22 Décembre

2619 Words
22 Décembre Les notes joyeuses des variations Goldberg réveillaient l’atmosphère feutrée de la cuisine. Confortablement installée dans la cuisine devant les toasts dorés à point, Julia sirotait une première tasse d’Earl Grey et parcourait les titres du quotidien en attendant Charlie. Son regard fut soudain attiré par un entrefilet dans la rubrique des faits divers : « David Klein, présentateur de musique Rock, agressé à Londres lors d’un concert… » Elle s’en étrangla d’émotion, sa tasse lui échappa des mains et le contenu ambré se renversa sur le journal : David, son jeune frère, la pièce « rapportée » de la famille, son « chouchou » aussi… Tout en épongeant maladroitement la page jaunie, elle lut l’article à fond. Engagé par une chaîne de radio française, il était à Londres pour y présenter un groupe anglais qui se produisait au Wembley Stadium. Lors d’une interview à l’issue du concert, des jeunes passablement éméchés s’étaient empoignés et dans la mêlée, David avait été pris à parti, tabassé et transporté au Thomas-Hospital… Ses jours ne semblaient pas en danger. Des souvenirs assaillirent sa mémoire. Peu après la naissance de Sarah, leur père désirant éperdument un fils, avait émis l’intention d’adopter un petit vietnamien. À L’époque, cette « sale guerre » au Vietnam s’engluait dans l’impasse. Les journaux étaient saturés de scènes insoutenables, montrant des familles fuyant sous les bombes au napalm. Mais la mère de Julia, déjà surmenée par l’éducation de quatre filles, ne voyait pas l’opportunité d’une telle décision. Édouard décida alors, par l’entremise d’une ONG, de pourvoir à l’éducation d’un orphelin qu’il parrainerait jusqu’à sa majorité. La famille reçut donc des nouvelles régulières ainsi que des photos de ce petit garçon qui séjournait dans un orphelinat à Saïgon et fut surnommé David. Il avait un an et paraissait souriant malgré les affres de sa jeune vie. Malheureusement, Édouard périt dans un accident d’avion, alors qu’il partait seul au Vietnam afin de faire la connaissance de ce « fils spirituel » et s’assurer de son bien-être. Des années plus tard, Julia était à peine mariée lorsque le notaire la contacta en tant qu’aînée pour lui annoncer que, David ayant atteint sa majorité, la mission de père nourricier d’Édouard Klein touchait à sa fin. Ce dernier avait cependant laissé une lettre destinée à sa famille à ne lire qu’en cas de décès. Il y disait en substance son désir de faire rapatrier David en Belgique à sa majorité s’il en émettait le désir. Le clan n’hésita pas une seconde. Un soir de septembre, après des démarches fastidieuses, elles étaient toutes présentes pour l’accueillir à l’aéroport de Bruxelles-National où il apparut souriant, muni d’un mince bagage. Sarah se décréta prioritaire pour l’initier à sa nouvelle vie de famille et ils devinrent vite inséparables. David fut donc embrigadé par une escouade de sœurs. Peu doué pour les études mais doté d’une débrouillardise à toute épreuve, il décrocha à vingt ans un emploi comme speaker à la radio et quelques années plus tard, présentait le hit-parade sur une chaîne française. * Affolée, Julia appela David, en vain. Elle y vit un mauvais présage et décida d’avertir ses sœurs et leur annoncer sa décision de partir pour Londres. Marina déclara ne rien sentir de grave pour David, mais allait tirer les cartes pour s’en assurer. Julia s’abstint à grande peine de lui dire ce qu’elle pensait de ses élucubrations et mit fin rapidement à la communication. Sarah par contre, fondit en larmes et insista pour l’accompagner. Elles convinrent d’exclure Agathe dans un premier temps pour éviter un drame supplémentaire. En apprenant la nouvelle, Charlie tenta de calmer sa femme : — Le mieux serait, avant de vous précipiter à Londres comme je le subodore, de téléphoner à la clinique ou à sa boîte pour avoir de plus amples renseignements. Entêtée, Julia balaya son conseil. Jugeant qu’il serait vain de la contrarier, il réserva deux billets sur l’Eurostar et prévint Sarah. Sur le chemin de la gare, Charlie avait la mine contrite d’un enfant délaissé qui fit fondre sa femme. Elle lui caressa doucement la joue en évitant de lui donner des conseils de dernière minute, sachant d’expérience qu’il n’en appliquerait aucun. Elle ne comptait pas s’absenter longtemps et si possible, ferait rapatrier David. Ils se quittèrent sur un dernier b****r fougueux. Charlie la suivit des yeux tandis qu’elle traversait rapidement l’esplanade jusqu’à la gare, battue par le vent glacial de décembre. Alors que le train arrivait à quai, elle aperçut sa sœur slalomer parmi la foule en tractant une énorme valise. À peine assise dans leur compartiment bondé, une jeune femme, cernée de deux marmots hurlants, eut la mauvaise idée de s’installer en face d’elles. — Malheur, pensa Julia, des petits monstres sans cou ! Sans le moindre remords, elle fustigea les deux braillards d’un regard noir en leur adressant sa plus affreuse grimace, ce qui les calma net. Leur mère occupée à tenter d’insérer un sac dans le casier supérieur ne se douta de rien, trop heureuse de voir sa progéniture subitement calmée. Le train démarrait à peine lorsque Marina les appela. Elle avait finalement réussi à se libérer et elles convinrent de se rejoindre à Bruxelles. Une heure plus tard, elles se retrouvèrent à la gare du Midi, au guichet de l’Eurostar. Durant le voyage, la conversation se porta sur David. Marina leur révéla avoir pressenti que David courrait un danger et avait bien essayé de le joindre, mais sans succès. Elle n’était donc qu’à moitié étonnée de son accident. Julia fulmina. Il était facile d’affirmer cette prémonition après coup. Sarah calma leur querelle. Elles devaient rester solidaires dans l’adversité, ce qui mit tout le monde d’accord. Julia en profita pour leur raconter sa communication téléphonique avec l’Allemande. Tandis qu’elle parlait, elle eut une illumination. C’était évident, Marina et Clothilde se ressemblaient à s’y méprendre : même taille élancée, même nez aquilin, cette chevelure blonde et fournie, sans compter ce regard bleu turquoise qui toise sans sourciller, pareil à celui d’Édouard qui impressionnait tant Julia lorsqu’elle était enfant. Marina réagit froidement à cette révélation et clôtura le sujet en affirmant n’avoir ressenti aucun présage de ce genre. Le train s’arrêta deux heures plus tard en gare de Saint-Pancras, baignée de lumière sous son dôme de verre. Happées par la foule, elles se frayèrent un passage jusqu’à la consigne, puis patientèrent sous la bise hivernale dans une file disciplinée, pour enfin s’engouffrer dans un Cab noir. Le chauffeur démarra en trombe et se faufila adroitement dans la circulation jusqu’à l’hôpital situé au bord de la Tamise. À peine entrée, Sarah se faufila jusqu’au guichet des renseignements. Lorsqu’elle revint, son visage était grave. David était introuvable. Il avait bien été admis aux urgences, mais semblait avoir quitté la clinique ce matin. La réceptionniste conseillait de se renseigner directement auprès du service des urgences. — S’il a pu sortir, c’est qu’il va bien, comme je vous l’avais bien dit d’ailleurs… décréta Marina, imperturbable. — Où est ce fichu service ? s’impatienta Julia, prise en étau dans le flot des patients. Coincée dans l’ascenseur bondé, elle osa à peine respirer en imaginant les myriades de microbes virevolter autour d’elle. Elle poussa du coude un enfant au nez suintant de morve pour s’échapper la première de l’habitacle. Sarah harponna une infirmière qui concéda à lui remettre la fiche de sortie de leur frère, accompagnée d’un certificat à en-tête d’Europ Assistance. La signature figurant en bas de page était illisible. Elle accosta plus loin un jeune interne à l’allure d’éphèbe. Voyant la conversation s’éterniser, Julia, ne comprenant pas grand-chose à la langue de Shakespeare, interrompit sa sœur. — Allez-vous enfin m’expliquer ce qui se passe ? s’écria-t-elle, au mépris des panneaux invitant au silence. — Ne t’énerve pas, susurra Sarah. Tout va bien. Ce charmant Docteur m’a tout à fait rassurée. David va beaucoup mieux. Il a pu rentrer à Paris en avion avec son ami. — Quel ami ? — Oh, je ne sais pas mais Sergio affirme qu’ils semblaient bien se connaître. — C’est tout toi ça, tu ignores tout de l’essentiel à part le prénom du médecin qui l’a suivi, ce dont on n’a rien à foutre. — On se calme ! intervint Marina devant la mauvaise foi de son aînée. David est hors de danger et est rentré à Paris. Peu importe avec qui, j’ai cru comprendre qu’il a juste trois côtes cassées, une légère commotion cérébrale et une entorse au pied. On va l’appeler pour en savoir plus. — Tu as raison mais sortons en urgence de cet enfer, je ne peux plus respirer. Plantant là ses sœurs, elle s’enfuit et dévala les escaliers de secours, incapable d’affronter une nouvelle fois les ascenseurs. Enfin à l’air libre, elle appela David en reprenant son souffle. Contre toute attente, on décrocha presque instantanément. Prise au dépourvu, elle mit quelques secondes avant de retrouver ses esprits. — Bonjour, pourrais-je parler à David ? — De la part de qui ? demanda l’interlocuteur d’une voix méfiante. — De sa sœur, c’est très urgent. Nous sommes à Londres pour voir notre frère et très inquiètes à son sujet. — OK. David m’a prévenu que vous appelleriez. Il va mieux mais il dort pour le moment. Le voyage l’a fatigué et il est au repos complet sur ordre du médecin. — Puis-je vous demander qui vous êtes ? — Un ami. Je vous laisse car j’ai une foule de choses à faire. À bientôt peut-être. Et il raccrocha. Julia en convulsa presque de rage : — Mais pour qui se prend-il ce pauvre type ? Il n’a même pas la politesse de se présenter. Ça ne va pas se passer comme ça ! Elle échafauda mentalement un plan de repli : quitter Londres, prendre le premier train pour Paris et mettre au pas ce morveux qui fait obstruction… Marina lui tapa sur l’épaule : — Alors tu as eu le petit ? Au fait, j’ai un léger contretemps. Figure-toi que je suis en contact avec un propriétaire de haras situé dans le Kent, à deux pas de Londres. Il gère une partie de l’écurie de la Cour d’Angleterre. Je viens de l’appeler et il peut me rencontrer. J’ai juste le temps d’attraper un train. Il paraît qu’il a un manoir magnifique et ses chevaux valent le détour. Vous n’avez plus besoin de moi ici. On se tient au courant. À plus… Dans la foulée, elle héla un taxi et se laissa tomber sur la banquette arrière en faisant signe au chauffeur de démarrer rapidement. — Les rats quittent le navire, pensa Julia, découragée. Sarah la rejoignit essoufflée : — Alors que fait-on ? Et où est Marina ? Julia la mit au courant de la défection de leur sœur pour un mystérieux rendez-vous et de son intention de partir pour Paris : — Le dernier train est à vingt heures. J’ai hâte de savoir le fin mot de cette histoire absurde. Tout ce voyage pour rien me rend nerveuse. — Tu as raison. Mais d’ici là, on a le temps d’aller chez Harrods. Je pourrai finir mes courses de Noël. Allons-y, implora-t-elle. — Décidément, tu ne perds jamais le Nord. D’accord, mais en vitesse. Je te rappelle qu’on a des choses plus urgentes à faire. Un taxi les emmena vers Hyde Park et traversa la Tamise. Un épais brouillard couvrait la ville d’un halo mystérieux. En arrivant devant l’imposant édifice mythique, une neige artificielle tombait en abondance devant les vitrines richement décorées. Après deux heures de courses effrénées, Julia tira sa sœur vers la sortie. De retour à la gare, elles n’eurent que le temps d’acheter deux billets pour Paris, récupérer leurs bagages et de sauter dans le train qui démarra aussitôt. Confinée dans leur compartiment douillet, Julia se détendit enfin. Un bip lui signala un message : Marina était arrivée à bon port. Le manoir était magnifique et son hôte charmant. Elle comptait rester quelques jours et demandait qu’on la tienne au courant. Julia appela Charlie. Elle le trouva peu prolixe. Sans doute était-il déçu qu’elle prolonge son absence. Elle le consola en lui promettant son retour pour le lendemain soir, quoi qu’il advienne. Les jambes étendues sur la banquette, Sarah sirotait un verre de Bordeaux en jetant un œil au menu. Épuisée et l’appétit coupé, Julia somnola durant le voyage. La nuit était tombée depuis longtemps lorsqu’elle débarqua en gare du Nord et prit un énième taxi qui les conduisit à Montmartre où David avait élu domicile. Le chauffeur se gara bientôt devant un somptueux hôtel particulier de l’avenue Junot. Bluffée, Julia se demanda comment diable son frère avait pu dégoter un tel logement. Sans se préoccuper de l’heure tardive, elle sonna ostensiblement sur la sonnette en regard du nom Klein gravé sur la plaque de cuivre. Un long moment s’écoula avant qu’une voix sèche résonne à l’interphone : — Oui allô ? — C’est Julia, la sœur de David. Nous venons le voir. C’est urgent, insista-t-elle d’un ton péremptoire. — C’est pas vrai, vous avez vu l’heure ? — Certainement, mais ouvrez s’il vous plaît, il fait un froid de canard. — Deuxième étage, maugréa la voix laconique. Elles pénétrèrent dans un vaste hall aux murs couverts de stuc. Julia, décidément claustrophobe, dédaigna l’ascenseur jugé trop étroit et elles optèrent pour le large escalier en pierre de France. Un jeune homme d’apparence fluette les attendait de pied ferme sur le palier du deuxième étage. Son regard d’un bleu délavé les toisait avec méfiance. Julia prit une large inspiration pour reprendre son souffle avant l’affrontement. Mais Sarah le gratifia d’un sourire langoureux dont elle avait le secret, ce qui n’eut pas le don d’émouvoir le blondinet, peu disposé à céder aussi facilement à son charme et à les laisser entrer. — À moi les manières fortes, décida Julia. Dardant sur lui ses prunelles noires, elle siffla tel un cobra prêt à mordre : — Écoutez jeune homme, vous jouez peut-être très bien le rôle de cerbère, mais nous sommes en route depuis l’aube, avons fait le voyage à Londres pour les c… du Pape et venons encore de nous taper des heures de train. Alors, autant vous dire que nous n’avons nullement l’intention de partir sans avoir vu David. Me suis-je bien fait comprendre ? Et mêlant le geste à la parole, elle l’écarta fermement. Le temps de réaliser que l’ennemi avait fait une percée, elles étaient entrées. Il tenta une ultime riposte d’une voix chevrotante, laissant présager qu’il allait pleurer. — David a subi un lourd traumatisme et a besoin de repos. Il doit repasser demain une échographie à l’Hôpital Necker et je veille sur lui dans son intérêt. Ce n’est qu’à ce prix qu’on l’a laissé sortir de clinique. Revenez demain si vous voulez mais laissez-le dormir. Vous pouvez comprendre cela non ? Une voix faible leur parvint du bout du couloir : — Laisse les entrer, Cyril. Vaincu, ledit Cyril leur laissa enfin le champ libre. Dans la chambre faiblement éclairée, où seul un ficus géant coupait la blancheur virginale de l’espace épuré, David gisait dans un large lit, les mains inertes sur le drap, sa tête bandée soutenue par des oreillers. — Mon pauvre « chou » ! s’exclama Julia émue. Ses yeux noirs et bridés s’étirèrent sur ses tempes tuméfiées lorsqu’il esquissa un faible sourire pour détendre l’atmosphère. Julia eut soudain honte de leur intrusion. Elles auraient sans doute dû attendre le lendemain avant d’assiéger les lieux. — Comment te sens-tu, mon chéri ? demanda Sarah, en effleurant sa joue tuméfiée. — Ne t’inquiète pas sœurette, je me remets, rien de grave. Je repasse des examens de contrôle demain et Cyril veille sur moi. Au fait, il est temps que je vous le présente. C’est mon compagnon au cas où vous ne l’auriez pas compris. Il tendit la main vers Cyril qui s’en saisit d’un geste ferme de propriétaire, en défiant les deux sœurs d’un sourire vainqueur. — Que c’est émouvant, se dit injustement Julia. La petite gueule suffisante de ce foutriquet commence sérieusement à m’énerver. David ferma les yeux et Julia se leva en intimant l’ordre à sa sœur de la suivre. — On va te laisser dormir. On se revoit demain matin. À quelle heure sont tes rendez-vous à l’hôpital ? — Onze heures, mais je vais bien. Je suis vraiment touché que vous ayez fait tout ce voyage pour me voir. Mais croyez-moi, Cyril veille au grain. Mon médecin, qui est aussi un ami, me prend en charge. Alors, faites-moi plaisir. Rentrez à Liège. Vous avez certainement plein de choses à faire pour préparer Noël. Je vous tiendrai bien entendu au courant des résultats. Il était convaincant et ses sœurs se rallièrent à sa demande, mais à une condition : elles passeraient demain le voir avant son départ pour la clinique. — Où logez-vous ? s’inquiéta-t-il ? — Ne t’inquiète pas pour nous. On te laisse te reposer et on se revoit demain matin avec les croissants. — Merci, les filles, Cyril va vous raccompagner, n’est-ce pas Cyril ? L’air revêche, Cyril leur emboîta le pas vers la sortie. Avant qu’il ait pu réagir, Sarah l’embrassa avec chaleur. Comme convenu, le taxi les attendait, moteur allumé et Julia indiqua au chauffeur leur dernière destination, l’hôtel Roma, rue Caulaincourt, où Charlie et elle descendaient lors de leurs séjours parisiens. Heureusement, une chambre restait libre au dernier étage, petite et spartiate mais qu’importe, Julia se sentait épuisée. Plus rien ne pouvait la toucher à cet instant et alors même qu’habituellement elle faisait le bilan de la journée pour trouver le sommeil, elle s’endormit cette fois à la seconde. *
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