II - Une bucolique oubliée par Virgile-2

1440 Words
– Ils sont bien bons enfants ici, se dit en lui-même Blondet ; les gens de la banlieue de Paris vous apostropheraient drôlement un bourgeois qui ferait envoler leur gibier ! Et comme il n’avait jamais vu de loutres, pas même au Muséum, il fut enchanté de cet épisode de sa promenade. – Allons, reprit-il, touché de voir le vieillard s’en allant sans rien demander, vous vous dites un chasseur de loutres fini… Si vous êtes sûr que la loutre soit là… De l’autre côté, Mouche leva le doigt et fit voir des bulles d’air montées du fond de l’Avonne, qui vinrent expirer en cloches au milieu du bassin. – Elle est revenue là, dit le père Fourchon, elle a respiré, la gueuse, c’est alle qu’a fait ces boutifes-là. Comment s’arrangent-elles pour respirer au fond de l’eau ? Mais c’est si matin, que ça se moque de la science. – Eh bien ! reprit Blondet, à qui ce dernier mot parut être une plaisanterie plutôt due à l’esprit paysan qu’à l’individu, attendez et prenez la loutre. – Et notre journée à Mouche et à moi ? – Que vaut-elle, votre journée ? – À nous deux, mon apprenti et moi ?… cinq francs… dit le vieillard en regardant Blondet dans les yeux, avec une hésitation qui révélait un surfaix énorme. Le journaliste tira dix francs de sa poche en disant : – En voilà dix, et je vous en donnerai tout autant pour la loutre. – Elle ne vous coûtera pas cher, si elle a du blanc sur le dos, car el’souparfait m’disait c’que nout Muséon n’en a qu’une de ce genre-là. – Mais c’est qu’il est instruit tout de même, nout souparfait ! et pas bête. Si je chasse à la toute, M. des Lupeaulx chasse à la fille de môsieu Gaubertin, qu’a eune fiare dot blanche sul’dos. – Tenez, mon cher môsieur, sans vous commander, allez-vous bouter au mitant de l’Avonne, à c’te piarre là-bas… Quand nous aurons forcé la loute, elle descendra le fil de l’eau, car voilà leur ruse à ces bêtes, elles remontent plus haut que leur trou pour pêcher, et une fois chargées de poisson, elles savent qu’elles iront mieux à la dérive. Quand je vous dis que c’est fin… Si j’avais appris la finesse à leur école, je vivrais à c’te heure de mes rentes… J’ai su trop tard qu’il fallait eurmonter le courant ed’grand matin pour trouver le butin avant les autres. Enfin, on m’a jeté un sort à ma naissance. À nous trois, nous serons peut-être plus fins que c’te toute. – Et comment, mon vieux nécromancien ? Ah ! dame ! nous sommes si bêtes, nous aut’ pésans, que nous finissons par entendre les bêtes. V’la comme nous ferons. Quand la loute voudra s’en revenir chez elle, nous l’effrayerons ici, vous l’effrayerez là-bas ; effrayée par nous, effrayée par vous, elle se jettera sur le bord ; si elle prend la voie de tarre, elle est perdue. Ça ne peut pas marcher ; c’est fait pour la nage avec leurs pattes d’oie. Oh ! ça va-t-il vous amuser, car c’est un vrai carambolage : on pêche et l’on chasse à la fois !… Le général, chez qui vous êtes aux Aigues, y est revenu trois jours de suite, tant il s’y entêtait ! Blondet, muni d’une branche coupée par le vieillard, qui lui dit de s’en servir pour fouetter la rivière à son commandement, alla se poster au milieu de l’Avonne en sautant de pierre en pierre. – Là, bien ! mon cher monsieur. Blondet resta là, sans s’apercevoir de la fuite du temps ; car de moment en moment un geste du vieillard lui faisait espérer un heureux dénouement ; mais d’ailleurs rien ne dépêche mieux le temps que l’attente de l’action vive qui va succéder au profond silence de l’affût. – Père Fourchon, dit tout bas l’enfant en se voyant seul avec le vieillard, gnia tout de même une loute… – Tu la vois !… – La v’là ! Le vieillard fut stupéfait en apercevant entre deux eaux le pelage brun-rouge d’une loutre. – À va su me ! dit le petit. – Fiche l’y un petit coup sec sur la tête et jette-toi dans l’eau pour la tenir au fin fond sans la lâcher… Mouche fondit dans l’Avonne comme une grenouille effrayée. – Allez ! allez ! mon cher monsieur, dit le père Fourchon à Blondet, en se jetant aussi dans l’Avonne et en laissant ses sabots sur le bord, effrayez-la donc ! la voyez-vous… a nage su vous. Le vieillard courut sur Blondet en fendant les eaux et lui criant avec le sérieux que les gens de la campagne gardent dans leurs plus grandes vivacités : – La voyez-vous là, el’long des roches ! Blondet, placé par le vieillard de manière à recevoir les rayons du ciel dans les yeux, frappait sur l’eau de confiance. – Allez ! allez ! du côté des roches ! cria le père Fourchon, le trou est là-bas, à vout gauche. Emporté par son dépit, qu’une longue attente avait stimulé, Blondet prit un bain de pieds en glissant de dessus les pierres. – Hardi ! mon cher monsieur, hardi ! vous y êtes. Ah ! vingt bon Dieu ! la voilà qui passe entre vos jambes ! Ah ! alle passe… all’passe ! dit le vieillard au désespoir. Et comme pris à l’ardeur de cette chasse, le vieux paysan s’avança dans les profondeurs de la rivière jusque devant Blondet. – Nous l’avons manquée par vout faute ! dit le père Fourchon, à qui Blondet donna la main et qui sortit de l’eau comme un triton, mais comme un triton vaincu. La garse, elle est là, sous les rochers !… Elle a lâché son poisson, dit le bonhomme en regardant au loin et montrant quelque chose qui flottait… Nous aurons toujours la tanche, car c’est une vraie tanche !… En ce moment, un valet en livrée et à cheval qui menait un autre cheval par la bride se montra galopant sur le chemin de Couches. – Tenez, v’la les gens du château qui font mine de vous chercher, dit le bonhomme. Si vous voulez repasser la rivière, je vais vous donner la main… Ah ! ça m’est égal de me mouiller, ça m’évite du blanchissage !… – Et les rhumes ? dit Blondet. – Ah ! ouin ! Ne voyez-vous pas que le soleil nous a culottés, Mouche et moi, comme des pipes ed’major ! Appuyez-vous sur moi, mon cher monsieur… Vous êtes de Paris, vous ne savez pas vous tenir sur nous roches, vous qui savez tant de choses… Si vous restez longtemps ici, vous apprendrez ben des choses dans el’livre ed’la nature, vous qui, dit-on, escrivez dans les papiers nouvelles. Blondet était arrivé sur l’autre bord de l’Avonne, quand Charles, le valet de pied, l’aperçut. – Ah ! monsieur, s’écria-t-il, vous ne vous figurez pas l’inquiétude dans laquelle est madame, depuis qu’on lui a dit que vous étiez sorti par la porte de Conches : elle vous croit noyé. Voilà trois fois qu’on sonne le second coup du déjeuner à grandes volées, après vous avoir appelé partout dans le parc, où monsieur le curé vous cherche encore. – Quelle heure est-il donc, Charles ?… – Onze heures trois quarts !… – Aide-moi à monter à cheval… – Est-ce que par hasard monsieur aurait donné dans la loutre du père Fourchon ? dit le valet, en remarquant l’eau qui s’égouttait des bottes et du pantalon de Blondet. Cette seule question éclaira le journaliste. – Ne dis pas un mot de cela, Charles, et j’aurai soin de toi, s’écria-t-il. – Oh ! pardi ! monsieur le comte lui-même a été pris à la loutre du père Fourchon, répondit le valet. Dès qu’il arrive un étranger à Aigues, le père Fourchon se met aux aguets, et si le bourgeois va voir les sources de l’Avonne, il lui vend sa loutre… Il joue ça si bien que monsieur le comte y est revenu trois fois, et lui a payé six journées pendant lesquelles ils ont regardé l’eau couler. – Et moi qui croyais avoir vu dans Potier, dans Baptiste cadet, dans Michot et dans Monrose, les plus grands comédiens de ce temps-ci !… se dit Blondet, que sont-ils auprès de ce mendiant ? – Oh ! il connaît très bien cet exercice-là, le père Fourchon, dit Charles. Il a en outre une autre corde à son arc, car il se dit cordier de son état. Il a sa fabrique le long du mur de la porte de Blangy. Si vous vous avisiez de toucher à sa corde, il vous entortille si bien qu’il vous prend l’envie de tourner la roue et de faire un peu de corde ; il vous demande alors la gratification due au maître par l’apprenti. Madame y a été prise, et lui a donné vingt francs. C’est le roi des finauds, dit Charles en se servant d’un mot honnête. Ce bavardage de laquais permit à Blondet de se livrer à quelques réflexions sur la profonde astuce des paysans, en se rappelant tout ce qu’il avait entendu dire par son père, le juge d’Alençon. Puis toutes les plaisanteries cachées sous la malicieuse rondeur du père Fourchon lui revenant à la mémoire, éclairées par les confidences de Charles, il s’avoua gaussé par le vieux mendiant bourguignon. – Vous ne sauriez croire, monsieur, disait Charles en arrivant au perron des Aigues, combien il faut se défier de tout dans la campagne, et surtout ici, que le général n’est pas très aimé… – Pourquoi donc ? – Ah ! dame ! je ne sais pas, répondit Charles en prenant l’air bête sous lequel les domestiques savent abriter leurs refus à des supérieurs, et qui donna beaucoup à penser à Blondet. – Vous voilà donc, coureur ? dit le général, que le pas des chevaux amena sur le perron. Le voilà ! soyez calme ! cria-t-il à sa femme, dont le petit pas se faisait entendre, il ne nous manque plus maintenant que l’abbé Brossette ; va le chercher, Charles ! dit-il au domestique.
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