II

1845 Words
IILe crépuscule tombait sur la petite ville de Clergeac en Périgord, quand Norbert y arriva en cette chaude soirée d’été. La vieille cité groupait ses rues en pente autour d’une église du XIIIe siècle dont, à cette heure tardive, le jeune homme ne distingua que les contours. Il se fit indiquer la direction de la maison Defrennes et engagea sa voiture dans une rue étroite, bordée de vieux logis où s’allumaient quelques lampes discrètes. Celui qu’il cherchait se trouvait tout en haut, à courte distance de l’église qui projetait sur lui son ombre séculaire. Dans la demi-obscurité, Norbert ne vit que ces fenêtres du rez-de-chaussée ornées de grilles ouvragées, la porte étroite dont le heurtoir représentait une tête d’homme. Il descendit de voiture et s’arrêta un moment avant de frapper. Dans cette ombre du soir, dans ce silence de la rue déserte, des logis clos, il eut la fugitive impression d’un mystère autour de lui. Aussitôt, il s’en dégagea, sourit et leva le heurtoir qui retomba avec un bruit profond. Presque à l’instant, la porte fut ouverte, laissant voir un menu visage de vieille femme, des cheveux blancs coiffés du mouchoir périgourdin. Une lampe, que cette femme tenait à la main, éclaira Norbert, qui levait son chapeau en demandant : – C’est bien ici la maison de M. Defrennes, n’est-ce pas ? – Mais oui, monsieur ! Oh ! je n’espérais plus guère vous voir ! Mais j’ai heureusement tenu le dîner au chaud... – J’ai été retardé par une panne près de Limoges. Il y a une remise où je puis rentrer ma voiture ? – Voici, monsieur. J’ai ouvert à l’avance... Quand Norbert, non sans quelque difficulté vu l’étroitesse de la rue, eut logé l’automobile dans la grande remise vide qui joignait la maison, il franchit le seuil de celle-ci derrière la servante qui levait la lampe pour l’éclairer. Sur un long corridor où flottait une légère odeur de moisi, donnaient plusieurs portes. Élise ouvrit l’une d’elles. – Voici la salle à manger. Si monsieur veut bien entrer, je vais le servir tout de suite. La pièce était vaste, meublée d’un grand buffet d’acajou à étagères, d’une table ronde et de nombreuses chaises cannées. Les deux portes vitrées ouvraient sur le jardin. Norbert s’approcha de l’une d’elles. Dans la nuit envahissante, il ne distinguait que des formes d’arbres et les massifs d’arbustes les plus proches. Mais une fraîcheur douce venait jusqu’à lui, avec de délicats parfums de fleurs. Il demeura là, immobile, tandis que la vieille femme mettait le couvert à petit bruit. Une sensation apaisante le pénétrait dans cette atmosphère nouvelle qui le rejetait à des années en arrière et le faisait penser à des êtres disparus, dont il ne connaissait presque rien, car Maurice Defrennes ne parlait pas volontiers de sa famille. Il savait que son père avait eu un frère aîné, marié, mort vers la quarantaine après avoir perdu son unique enfant. La maison de Clergeac était alors échue en héritage au cadet, avec une cinquantaine de mille francs. Insignifiant apport dans la fortune déjà faite du banquier. Celui-ci, depuis le décès de son frère, n’était plus retourné dans la maison familiale confiée aux soins d’Élise, la servante qui avait assisté Raymond Defrennes à ses derniers moments. Voilà tout ce que Norbert connaissait du logis qui conservait le souvenir de ses ascendants. Élise s’approcha en annonçant que le repas était servi. Norbert s’assit devant la table recouverte d’une nappe de toile fine. La lampe éclairait le service de porcelaine blanche à filets verts, les verres de forme ancienne, les couverts de fer battu très brillants. Élise s’excusa : – Je n’ai pas autre chose, monsieur. L’argenterie n’est plus ici, M. Maurice se l’était fait expédier après la mort de M. Raymond. Il y avait des choses très belles, dont avait hérité une arrière grand-mère de ces messieurs. – C’est très bien ainsi, Élise, tout à fait bien. Il dîna avec appétit, complimenta Élise sur sa cuisine. Mais il ne s’attarda pas à table. Dans cette grande pièce mal éclairée, il éprouvait une sorte de malaise. Élise, la lampe à la main, le précéda dans l’escalier de pierre grisâtre, aux marches creusées par tous les Defrennes d’autrefois. Elle ouvrit une porte dans le corridor pavé de petites briques hexagonales, et s’effaça pour laisser passer Norbert, puis elle entra derrière lui. – J’ai préparé cette chambre pour monsieur, parce que c’est la plus agréable. Puis il y a des souvenirs... M. Raymond et M. Maurice y sont nés, après leur petite sœur vite partie pour le ciel. La pièce était grande, bien aérée par deux fenêtres qui laissaient entrer l’air du soir, tiède, parfumé au passage des jardins. Élise éleva la lampe, la promena autour d’elle pour que le jeune maître pût se rendre compte de la disposition des lieux. Il distingua un grand lit d’acajou de la forme dite « bateau », une armoire, une commode du temps de Louis-Philippe, une table ovale posée sur le tapis qui recouvrait eu partie le parquet brillant. Élise demanda : – Monsieur désire-t-il que je reste cette nuit dans la maison, au cas où il aurait besoin de quelque chose ? – Non, Élise, merci. Retournez chez vous. Il est inutile de changer vos habitudes pour si peu de temps que j’ai à rester ici. – Alors, je vais dire bonsoir à monsieur. Je pense qu’il ne lui manque rien... Le verre d’eau est prêt, là... Sa main s’étendait vers la commode. – ... J’ai mis la valise dans le placard. Demain matin, je viendrai de bonne heure. Bonsoir, monsieur, dormez bien ! Elle sortit, discrète et tranquille, après avoir posé la lampe sur la table. Norbert fit quelques pas à travers la pièce. La lampe, avec son abat-jour de porcelaine verte, répandait un faible halo de lumière qui éclairait le tapis de la table, en velours élimé entouré d’une b***e de tapisserie, et laissait dans la pénombre le lit, les autres meubles, les chaises à dossier d’acajou en forme de lyre, le grand fauteuil recouvert de tapisserie. Pour mieux examiner les lieux, Norbert prit la lampe, et, comme tout à l’heure Élise, la promena autour de lui. Il vit alors, aux murs, quelques portraits, une glace ovale dans un cadre doré au-dessus de la cheminée même, une grande pendule Empire, en bronze, fort belle, entre deux lampes de la même époque, coiffées de globes opalins. En abaissant un peu la lampe, Norbert éclaira la commode. Sur le dessus de marbre noir se dressait une statue de la Vierge tenant entre ses bras l’Enfant divin. Elle était en bois, sculptée avec un art un peu fruste, peinte de nuances adoucies par le temps. Les draperies tombaient avec raideur, les attitudes étaient sans grâce ; mais les deux visages avaient une expression douce, tendre et cependant majestueuse. « Une pièce assez intéressante, songea Norbert. Première période du treizième siècle, sans doute. Je la verrai mieux demain. » La lumière, en s’élevant de nouveau, tomba sur un grand Christ d’ivoire jauni qui se détachait sur le bois noir d’une croix. Ce fut une vision brève. Norbert se détourna, posa la lampe sur la table et alla vers une des fenêtres. Toutes deux ouvraient sur un étroit balcon de pierre. Au-delà, c’était le jardin perdu dans la nuit profonde. Des parfums d’été montaient jusqu’à Norbert, qui les aspira en s’appuyant à la balustrade. Du jardin voisin tout proche – car de ce côté cette fenêtre était la dernière du logis des Defrennes – arrivait un murmure de voix. En se penchant un peu, Norbert distingua trois personnes assises devant une porte vitrée par où venait un reflet de la lumière placée à l’intérieur. À ce moment, l’horloge de l’église sonna une demie. Puis une cloche s’ébranla, remplit la nuit paisible de son timbre fort, plein, puissant. Du groupe des trois personnes, quelqu’un se leva en disant : – Voici le premier coup. Je vais m’habiller, cher père. Cette voix de femme était jeune, fraîche, et frappa agréablement l’oreille de Norbert. Il entrevit une forme mince vêtue de clair qui se tenait debout en face du banc où étaient assises les deux autres personnes – deux hommes dont les crânes dénudés étaient éclairés par le reflet de lumière. Dans les vibrations de la cloche, le bruit des voix se perdit. Norbert vit la forme féminine disparaître à l’intérieur du logis. Peu après, ses compagnons l’imitèrent. Norbert remarqua alors que l’un d’eux était un prêtre, qui semblait marcher avec quelque difficulté. Il demeura encore un moment accoudé à la balustrade de pierre qui s’effritait un peu. La tiédeur de l’atmosphère, le calme du soir l’engourdissait, après cette journée de voyage au grand air, à une assez vive allure. Puis il ne savait quoi de doux, d’apaisant, l’enveloppait, s’insinuait en lui, souffle mystérieux pour lequel s’entrouvrait son âme fermée. La cloche, un instant silencieuse, résonnait de nouveau. Toute la nuit s’emplissait des vibrations profondes du bronze. Une autre se mit en branle presque aussitôt. Elle avait un timbre plus puissant encore, que le sonneur mariait avec maîtrise à la voix de sa compagne. Ce fut un duo magnifique. Norbert l’écoutait, un peu redressé, la main sur la pierre usée. Ces voix de bronze n’éveillaient en lui aucune de ces émotions ayant leur source dans les souvenirs d’une enfance pieuse, qui a connu le cycle inoubliable des fêtes liturgiques. Sa mère lui avait appris à prier dans sa petite enfance. Mais après sa mort, pensionnaire de lycée, il n’avait reçu aucune instruction religieuse de par la volonté de son père, qui commençait de faire sa fortune et désirait se bien poser près de ses amis politiques. Plus tard, ses études l’avaient amené à s’intéresser au christianisme, sur le même pied que les différents systèmes philosophiques. Mais les leçons de ses maîtres ne lui en avaient présenté qu’une image défigurée qui ne l’attirait pas. Toutefois, comme il n’existait chez lui aucun sectarisme, il sentait vivement la beauté des cérémonies liturgiques auxquelles il lui avait été donné d’assister en curieux. Les nobles sanctuaires anciens ne lassaient jamais son admiration fervente et quand, au cours d’un voyage, il passait à proximité d’une de ces cathédrales qui élèvent sur le sol de France la splendeur mystique de leurs pierres ciselées, il faisait un détour pour la revoir, pour contempler les sculptures d’un portail, déambuler sous les nefs sombres, parfois découvrir en quelque coin de chapelle, au chapiteau d’une colonne, dans la pénombre d’une sacristie, quelque petit chef-d’œuvre encore inconnu de lui. Et la voix des cloches avait toujours eu pour lui un attrait particulier. Enfant, il se mettait à sa fenêtre pour les écouter quand elles carillonnaient les grandes fêtes. Jeune homme, il aimait entendre ces voix puissantes dont il ne comprenait pas les mystiques appels à l’adoration, à la prière, et qui pouvaient éveiller en lui de singuliers échos, survivances ataviques dans cette âme d’un descendant de vieille lignée bourgeoise très chrétienne, dont bien des membres avaient pris place dans les rangs des clergés régulier et séculier. Voilà pourquoi, aujourd’hui, Norbert demeurait là, écoutant cette sonnerie qui annonçait un office du soir. Tandis qu’autour de lui se répandaient les grandes ondes sonores, il avait l’impression de n’être plus seul dans cette maison inconnue ; d’invisibles présences l’entouraient, bienveillantes, hospitalières. Une sensation d’aise, de repos, le pénétrait jusqu’au fond de l’être, le tenait là dans une sorte de quiétude. Quand les cloches se turent, il demeura encore un moment immobile, les yeux dans les ténèbres que perçaient au loin quelques lumières. Un bruit de voix, dans quelque ruelle voisine, vint jusqu’à lui, un éclat de rire traversa l’air. Et ce fut de nouveau le silence, la paix embaumée de cette nuit d’été. Il rentra dans la grande chambre mal éclairée, où tout lui était étranger. Cependant il y ressentit la même impression de paix familiale, de présences mystérieuses. Avant de prendre son repos, il rêva encore un long moment à ceux dont le sang coulait dans ses veines, et dont il ne connaissait rien.
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