I
RÉVEIL DIFFICILE— Monsieur, réveillez-vous ! On est au terminus là, il faut sortir du wagon !
Le contrôleur secoue vigoureusement l’énergumène assoupi sur une banquette du TGV ; encore un poivrot, se dit-il. Mais finalement non, ce gars ne sent pas l’alcool. Alors il a dû confondre les pilules qui font planer avec celles qui donnent du courage pour se lever tôt le matin. Les jeunes consomment tous de ces trucs-là maintenant. Lui, Gérard Bonchamps, contrôleur-chef depuis 32 ans, n’a jamais eu besoin de ces produits chimiques. Et pourtant, se lever tôt est son quotidien : toujours d’attaque, même quand il doit prendre des trains qui partent à 4 heures 23 comme celui-ci.
Le quidam finit enfin par réagir aux secousses peu délicates. Il entrouvre les yeux, voit l’homme en uniforme qui le surplombe et n’a pas l’air de comprendre ce qui se passe. Ouf ! L’employé de la SNCF a eu peur : si l’individu n’avait repris conscience, il en aurait été quitte pour appeler les secours d’urgence ; le temps que ceux-là arrivent, l’équipe de nettoyage n’aurait pu s’occuper du wagon, impliquant un départ retardé. Et qui se serait fait engueuler ? Encore les contrôleurs qui n’y sont pour rien, sans compter la paperasse du rapport à remplir…
Reste à expulser ce gêneur du convoi… S’il s’écroule sur le quai, ça n’empêchera pas les voyageurs de monter. Décidément, la tournée d’inspection des compartiments à l’arrivée est le travail le plus pénible du voyage ; signaler un bagage oublié représente beaucoup de boulot en supplément, avec tous les détails à relever. Là, il avait eu de la chance : rien jusqu’à la voiture de queue, avant de tomber sur ce drogué.
— Il faut sortir ! Terminus, tout le monde descend ! Allez ! Oust !
L’homme se lève, titube, grimace, se tâte l’arrière de la tête et grimace davantage en retirant vivement sa main – gros mal de crâne ! Gérard Bonchamps lui montre la direction de la sortie à emprunter, celle du fond, afin de ne pas gêner la progression des nettoyeurs et de leur chariot. Le quidam se meut avec difficulté, s’agrippant aux sièges, comme s’il était à bord d’un train lancé à grande vitesse et qui oscillerait sous ses pas. Agacé de le voir incapable d’action-ner le mécanisme d’ouverture du sas, le vérificateur de billets en chef vient débloquer brusquement la porte vitrée. Surpris par la disparition de son point d’appui, l’homme bascule en avant et attrape de justesse la poignée métallique sur le côté de la porte, ses jambes suivent et le dépassent pour atterrir en douceur sur le quai. Gagné ! Il a réussi à s’extraire du wagon sans tomber, et juste à temps ; l’équipe de nettoyage rentre dans le compartiment par l’accès opposé. Le train sera à l’heure, et tout cela grâce au contrôleur-chef Gérard Bonchamps.
L’homme relâche précautionneusement la barre qui lui a évité un atterrissage catastrophique sur le quai, s’appuie de l’épaule à la paroi bleu et gris, fait ainsi quelques pas, puis reprend confiance en lui et s’écarte enfin du wagon pour avancer sans cette béquille. L’affichage sur le côté de la porte indique « Voiture 10 », ce qui lui fait dix voitures à remonter jusqu’aux lueurs de la gare, un vrai marathon à ses yeux…
Passagers matinaux, employés des chemins de fer, ces rares spectateurs voient passer l’individu à la démarche incertaine, parvenant tout juste à garder l’équilibre dans son périple. Et tous ont le même jugement : un type aussi jeune en un si pitoyable état dès le réveil, c’est bien triste !
« Pitoyable », l’adjectif correspond précisément à ce que pense de lui-même l’homme qui s’évertue à rejoindre ces lumières, loin devant lui, sans s’affaler sur ce quai peu fréquenté. L’horloge accrochée en hauteur indique environ 6 heures. Il progresse, charriant laborieusement ses méditations et essaye doucement de retrouver des idées claires. Il était dans un train, la chose est sûre. Mais d’où venait-il ? Et où a-t-il donc débarqué ? Là, il n’a pas de réponse et aucun panneau ne donne d’indice. Le réveil a peut-être été trop brutal, il a besoin d’un peu plus de temps pour recouvrer ses esprits.
Il arrive au niveau de la voiture-restaurant qui se fait ravitailler afin de pouvoir re-caféiner les voyageurs matinaux croisés sur le quai, car ils n’ont pas tous l’air bien réveillés. Mais eux au moins savent d’où ils viennent et où ils vont, tandis que lui ne le sait toujours pas. Nouvelle tentative :« Ce matin, j’ai pris le train à… je ne sais plus où… je voulais aller… je ne sais pas où… et je devais faire… je ne sais pas quoi. » Voilà qui ne l’avance pas beaucoup. Plus que trois wagons et la gare lui livrera ses secrets.
Servilement, la porte automatique s’ouvre devant lui pour le laisser passer. Il pénètre dans une salle ronde, une rotonde sans coupole au plafond fort élevé, un grand cercle représentant une scène de cirque dépourvue de gradins et de spectateurs. À la place, sur les murs arrondis s’étalent des fresques signées Coupé : un pont étrange, une tour Tanguy, du XIVe siècle d’après la légende, des bateaux, des grues… certainement une ville portuaire. Au fond de la piste de cirque, l’entrée des artistes par des portes vitrées. À droite, un marchand de journaux et magazines, boutique d’un modèle courant qu’on trouve dans tant de stations de transports en commun. À gauche, un buffet de la gare, modèle standard également, commerces qui naissent du va-et-vient répété de convois ferroviaires dans ces édifices, éjaculant un lot de clients-voyageurs se chargeant de féconder ces échoppes. Au centre de la piste a poussé une forêt de bancs et de distributeurs, capables de délivrer des titres de transport, des barres chocolatées, des photos d’identité, des canettes colorées et même des parapluies.
Au milieu du passage, une femme attend, seule, tenant un petit panneau sur lequel on peut lire : « Monsieur Marceau. » Le voyageur égaré regarde la pancarte et s’interroge : « Celle-ci est venue chercher quelqu’un qui s’appelle monsieur Marceau. Mais moi, qui suis-je ? » Car en plus de ne savoir ni d’où il vient ni où il est, il se rend maintenant compte qu’il ne se souvient pas non plus de son nom… Allons ! Ce n’est pourtant pas compliqué ! Tout le monde sait qui il est ! Mais non ! Impossible de mettre un nom sur la silhouette dont il entrevoit le reflet dans la vitrine du buffet de la gare. Il fouille ses poches, à la recherche de ses papiers, une carte d’identité qui lui dirait au moins cela. Rien ! Toutes ses poches sont vides ! Et pourquoi ne serait-il pas ce monsieur Marceau que l’on vient chercher ? Voilà une explication ! Une maladie l’affecte, lui causant de fréquentes crises d’amnésie profonde. Alors, quand il doit voyager, on met à sa disposition une aide qui l’accueille avec un petit panneau afin de lui rappeler en douceur son identité. Cette femme va désormais le prendre en charge et lui expliquer tout cela. Elle doit peut-être même avoir un truc qui lui rendra la mémoire, une pilule miracle ou un électrochoc.
Mais un individu vient taper sur l’épaule de la porteuse de pancarte. Suivent une série de signes qui racontent l’histoire : les mains qui s’écartent, la porte automatique qui s’ouvre. Le doigt fait non : il ne l’a pas empruntée. Le menton pointe et l’épaule s’arc-boute : le nouveau venu a utilisé l’autre passage, une lourde porte mécanique qu’il a poussée. La main trace le chemin : il a plongé au cœur de la forêt de distributeurs. L’index indique les zigzags effectués pour s’en extirper afin de rejoindre la sortie sur la rue. Et là, il a patienté, regardant au loin, tel l’Indien qui guettait du haut de sa colline l’arrivée des bisons, ou des cow-boys, le geste ne le précise pas. Il tapote son bracelet-montre : au bout d’un moment, à attendre dehors la personne qui s’acharnait à vouloir l’accueillir à l’intérieur, il a compris et est venu la retrouver. Voilà ! Monsieur Marceau a trouvé son guide qui le mènera à bon port. Et l’amnésique reste seul, ayant perdu jusque son identité.
Son espoir s’est enfui par la porte vitrée, alors il s’échappe lui aussi de l’arène de la gare. Dehors, au milieu des places de stationnement s’étire une longue allée, bordée par une rangée de mâts bleus et protégée de la pluie par des petits carrés de voiles déployées à l’horizontale. Là-bas, une gare routière où des autocars bigarrés avalent des passagers gris, pour aller les recracher dans la campagne environnante ; peut-être que ce voyage les aura recolorés… Sur le côté, des emplacements marqués « Taxi », mais l’heure n’est pas aux grands mouvements de voyageurs : aucun véhicule n’attend le client. L’homme se retourne et regarde le fronton de la gare : arrondi, suivant la courbe de l’arène avec, sur la gauche, une tour de contrôle hétéroclite. Sur la plate-forme surplombant le porche s’affiche en fines lettres majuscules la solution d’une première énigme : « Gare de Brest. » Brest ! Que vient-il faire au fin fond de la Bretagne, au bout de la terre, dans la ville de la pluie et du tonnerre ? Il devait avoir une raison de monter dans ce train ! Et d’ailleurs, où donc y est-il monté ? Tant de questions, et si peu de réponses…
Dans sa tête persiste cette douleur lancinante ; plus exactement, elle se situe à l’arrière. Il va de nouveau tâter précautionneusement la zone, mais ne sent pas de bosse. Son amnésie ne semble pas venir d’un coup sur les cervicales. Ça aurait pourtant été une explication plausible : une valise mal rangée sur le porte-bagages qui lui tombe dessus en cours de route, le propriétaire qui la récupère et se sauve en tapinois… Dans ce cas, il aurait une marque, une boursouflure ; si un choc a causé des dégâts à l’intérieur, là où se loge sa mémoire, des stigmates doivent être apparus. Mais il ne sent rien. La devanture en verre fumé du buffet de la gare lui sert de miroir pour s’examiner ; sur le visage, aucune trace visible. Ses doigts refont l’inspection de son crâne, ne découvrant ni bosse, ni creux, ni rien qui semble récent, juste une douleur à l’arrière, au-dessus de la nuque.
Un coup de vent frais vient le caresser, brise d’air marin ; à deux pas de là, s’étend une épaisse rambarde de pierre. L’homme quitte sa vitrine-miroir et rejoint ce poste d’observation ; le jour ne s’est pas encore levé et l’on ne voit pas grand-chose. À peine distingue-t-il la loupiote rouge qui surmonte d’immenses grues conçues pour charger et décharger des porte-conteneurs. Par-delà, des reflets lumineux s’égarent sur une mer bleu nuit, bordée en fond d’une proche côte où quelques fenêtres s’allument : Plougastel-Daoulas se réveille doucement. À force de scrutation, ses yeux percent les secrets de l’obscurité et les lignes du port de commerce lui apparaissent peu à peu : des quais, des conteneurs de toutes les couleurs, des cargos, des silos, de fringants bâtiments neufs et d’autres plutôt fatigués ; mais ceux-là ont au moins une histoire derrière eux, ce que n’a plus cet homme à la mémoire désespérément délabrée, bien davantage que ces bâtiments…
Il sait maintenant où il se trouve, mais toujours pas ce qu’il est venu faire ici. En ce cas, pourquoi rester ? Plutôt reprendre le train dans l’autre sens et… et quoi ? Il regarde s’il a de quoi s’acheter un titre de transport. Mais il a eu beau fouiller les poches de son blouson et de son pantalon, il n’a rien découvert, sinon un paquet de mouchoirs en papier. Il a eu de la chance qu’aucun contrôleur ne lui ait demandé son billet ! Étrange, dans les TGV, il y a toujours une vérification en cours de route. Et s’il n’avait pu présenter son ticket, il se serait fait verbaliser ; ce PV se retrouverait alors dans ses vêtements. Ne l’aurait-il pas oublié en partant, après que le contrôleur l’a secoué ? Les personnes chargées du nettoyage ont probablement récupéré ce récépissé pour le ramener au guichet de la gare. Que faire ? S’y rendre et dire qu’il a oublié son amende sur la banquette du train ? Avec un peu de chance, il trouvera même son identité et sa provenance, inscrites sur ce bout de papier officiel. Mais si le guichetier demande à quel nom, que va-t-il répondre ? Et si, en fait, il a bien présenté son ticket au moment du contrôle, mais que ce n’est qu’après qu’il a perdu d’une part connaissance, d’autre part son billet et ses papiers… Non, impossible d’aller réclamer !
Les suppositions se pressent dans sa tête : ne l’aurait-on pas dépouillé ? Un malandrin l’a endormi en cours de voyage à l’aide d’un anesthésique, style chloroforme, puis il lui a volé ses papiers et ses bagages. Voilà une explication ! Ce doit être ce satané produit qui lui donne ce mal de crâne épouvantable et l’empêche de retrouver la mémoire. Dans quelque temps, cette substance cessera de faire effet et les souvenirs reviendront. Il doit se rendre au poste de police, porter plainte : « Bonjour, Monsieur l’agent. Je souffre d’une amnésie, je ne sais ni qui je suis ni d’où je viens. Je sais juste que j’étais dans le train qui est arrivé ce matin en gare de Brest et qu’un pendard m’a drogué et dépouillé de tout. » Difficile à concevoir ; sans aucune information, le policier aura bien du mal à rédiger son rapport… Les plaintes contre X existent, mais a-t-on également pensé à inventer les plaintes déposées par X ? Non, décidément non, cela ne lui semble pas être une bonne idée ! Il finirait en cellule de dégrisement, avec tout un tas d’analyses afin de savoir le genre de produit qu’il a consommé. Sa seule solution est d’attendre de retrouver le fil de sa mémoire. Combien de temps ? Quelques heures, ça ira. Quelques jours, ce sera plus dur. Allons, attendons un peu et si à midi, rien n’est revenu, alors on avisera…