Chapitre 1 - Le 23 août 1829.-3

2112 Words
« Ecrivez ! dit-elle de sa voix la plus profonde et la plus tragique… Ecrivez ! » répéta-t-elle avec un geste de reine, encore emprunté au répertoire de sa jeunesse. Pressant machinalement entre ses doigts la plume qui venait d’y être placée, Sarah, dont le regard exprimait toujours la même frayeur, semblait attendre un ordre venu du ciel ou de l’enfer. Quelques minutes s’écoulèrent encore avant que mistress Treverton pût reprendre la parole. Elle conservait assez de raison pour avoir conscience des effets que le médicament enivrant produisait sur ses facultés, et pour vouloir lutter contre eux avant qu’ils eussent jeté ses idées dans une confusion absolue. D’abord elle demanda son flacon de sels ; puis elle inonda ses tempes d’eau de Cologne. Ce dernier moyen lui réussit en partie : elle se sentit plus maîtresse d’elle-même. Dans ses yeux troublés l’intelligence reparut, et lorsqu’elle répéta, s’adressant de nouveau à sa femme de chambre : « Ecrivez ! » elle put donner à cet ordre un caractère plus imposant, en se mettant à dicter, aussitôt après, sur un ton parfaitement calme et délibéré. Les pleurs de Sarah ruisselaient : ses lèvres laissaient échapper, de temps à autre, quelques lambeaux de phrases par lesquelles de vagues supplications, les élans du remords, les angoisses de la peur, cherchaient à s’exprimer tour à tour, le tout d’une incohérence étrange. Elle n’en continua pas moins à écrire, traçant l’une après l’autre des lignes que l’indécision de sa main rendait fort irrégulières, jusqu’au moment où les deux premières pages de la feuille placée devant elle se trouvèrent remplies à peu près. Mistress Treverton, alors, cessa de dicter, relut ce qui était écrit, et, prenant la plume, apposa au bas sa signature. Après cet effort, tout pouvoir de résister à l’espèce d’intoxication que le médicament continuait à développer sembla lui manquer de nouveau. Une rougeur de mauvais augure reparut sur ses joues, et, quand elle rendit la plume à sa suivante, un langage saccadé se pressait sur ses lèvres fiévreuses. « Signez ! disait-elle, promenant ses faibles mains sur ses couvertures… Signez comme témoin, Sarah Leeson !… Non… signez comme complice !… c’est bien là le mot… Prenez-en ce qui vous revient… Je ne veux pas me charger de tout… Signez, je le veux !… Signez comme je vous le dis !… » Sarah obéit encore, et mistress Treverton, lui enlevant le papier, le lui montra solennellement, avec un triste retour de cette pantomime théâtrale qu’elle avait employée déjà dans un intervalle d’égarement. « Vous remettrez ceci à votre maître, disait-elle… et cela, dès que je ne serai plus… S’il vous interroge, répondez-lui comme vous répondrez au souverain juge le jour où nous comparaîtrons tous devant lui. » Serrant ses mains l’une dans l’autre, Sarah, pour la première fois, leva sur sa maîtresse un regard assuré. Pour la première fois elle prit la parole sans hésitation. « Si je me croyais en état de mourir, dit-elle… oh ! combien volontiers je changerais de place avec vous ! – Promettez-moi de donner ce papier à votre maître, répéta mistress Treverton… Promettez-le-moi !… ou plutôt, non… je ne croirais pas à votre promesse. Apportez la Bible… celle dont le prêtre, ici même, se servait ce matin… Apportez-la, si vous voulez que je demeure en paix dans ma tombe… Apportez-la, ou j’en sortirai pour venir vous retrouver… » En répétant cette menace, la mourante riait convulsivement. La femme de chambre, à moitié folle de peur, obéit encore. « Oui !… oui !… la Bible dont le prêtre s’est servi, continua mistress Treverton d’un ton distrait, après que le livre eut été posé devant elle… Le prêtre… un brave homme… pauvre tête… Je lui ai fait une peur !… Il m’a demandé, Sarah : « Etes-vous en paix avec tous vos semblables ?… » Et j’ai répondu : « Avec tous, excepté un… » Vous savez lequel ? – Le frère du capitaine… oh ! madame, n’emportez pas cette haine avec vous !… Mourez en paix avec tous, même avec lui ! – Ainsi disait le prêtre, reprit mistress Treverton, dont les yeux commençaient à errer sans but dans l’espace, comme ceux de l’enfant au berceau, tandis qu’elle parlait de plus en plus bas, articulant de moins en moins chaque syllabe. Il faut pardonner, disait le prêtre… Et je répondais : « Non. Je pardonne à tous, pas à mon beau-frère… » Le prêtre s’est écarté du lit tout effarouché… Il a parlé de prier pour moi, de revenir près de moi… Pensez-vous, Sarah, qu’il revienne ? – Sans doute, sans doute, répliqua la suivante… C’est un digne homme… Il ne manquera pas de revenir… Et alors, oh ! alors, dites-lui que vous pardonnez au frère du capitaine… Ces mots insultants qu’il vous adressait le jour de votre mariage, il les expiera, n’en doutez point, tôt ou tard… Pardonnez-lui donc… Avant de mourir, pardonnez-lui ! » Tout en parlant ainsi, elle voulait, sans que sa maîtresse s’en aperçût, écarter de ses yeux le livre saint. Mais le mouvement qu’elle faisait attira l’attention de mistress Treverton et la ramena au sentiment de la situation présente. « Arrêtez ! » cria-t-elle, tandis qu’un dernier éclair, symptôme de sa volonté persistant jusqu’au moment suprême, passait dans son regard obscurci par l’agonie. Et elle prit la main de Sarah, la fixa, la retint sur la Bible. Son autre main errait à tâtons sur son lit, où elle finit par trouver le feuillet manuscrit qu’elle voulait faire parvenir à son mari. Ses doigts se crispèrent sur le vélin, et un soupir de soulagement sortit de ses lèvres. « Ah ! dit-elle, je sais maintenant pourquoi j’ai demandé la Bible… Je meurs en pleine possession de moi-même, Sarah !… et, même à présent, vous ne sauriez me tromper… » Ici elle s’arrêta une fois encore, un sourire effleura sa bouche, et, se parlant à elle-même bien bas : « Attends, attends, attends ! » disait-elle à mots pressés. Puis tout haut, reprenant sa voix et ses gestes de théâtre : « Non, reprit-elle, votre promesse ne me suffit pas… Un serment est nécessaire… A genoux !… Voici les dernières paroles que je prononcerai ici-bas… Nous verrons si vous osez y désobéir. » Sarah tomba près du lit, sur les genoux. La brise du dehors, fraîchissant à l’approche du jour qui allait naître, sépara justement alors les rideaux de la croisée entr’ouverte, et apporta ses courants parfumés dans l’atmosphère lourde de la chambre de la malade. Les chocs pesants de la marée murmurante arrivèrent aussi plus distincts et semblèrent se rapprocher. Puis les rideaux gonflés retombèrent sur eux-mêmes ; la flamme des bougies, vacillante un moment, redevint fixe, et le silence imposant qui planait sur cette scène étrange fut moins troublé que jamais. « Jurez ! » reprit mistress Treverton. La voix lui manqua dès qu’elle eut prononcé cette impérieuse parole. Elle lutta quelque temps, retrouva la faculté de se faire entendre encore et continua : « Jurez qu’après ma mort vous ne détournerez point ce papier. » Même à ce moment de sérieuse et solennelle adjuration, de lutte désespérée entre la mort et la vie, cet instinct dramatique, qui semblait indéracinable dans l’ex-tragédienne, se manifesta une fois encore avec une sorte d’effrayante inconvenance, mauvais pli indélébile d’une intelligence routinière. Sarah sentit cette main froide qui posait sur la sienne se lever un instant ; elle la vit, décrivant une courbe gracieuse, se diriger vers elle ; puis cette main retomba, et, dans une étreinte frémissante qui exprimait une sorte d’irritation, enveloppa de nouveau celle de Sarah. La pauvre femme ne sut pas résister à cet appel suprême. « Je le jure. – Jurez qu’après ma mort vous n’emporterez pas ce papier avec vous si vous quittez cette maison. » Sarah hésita devant cette seconde promesse. Une nouvelle étreinte, plus faible que la première, vint l’avertir qu’on n’avait pas le temps d’attendre, et de nouveau tomba de ses lèvres le serment solennel : « Je le jure. – Jurez… » reprit pour la troisième fois mistress Treverton ; mais la voix lui manqua comme auparavant, et cette fois elle essaya vainement d’en retrouver l’usage. Sarah leva les yeux et vit, altéré par des contractions nerveuses, ce visage si beau : la main blanche et délicate, étendue vers la table où les médicaments étaient posés, y promenait des doigts crispés et roidis. « Vous avez tout bu, cria-t-elle se levant en pieds, car elle avait compris le sens de ce geste désespéré… Madame, chère maîtresse, vous avez tout bu… Il ne reste plus que l’opiat… Laissez-moi sortir… laissez-moi vous aller chercher… » Un coup d’œil de mistress Treverton l’arrêta court avant qu’elle n’eût pu achever sa phrase. Un mouvement rapide était imprimé aux lèvres de la mourante. Sarah posa son oreille tout contre. D’abord elle entendit seulement une respiration haletante et pénible… puis elle y distingua, par intervalles, quelques paroles confusément mêlées. « Ce n’est pas tout… il faut jurer… Plus près, plus près… rapprochez-vous !… une troisième promesse… Votre maître… jurez de lui donner… » Les derniers mots se perdirent dans un faible murmure… Les lèvres qui les avaient articulés à si grand’peine s’écartèrent tout à coup, et ne se refermèrent plus. Sarah s’élança d’un bond vers la porte, et l’ouvrant, demanda des secours à grands cris… puis elle revint en courant près du lit, saisit la feuille de papier sur laquelle était écrit de sa main ce que lui avait dicté sa maîtresse, et la cacha dans son sein. Le dernier regard que lui adressèrent à ce moment les yeux de mistress Treverton était chargé d’indignation et de reproches ; et ils gardèrent, pendant un moment plein d’angoisse, cette expression irritée. Ce moment passa. Aussitôt après, éteignant tout ce qui restait des lueurs vitales, l’ombre que la mort projette devant elle vint planer sur le visage apaisé à jamais. Le docteur, accompagné de la garde-malade et de l’un des domestiques, entra dans la chambre, et, s’approchant du lit à la hâte, vit tout aussitôt que l’heure était à jamais passée où ses services eussent pu produire quelque bien. S’adressant d’abord au valet qui l’avait suivi : « Allez, lui dit-il, prier votre maître de m’attendre chez lui ; j’irai sous peu lui parler. » Sarah était demeurée debout, immobile, muette, ne prenant garde à rien ni à personne, au pied du lit mortuaire. La garde, en s’avançant pour rapprocher les rideaux, ne put l’envisager sans un frémissement nerveux, et s’adressant au docteur : « Je crois, monsieur, dit-elle, que cette personne ferait bien de quitter la chambre. » L’accent donné à cette remarque indiquait un certain mépris. « Il me semble, continua la garde, qu’elle est troublée, effrayée au delà de toute raison par ce qui vient d’arriver. – Vous avez raison, répliqua le médecin. Il vaut mieux qu’elle sorte d’ici. Permettez-moi de vous engager à nous quitter un moment, » ajouta-t-il, posant sa main sur le bras de Sarah. Elle recula aussitôt, comme par méfiance, et, levant une main à la hauteur de sa poitrine, à l’endroit même où la funèbre missive était cachée, elle l’y tint étroitement collée, tandis que, de l’autre main, elle cherchait un flambeau. « Vous feriez bien, dit le docteur lui en offrant un, de vous reposer un peu dans votre chambre… Attendez, cependant, continua-t-il après avoir réfléchi un instant ; je vais porter la triste nouvelle à votre maître, et peut-être voudra-t-il être informé des dernières paroles que mistress Treverton a pu prononcer devant vous. Il vaudrait donc mieux m’accompagner, et attendre à la porte du capitaine que j’aie pu m’entretenir avec lui. – Oh ! non… non… pas à présent !… au nom du ciel, non !… » Et, tandis qu’elle prononçait ces paroles à voix basse avec un empressement suppliant, Sarah, qui s’était dirigée vers la porte, disparut tout à coup sans qu’il fût possible de lui adresser un seul mot. « Singulière femme, dit le docteur s’adressant à la garde. Suivez-la !… Sachez où elle va, pour le cas où nous aurions besoin d’elle, et où il faudrait l’envoyer chercher. J’attendrai ici que vous soyez revenue. » Lorsque la garde revint, son rapport ne fut pas long. Elle avait suivi Sarah Leeson du côté de sa chambre, l’y avait vue entrer, et, prêtant l’oreille, avait entendu pousser le verrou intérieur. « Singulière femme ! répéta le docteur… de l’espèce taciturne et discrète. – Mauvaise espèce, remarqua la garde. Elle ne fait que se parler à elle-même, et, à mon avis, c’est là un triste symptôme. Je n’aime pas non plus sa mine. Voyez-vous, monsieur, je me suis méfiée d’elle dès le premier jour de son entrée ici. »
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