Chapitre 1

2008 Words
Sur la terrasse de la villa Wérékiew, — la Folie Wérékiew, comme on l’appelait depuis la ruine du prince, — les invités se pressaient les uns après les autres. La fête que donnait la jeune comtesse de Nançay, la locataire actuelle de cet étrange palais de marbre, construit par une fantaisie de maniaque à une heure de Florence, se trouvait coïncider avec la plus lumineuse, la plus fraîche journée du printemps nouveau. Un ciel d’un bleu intense enveloppait la campagne semée d’oliviers pâles et de cyprès noirs, où d’autres villas surgissaient par intervalles. Très au loin, l’ondulation des collines laissait apparaître le dôme de la vieille cité toscane, le Campanile, et, à l’extrémité de l’horizon, l’eau de l’Arno luisait au soleil parmi la verdure des Cascines, comme une plaque de métal brisée en morceaux épars. Cent personnes environ allaient et venaient, les unes en plein air, les autres sous la large tente dressée à l’une des extrémités de la terrasse et qui abritait une grande table chargée de tout l’appareil du goûter parmi des touffes de fleurs. En face de cette tente, quatre musiciens napolitains chantaient des airs de leur pays. Ils étaient gras, luisants, vêtus d’une manière à la fois sordide et prétentieuse, avec des pantalons et des jaquettes donnés par quelque généreux dilettante, des cravates de couleur vive, des bagues où flamboyaient de grosses pierres fausses, et ils portaient des chapeaux de haute forme. L’un touchait de la mandoline, deux tenaient le violon et le quatrième le violoncelle. Et ils chantaient avec une ardeur infatigable, non pas comme des mercenaires, mais pour eux, pour le plaisir de donner de la voix, exagérant la mimique des paroles prononcées. Quelquefois l’un d’eux dansait en mesure, et les mélodies populaires paraissaient plus chaudes, plus vibrantes sur cette terrasse, devant la façade claire de la maison, au bord de ce jardin où frémissaient des lilas, où des statues brillaient, blanches parmi les premières verdures si tendres. Mais l’assemblée de gens du monde qui se trouvait là, toute mêlée d’hommes et de femmes de dix nationalités différentes, comme il arrive dans cette Cosmopolis qui est Florence, — continuait son papotage de chaque jour. On causait par cinq et par six, par deux aussi, mais dans les allées du jardin. Cela donnait l’impression d’une sorte de journée d’un décaméron moderne, auquel manquaient seulement les fiers costumes, la poésie d’âme des décamérons d’autrefois et leur charme de naïveté. — « Quelles nouvelles avez-vous du différend entre la Russie et l’Angleterre, sir Arthur ? » disait, en prenant une tasse de thé, un des plus élégants parmi les hommes qui se trouvaient là. Il était grand, mince, merveilleusement pris dans sa redingote ajustée, et il avait une de ces physionomies sans âge que conserve des années et des années un art de la toilette poussé jusqu’à son plus extrême raffinement. Son profil busqué rappelait vaguement, même sous le chapeau moderne, quelque ancien portrait de seigneur du XVIe siècle, et, de fait, ce personnage n’était rien de moins que le marquis Hercule-Henri de Bonnivet, un des descendants les plus authentiques du célèbre ami de François Ier. Le personnage qu’il avait appelé sir Arthur était, lui, un long et bizarre Anglais, au visage glabre, aux os énormes, ainsi qu’en témoignaient ses pieds et ses mains, vêtu d’une façon trop originale et qui eût paru excentrique s’il n’avait eu si grand air, avec des pantalons trop larges, une jaquette d’une coupe ancienne, un col très haut, qui le faisait ressembler à une figure du temps du Directoire, et, répandu sur tout cela, un air d’impertinence qui attestait, chez cet homme de trente ans, une conscience absolue de sa supériorité. — « Regardez-moi bien, » semblait-il dire, « je suis sir Arthur Strabane, baronnet, j’ai vingt-cinq mille livres sterling de revenu, je suis apparenté à deux ducs et je ne sais combien d’autres barons. J’ai pris mes degrés à Oxford et j'ai des muscles d’athlète. Comment ne vous serais-je pas supérieur ? » « Non, marquis, » répondit-il dans le plus pur français, « aucune nouvelle, sinon le mot de l’ambassadeur de Russie à Londres, chez lady Banbury : « Si l’Angleterre nous prête de l’argent et si nous lui prêtons des hommes, on pourra se battre… » Voilà où nous a mis, en quelques années, la politique de ces scélérats… Pauvre lord Beaconsfield ! Ah ! si l’Angleterre n’était pas le premier pays du monde, elle serait déjà morte de ce Gladstone… » — « Vous êtes aimable pour la France,» fit en riant une jeune femme qui venait de se rapprocher, « mais croyez-vous que je vous donne ce thé pour que vous parliez politique dans un coin et comme au club ? Regardez la comtesse Sonia qui ne peut plus se débarrasser de ce terrible Karéguine. Il lui raconte toute l’histoire de l’empereur Nicolas. Courez la sauver, sir Arthur, sous prétexte de la conduire au buffet. — Et vous, marquis, dites-moi ce que vous pensez de la petite fête organisée par votre élève, mon cher maître?… » En parlant ainsi, elle fumait une cigarette de tabac d’Orient enfilée dans un petit bout d’ambre noire sur lequel était incrusté un trèfle en diamant. Quoiqu’elle eût vingt-cinq ans passés et qu’elle fut veuve depuis trois ans déjà, Mme de Nançay avait l’aspect délicat d’une toute jeune fille. Blonde et frêle avec de gais yeux bleus qui luisaient de malice, sa taille fine prise dans une robe de printemps de nuance claire, elle se tenait devant Bonnivet réellement comme une écolière qui mendie un éloge. C’était sa grâce irrésistible que ces soudains enfantillages, si sincères que leur maniérisme plaisait au lieu de choquer. Les instruments continuaient de jouer et enveloppaient de leur musique le brouhaha des conversations. Mme de Nançay se rapprochait encore du marquis, fermant à demi les yeux, une main posée sur sa hanche et lançant par petites bouffées la fumée blanche de sa cigarette qui lui faisait une vague auréole. — « Maintenant que l’amour-propre de l'Anglais ne va pas s’en fâcher, » répondit Bonnivet, « on peut bien vous dire qu’il n’y a au monde qu’une Parisienne pour organiser une fête comme celle-ci, tout en surveiller, tout en conduire et n’en avoir pas l’air. » — « C’est que le jour est divinement bleu, » fit la jeune femme, — et une impression poétique succéda sur son menu visage au sourire de fierté naïve que le compliment du marquis y avait éveillé. — « C’est le beau ciel qui arrange tout… Vous regardez ce porte-cigarettes, » ajouta-t-elle en remettant cet objet dans son étui, « reconnaissezvous le style russe ?… Des diamants et encore des diamants… C’est une philippine que j’ai gagnée à Nicolas Lobanoff… Y a-t-il un autre pays que l’Italie pour avoir de ces horizons-là et de cette musique?… » Et elle fredonna l’accompagnement de la romance que les Napolitains chantaient, puis, changeant d’idée, comme à son ordinaire, sans transition : — « Voyons, mon petit marquis, soyez gentil : racontez-moi le dernier potin de Florence. » — « Mais c’est l’aventure de votre ami, le prince Vitale, » dit le marquis ; « il parait qu’il porte toute sa fortune, ou ce qui lui en reste, dans un coffret qui ne le quitte jamais… Il change d’appartement avant-hier, et déménage tout, excepté le coffret. Le maitre de l’hôtel installe ce même jour deux étrangers, un monsieur et une dame dans cet appartement devenu libre du matin… Et voilà qu’à onze heures du soir, au cercle, notre Vitale s’avise de sa distraction… Et de courir à cet hôtel. Il frappe à la porte de son ex-appartement. Pas de réponse. Il frappe encore et encore. Enfin un homme sort, très pâle. Le voyage du personnage et de sa compagne était tout à fait illégitime. Excuses et explications. Vous devinez la scène. Et le prince est rentré avec sa cassette, mais sans avoir vu la dame, qui a été malade de frayeur toute la nuit. Vingt-cinq mille francs environ en billets de banque. S’il les avait perdus, comment les retrouver ?… » — « Madame de Nançay… Madame de Nançay… » crièrent plusieurs voix tandis que la jeune femme riait aux éclats de cette anecdote sur un des jeunes hommes de sa société qu’elle goûtait le plus pour la fantaisie extravagante de sa vie et de son esprit. — « Ils ne me laisseront pas m’amuser pour moi cinq minutes, » dit-elle. « Qu’y a-t-il ? » — « Le photographe attend pour le groupe. » — « Hé bien, nous y courons, » fit-elle. « Voyons, Bonnivet, ici, et vous, Strabane, et vous… et vous… » — Et elle disposait les assistants. « Ah ! ici, Vitale, » cria-t-elle au prince qui venait d’arriver : « Voulez-vous que je vous envoie chercher un coffret pour le tenir sur vos genoux ?… » — « Ah ! On vous a déjà dit ?… » — « Silence dans le rang, » s’écria-t-elle… En ce moment tous les invités s’étaient groupés au bord de la tente, chacun avec l’expression qu’il croyait devoir le mieux lui convenir : celui-ci rêveur, cet autre souriant. Des types de toutes les races se trouvaient là, reconnaissables à des formes de visage, des couleurs de cheveux, de prunelles et de teint. Des Espagnols et des Polonais, des Anglais et des Russes, jusqu’à des Danois et des Américains se tenaient coude à coude devant l’objectif braqué sur eux et qui allait immobiliser le joli souvenir de cette claire après-midi. Les chanteurs napolitains s’étaient placés dans un des coins, faisant des mines qu’ils jugeaient dramatiques et gracieuses. Il y eut quelques minutes d’un entier silence. — « C’est fait, » cria le photographe. — « Une seconde épreuve, » dit-il encore. — « C’est fait, » cria-t-il de nouveau. Et aussitôt le faisceau du groupe se rompit et la fête recommença, les musiciens ayant repris leurs chansons, et les causeurs leur entretien. Des calèches arrivaient, amenant des retardataires qu’un coup de cloche annonçait. D’autres s’avançaient jusqu’au pied du perron et emportaient ceux qui, venus plus tôt, s’en allaient plus tôt. C’étaient alors des adieux qui révélaient toute la furie de divertissement propre à cette gaie Florence. — « Vous verra-t-on à la casa Radesky ce soir ? » — « Oui, vers dix heures. Je dîne chez lady Ardrahan, et puis j’ai accepté chez Mme Chiaravalle. J’irai dans l’intervalle. » — « Voulez-vous que je vous enlève jusqu’aux Cascines ? » — « Jetez-moi en route chez la baronne de Nürnberg. » — « Et dire que c’est ainsi tous les jours, » faisait Bonnivet après avoir pris place dans le duc de sir Arthur Strabane. Ce dernier conduisait luimême ses magnifiques chevaux noirs qui steppaient le long de la route déjà bordée de rosiers et de champs d’iris, blancs ou violets. « Oui, » continuait le marquis, « cette vie de Florence est un carnaval perpétuel. Je ne comprends pas que nous ne mourions pas tous de fatigue. » — « Et moi qui passerai peut-être la saison à Londres, » fit l’Anglais. «Mais, nous autres, nous sommes entraînés à cela. Un de nos voyageurs disait qu’il se sentait moins fatigué après avoir traversé le désert, qu’après avoir vécu à Londres juin, juillet et août… Dites donc, » ajouta-t-il après un silence, « avez-vous remarqué les apartés de Mme de Nançay et de Vitale ?… » — « Il est bien joli garçon, » répondit le marquis. « Avez-vous un cigare? » — « Prenez l’étui dans ma poche à droite, » fit Strabane. Il venait, en effet, comme violemment contrarié par la phrase de son compagnon, de donner un coup de fouet un peu vif à ses chevaux, et ses deux mains s’occupaient à les retenir. Il continua cependant : — « Il y a dans le compartiment d’en haut des allumettes qui brûlent dans le vent et sans odeur. C’est une nouvelle invention de Londres… Estce que vous trouvez le prince vraiment aussi joli garçon que cela ? »
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