles qui caressaient, qui frôlaient l’interlocuteur et donnaient à la physionomie de Floriane Jarlier un charme singulier dont Bruno fut frappé. Il dit avec un sourire : – Quoi, mademoiselle, me faites-vous l’honneur d’apprécier quelque peu cette œuvre d’un débutant ? – Un débutant qui sera bientôt un maître. J’ai trouvé l’autre jour votre livre dans la bibliothèque de la Hermellière, je l’ai lu sans arrêt d’un bout à l’autre. Notez cependant que je ne partage pas vos idées, au point de vue des croyances. J’aime mieux vous le dire aussitôt, bien franchement, puisque nous sommes vraisemblablement destinés, de par le voisinage, à nous rencontrer quelquefois : ma sœur et moi, quoique baptisées, vivons dans une entière indépendance sous le rapport religieux. Elle disait cela sans bravade, très nettement. Et cette franchise simple plut à Bruno, qui avait cependant en grande défiance les femmes libres penseuses. – Je le déplore pour vous, mademoiselle. Mais cette circonstance donne en effet un intérêt particulier au jugement porté par vous sur cet ouvrage qui est l’œuvre d’un croyant, d’un catholique convaincu et très pratiquant. Bruno jugeait bon de faire lui aussi, dès l’abord, sa petite profession de foi. De cette façon, il n’existerait pas d’équivoque. Les Jarlier sauraient qu’il y avait un abîme entre leurs idées et celles de la famille Fervières. Un sourire, très fin et charmant, entrouvrit les lèvres de Floriane, qui étaient d’un beau rouge vivant, sans fard. – J’espère que nous nous entendrons quand même ? Mon père nous a donné l’habitude de respecter toutes les opinions. Dans cet ouvrage, vous avez fait des vôtres une peinture idéale – tellement idéale que je me demande si jamais ont existé des âmes de cette sorte. – Mais oui, mademoiselle, des âmes de saints. – Il y en a encore aujourd’hui ? – Oui, grâce à Dieu ! – Vous, peut-être ? Elle riait, et ses yeux s’éclairaient d’une lumière gaie, éblouissante. – Non, hélas ! Je suis loin de prétendre à ce titre. Je ne suis qu’un pauvre homme très imparfait. – Mais qui sait admirablement décrire des choses très parfaites. Quand vous viendrez à la Hermellière, nous causerons de tout cela. Mademoiselle votre sœur m’a dit que vous n’appréciez guère le tennis, que vous préférez à tout la musique et la littérature. Comme j’ai précisément les mêmes goûts, nous nous entendrons très bien. – Je suis au regret de devoir vous dire, mademoiselle, que mes occupations me laissent très peu de temps libre pour aller dans le monde. – Mais ce ne sera pas dans le monde, chez nous ! À cause de la santé de ma sœur, qui demande beaucoup de tranquillité, nous vivrons très simplement. La Hermellière ne verra que quelques petites réunions sans prétention, où chacun sera libre de se distraire à sa guise. Nous comptons sur toute la famille Fervières, sans exception. Le regard de Floriane se tournait vers Claire, puis revenait à Bruno et s’attachait à lui, avec une câline prière. Claire dit avec sa spontanéité habituelle : – Vous êtes trop aimable, mademoiselle. Je serai certainement fort heureuse de répondre à votre invitation. Bruno hésitait. Son amour-propre se trouvait quelque peu chatouillé par le vif désir qu’exprimait très simplement le regard de Mlle Jarlier. C’était à lui, en particulier, que s’adressait l’invitation. On souhaitait voir, à la Hermellière, le jeune écrivain de talent qui serait peut-être l’un des maîtres de demain. Et cette charmante Parisienne le lui demandait comme une grâce. « Je ne puis refuser », songea-t-il. À son tour, il répondit : – Je ferai mon possible pour accompagner ma mère et ma sœur à leur prochaine visite, mademoiselle. – Ah ! c’est très bien ! Nous causerons de mille choses... Maintenant, je me retire, car je ne vous ai déjà que trop longtemps dérangé. Il protesta courtoisement : – Mais non ! Ma sœur vous montrait nos clématites ? – Oui. Je n’en ai jamais vu d’aussi belles. Quelles nuances admirables ! – Je vais vous en cueillir une, dit Claire. Elle étendait la main pour atteindre une fleur d’un mauve très pâle, presque blanc. Floriane l’arrêta du geste. – Si vous voulez bien me permettre de vous dire mon goût, je vous demanderai plutôt celle-ci... oui, là. Ce violet foncé, d’un ton si chaud, est adorable. Elle désignait une fleur énorme au-dessus de la tête de Bruno. Claire demanda à son frère : – Peux-tu l’avoir ? Il leva le bras, cueillit la clématite et la présenta à Floriane. Elle le remercia d’un mot gracieux, avec ce sourire enchanteur qui donnait à son regard un charme étincelant. Ses doigts fins se mirent en devoir d’attacher la fleur à l’ouverture très décolletée qui découvrait un épiderme satiné. Elle avait des mouvements vifs, mais son corps mince et souple gardait toujours une grâce un peu nonchalante. Sa robe de crêpe de Chine mauve la drapait de plis légers. Quelques ondulations couleur d’or fauve apparaissaient sous les bords transparents de la grande capeline noire, dont la forme eût donné à tout autre une apparence excentrique, mais qui lui seyait à merveille. – Là, c’est fait ! Est-elle bien ainsi ? La question s’adressait à Bruno. – Elle est un peu développée pour cet usage, il me semble. – Pas du tout ! C’est la mode, et c’est du reste très joli. Vous ne trouvez pas ? Un mouvement de Floriane venait de mettre son visage sous le rayon de lumière qui perçait la voûte du berceau. Le teint apparut d’une superbe blancheur vivante, la pourpre des lèvres sembla s’aviver. La jeune fille renversait un peu la tête et ses yeux resplendirent sous la clarté blonde qui les inondait. Bruno répondit avec une sorte de vivacité machinale : – Oui, c’est très joli. Floriane eut un nouveau mouvement, son visage rentra dans une ombre relative. L’éclat de ses prunelles s’adoucit et ses lèvres s’entrouvrirent encore en un sourire qui découvrit de fines dents blanches. Elle tendit la main à Bruno. – Maintenant, nous vous laissons. Nous ne vous avons déjà que trop importuné ! Mais je prendrai une revanche quand vous viendrez à la Hermellière. Bruno, debout, suivit des yeux les deux jeunes filles qui s’éloignaient. Floriane semblait plus mince encore, plus élégante, près de Claire, un peu forte. Sa démarche avait une grâce souple, très frappante. Quand elle fut à l’extrémité du berceau, elle se détourna, embrassa du retard l’ensemble. Sa voix charmeuse prononça : – C’est délicieux ! Et Bruno vit étinceler doucement, en s’attachant une dernière fois sur lui, les yeux caressants sur lesquels palpitaient les cils légers. Il essaya de reprendre son travail. Mais c’était fini, maintenant, les idées se trouvaient en fuite. Avec un mouvement de mauvaise humeur, il referma son cahier. Cette étrangère lui faisait perdre toute une heure, pendant laquelle il eût avancé son travail. En outre, il avait dû promettre d’aller à la Hermellière. Évidemment, il ne pouvait s’y refuser sans impolitesse, et une visite serait chose vite faite. Après quoi, il se déroberait à toute invitation. Sa mère agirait probablement de même. Ce milieu était certainement trop différent de ceux qu’ils étaient accoutumés de fréquenter et ces jeunes mondaines libres penseuses ne devaient avoir aucun point de contact avec la société catholique de Sargé. Bruno appuya son front contre sa main. De la courte apparition de l’étrangère, il lui restait comme un petit agacement. Il songea : « Cette jeune personne doit être une coquette consommée. Elle a une façon de regarder les gens... » Mais un instant après, tandis que son regard rêveur errait le long du berceau où se mouvaient encore, dans l’ombre envahissante, quelques points de lumière, il évoqua la grâce indolente et sans apprêt d’une forme féminine aux souples attitudes et crut voir étinceler, entre les retombées de clématites, les yeux aux changeantes nuances, les yeux éblouissants qui reflétaient tant de vie, avec un peu de troublant mystère.
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