Voici l’histoire de mon Arcadie. En 1815 est morte, aux Aigues, l’une des impures les plus célèbres du dernier siècle, une cantatrice oubliée par la guillotine et par l’aristocratie, par la littérature et par la finance, après avoir tenu à la finance, à la littérature, à l’aristocratie et avoir frôlé la guillotine ; oubliée comme beaucoup de charmantes vieilles femmes qui s’en vont expier à la campagne leur jeunesse adorée, et qui remplacent leur amour perdu par un autre, l’homme par la nature. Ces femmes vivent avec les fleurs, avec la senteur du bois, avec le ciel, avec les effets du soleil, avec tout ce qui chante, frétille, brille et pousse, les oiseaux, les lézards, les fleurs et les herbes ; elles n’en savent rien, elles ne se l’expliquent pas, mais elles aiment encore ; elles aiment si bien, qu’elles oublient les ducs, les maréchaux, les rivalités, les fermiers généraux, leurs folies et leur luxe effréné, leurs strass et leurs diamants, leurs mules à talons et leur rouge, pour les suavités de la campagne.
J’ai recueilli, mon cher, de précieux renseignements sur la vieillesse de mademoiselle Laguerre, car la vieillesse des filles qui ressemblent à Florine, à Mariette, à Suzanne du Val-Noble, à Tullia, m’inquiétait de temps en temps, absolument comme je ne sais quel enfant s’inquiétait de ce que devenaient les vieilles lunes.
En 1790, épouvantée par la marche des affaires publiques, mademoiselle Laguerre vint s’établir aux Aigues, acquis pour elle par Bouret, et où il avait passé plusieurs saisons avec elle ; le sort de la Dubarry la fit tellement trembler, qu’elle enterra ses diamants. Elle n’avait alors que cinquante-trois ans ; et selon sa femme de chambre, devenue la femme d’un gendarme, une madame Soudry, à qui l’on dit madame la mairesse gros comme le bras : « Madame était plus belle que jamais. » Mon cher, la nature a sans doute ses raisons pour traiter ses sortes de créatures en enfants gâtés ; les excès, au lieu de les tuer, les engraissent, les conservent, les rajeunissent ; elles ont, sous une apparence lymphatique, des nerfs qui soutiennent leur merveilleuse charpente ; elles sont toujours belles par la raison qui enlaidirait une femme vertueuse. Décidément le hasard n’est pas moral.
Mademoiselle Laguerre a vécu là d’une manière irréprochable, et ne peut-on pas dire comme une sainte ? après sa fameuse aventure. Un soir, par un désespoir d’amour, elle se sauve de l’Opéra dans son costume de théâtre, va dans les champs, et passe la nuit à pleurer au bord d’un chemin. (A-t-on calomnié l’amour au temps de Louis XV !) Elle était si déshabituée de voir l’aurore, qu’elle la salue en chantant un de ses plus beaux airs. Par sa pose, autant que par ses oripeaux, elle attire des paysans qui, tout étonnés de ses gestes, de sa voix, de sa beauté, la prennent pour un ange et se mettent à genoux autour d’elle. Sans Voltaire, on aurait eu, sous Bagnolet, un miracle de plus. Je ne sais si le bon Dieu tiendra compte à cette fille de sa vertu tardive, car l’amour est bien nauséabond à une femme aussi lassée d’amour que devait l’être une impure de l’ancien Opéra Mademoiselle Laguerre était née en 1740, son beau temps fut en 1760, quand on nommait monsieur de… (le nom m’échappe) le premier commis de la guerre, à cause de sa liaison avec elle. Elle quitta ce nom tout à fait inconnu dans le pays, et s’y nomma madame des Aigues, pour mieux se blottir dans sa terre qu’elle se plut à entretenir dans un goût profondément artiste. Quand Bonaparte devint premier consul, elle acheva d’arrondir sa propriété par des biens d’Église, en y consacrant le produit de ses diamants. Comme une fille d’Opéra ne s’entend guère à gérer ses biens, elle avait abandonné la gestion de sa terre à un intendant, en ne s’occupant que du parc, de ses fleurs et de ses fruits.
Mademoiselle, morte et enterrée à Blangy, le notaire de Soulanges, cette petite ville située entre la Ville-aux-Fayes et Blangy, le chef-lieu du canton, fit un copieux inventaire, et finit par découvrir les héritiers de la chanteuse, qui ne se connaissait point d’héritiers. Onze familles de pauvres cultivateurs aux environs d’Amiens, couchés dans des torchons, se réveillèrent un beau matin dans des draps d’or. Il fallut liciter. Les Aigues furent alors achetés par Montcornet, qui, dans ses commandements en Espagne et en Poméranie, se trouvait avoir économisé la somme nécessaire à cette acquisition, quelque chose comme onze cent mille francs, y compris le mobilier. Ce beau lieu devait toujours appartenir au ministère de la guerre. Le général a sans doute ressenti les influences de ce voluptueux rez-de-chaussée, et je soutenais hier à la comtesse que son mariage avait été déterminé par les Aigues.
Mon cher, pour apprécier la comtesse, il faut savoir que le général est un homme v*****t, haut en couleur, de cinq pieds neuf pouces, rond comme une tour, un gros cou, des épaules de serrurier qui devaient mouler fièrement une cuirasse. Montcornet a commandé les cuirassiers au combat d’Essling, que les Autrichiens appellent Gross-Aspern, et n’y a pas péri quand cette belle cavalerie a été refoulée vers le Danube. Il a pu traverser le fleuve à cheval sur une énorme, pièce de bois. Les cuirassiers, en trouvant le pont rompu, prirent, à la voix de Montcornet, la résolution sublime de faire volte-face et de résister à toute l’armée autrichienne, qui, le lendemain, emmena trente et quelques voitures pleines de cuirasses. Les Allemands ont créé, pour ces cuirassiers, un seul mot qui signifie hommes de fer. Montcornet a les dehors d’un héros de l’antiquité. Ses bras sont gros et nerveux, sa poitrine est large et sonore, sa tête se recommande par un caractère léonin, sa voix est de celles qui peuvent commander la charge au fort des batailles ; mais il n’a que le courage de l’homme sanguin, il manque d’esprit et de portée. Comme beaucoup de généraux à qui le bon sens militaire, la défiance naturelle à l’homme sans cesse en péril, les habitudes du commandement donnent les apparences de la supériorité, Montcornet impose au premier abord ; on le croit un Titan, mais il recèle un nain, comme le géant de carton qui salue Élisabeth à l’entrée du château de Kenilworth. Colère et bon, plein d’orgueil impérial, il a la causticité du soldat, la répartie prompte et la main plus prompte encore. S’il a été superbe sur un champ de bataille, il est insupportable dans un ménage ; il ne connaît que l’amour de garnison, l’amour du militaire, à qui les anciens, ces ingénieux faiseurs de mythes, avaient donné pour patron le fils de Mars et de Vénus, Éros. Ces délicieux chroniqueurs de religions s’étaient approvisionnés d’une dizaine d’amours différents. En étudiant les pères et les attributs de ces amours, vous découvrez la nomenclature sociale la plus complète, et nous croyons inventer quelque chose ! Quand le globe se retournera comme un malade qui rêve, et que les mers deviendront des continents, les Français de ce temps-là trouveront au fond de notre Océan actuel une machine à vapeur, un canon, un journal et une charte, enveloppés dans des plantes marines.
Or, mon cher, la comtesse de Montcornet est une petite femme frêle, délicate et timide. Que dis-tu de ce mariage ? Pour qui connaît le monde, ces hasards sont si communs, que les mariages bien assortis sont l’exception. Je suis venu voir comment cette petite femme fluette arrange ses ficelles pour mener ce gros, grand, carré, général, précisément comme il menait, lui, ses cuirassiers.
Si Montcornet parle haut devant sa Virginie, Madame lève un doigt sur ses lèvres, et il se tait. Le soldat va fumer sa pipe et ses cigares dans un kiosque à cinquante pas du château, et il en revient parfumé. Fier de sa sujétion, il se tourne vers elle comme un ours enivré de raisins, pour dire, quand on lui propose quelque chose : « Si Madame le veut. » Quand il arrive chez sa femme de ce pas lourd qui fait craquer les dalles comme des planches, si elle lui crie de sa voix effarouchée : « N’entrez pas ! » il accomplit militairement demi-tour par flanc droit en jetant ces humbles paroles : « Vous me ferez dire quand je pourrai vous parler… » de la voix qu’il eut sur les bords du Danube, quand il cria à ses cuirassiers : « Mes enfants, il faut mourir, et très bien, quand on ne peut pas faire autrement ! » J’ai entendu ce mot touchant dit par lui en parlant de sa femme : « Non seulement je l’aime, mais je la vénère. » Quand il lui prend une de ces colères qui brisent toutes les bondes et s’échappent en cascades indomptables, la petite femme va chez elle et le laisse crier. Seulement, quatre ou cinq jours après : « Ne vous mettez pas en colère, lui dit-elle, vous pouvez vous briser un vaisseau dans la poitrine, sans compter le mal que vous me faites. » Et alors le lion d’Essling se sauve pour aller essuyer une larme. Quand il se présente au salon, et que nous y sommes occupés à causer : « Laissez-nous, il me lit quelque chose, » dit-elle, et il nous laisse.
Il n’y a que les hommes forts, grands et colères, de ces foudres de guerre, de ces diplomates à tête olympienne, de ces hommes de génie, pour avoir ces partis pris de confiance, cette générosité pour la faiblesse, cette constante protection, cet amour sans jalousie, cette bonhomie avec la femme. Ma foi ! je mets la science de la comtesse autant au-dessus des vertus sèches et hargneuses, que le satin d’une causeuse est préférable au velours d’Utrecht d’un sale canapé bourgeois.
Mon cher, je suis dans cette admirable campagne depuis six jours, et je ne me lasse pas d’admirer les merveilles de ce parc, dominé par de sombres forêts, et où se trouvent de jolis sentiers le long des eaux. La nature et son silence, les tranquilles jouissances, la vie facile à laquelle elle invite, tout m’a séduit. Oh ! voilà la vraie littérature, il n’y a jamais de faute de style dans une prairie. Le bonheur serait de tout oublier ici, même les Débats. Tu dois deviner qu’il a plu pendant deux matinées. Pendant que la comtesse dormait, pendant que Montcornet courait dans ses propriétés, j’ai tenu par force la promesse si imprudemment donnée de vous écrire.
Jusqu’alors, quoique né dans Alençon, d’un vieux juge et d’un préfet, à ce qu’on dit, quoique connaissant les herbages, je regardais comme une fable l’existence de ces terres au moyen desquelles on touche par mois quatre à cinq mille francs. L’argent, pour moi, se traduisait par deux horribles mots : le travail et le libraire, le journal et la politique… Quand aurons-nous une terre où l’argent poussera dans quelque joli paysage ? C’est ce que je vous souhaite au nom du théâtre, de la presse et du livre. Ainsi soit-il.
Florine va-t-elle être jalouse de feu mademoiselle Laguerre ? Nos Bourets modernes n’ont plus de noblesse française qui leur apprenne à vivre, ils se mettent trois pour payer une loge à l’Opéra, se cotisent pour un plaisir, et ne coupent plus d’inquarto magnifiquement reliés pour les rendre pareils aux in octavo de leur bibliothèque, à peine achète-t-on les livres brochés ! Où allons-nous ? Adieu, mes enfants ! aimez toujours
Votre doux BLONDET. »
Si, par un hasard miraculeux, cette lettre, échappée à la plus paresseuse plume de notre époque, n’avait pas été conservée, il eût été presque impossible de peindre les Aigues. Sans cette description, l’histoire doublement horrible qui s’y est passée serait peut-être moins intéressante.
Beaucoup de gens s’attendent sans doute à voir la cuirasse de l’ancien colonel de la garde impériale éclairée par un jet de lumière, à voir sa colère allumée, tombant comme une trombe sur cette petite femme, de manière à rencontrer vers la fin de cette histoire ce qui se trouve à la fin de tant de drames modernes, un drame de chambre à coucher. Ce drame moderne pourrait-il éclore dans ce joli salon au-dessus de portes en camaïeu bleuâtre, où babillaient les amoureuses scènes de la Mythologie, où de beaux oiseaux fantastiques étaient peints au plafond et sur les volets, où sur la cheminée riaient à gorge déployée les monstres de porcelaine chinoise, ou sur les plus riches vases, des dragons bleu et or tournaient leur queue en volute autour du bord que la fantaisie japonaise avait émaillé de ses dentelles de couleurs, où les duchesses, les chaises longues, les sofas, les consoles, les étagères inspiraient cette paresse contemplative qui détend toute énergie ? Non, le drame ici n’est pas restreint à la vie privée, il s’agite ou plus haut ou plus bas. Ne vous attendez pas à de la passion, le vrai ne sera que trop dramatique. D’ailleurs l’historien ne doit jamais oublier que sa mission est de faire à chacun sa part ; le malheureux et le riche sont égaux devant sa plume ; pour lui, le paysan a la grandeur de ses misères, comme le riche a la petitesse de ses ridicules ; enfin, le riche a des passions, le paysan n’a que des besoins, le paysan est donc doublement pauvre ; et si, politiquement, ses agressions doivent être impitoyablement réprimées, humainement et religieusement, il est sacré.