PREMIÈRE PARTIE : Hubris-1

2056 Words
PREMIÈRE PARTIE Hubris Les dieux grecs châtiaient l’hubris, la démesure. Edith Hamilton, La Mythologie. Paris, mardi 27 février 2007. Jacques Garcin réfléchissait à l’inextricable affaire qui le préoccupait depuis quelques jours. Planté devant la fenêtre de son bureau, il contemplait pensivement la place Dauphine, ses arbres dénudés et ses façades du XVIIe siècle et plus loin, la vue mélancolique de la Seine dont le pâle miroir reflétait l’île de la Cité. Bientôt, la Crim quitterait le Quai des Orfèvres pour la périphérie, mais d’ici là Garcin n’exercerait plus ses fonctions de commissaire et tant mieux ! C’est ici qu’il voulait finir sa carrière, dans ces longs couloirs noircis par les fumées de milliers de cigarettes, ces escaliers aux marches lustrées et patinées par des centaines de milliers de pas. Garcin se préparait à recevoir la Légion d’honneur des mains du président de la République et voulait frapper un grand coup avant son départ à la retraite qui aurait lieu dans un an. Grand, baraqué, le commissaire arborait à l’approche de la soixantaine un embonpoint qu’il s’efforçait de dissimuler sous d’amples costumes de couleur sombre, bleu marine, noir ou gris foncé. Il était en train de visualiser le petit ruban tricolore qui ne tarderait pas à orner sa boutonnière quand un chatouillis suspect derrière la glotte le fit tressaillir. « Ça sent quoi, nom de Dieu ? Pourvu que mon allergie ne se réveille pas ! » pensa-t-il, affolé, tout en plongeant la main dans sa poche à la recherche de son paquet de Kleenex. Il vivait ce qu’il appelait non sans exagération un véritable calvaire. La moindre odeur, si faible fût-elle, déclenchait chez lui crises d’éternuements, quintes de toux intempestives et raclements de gorge disgracieux. Il passa ses doigts dodus dans ses cheveux blonds qui commençaient à se clairsemer et à grisonner aux tempes d’un air désemparé, puis ayant constaté que sa ceinture le bridait à la taille, il émit un soupir désolé. « La vieillesse est pénible, car elle n’arrive pas seule », se dit-il en se remémorant ses cours de philo en terminale et en songeant aux quinze kilos de trop qui, au fil des ans, avaient alourdi sa silhouette, à tel point qu’il devait se démener pour rentrer son ventre avant de remonter la fermeture Éclair de son pantalon. Et d’ailleurs, lors de son dernier check-up, son généraliste n’avait pas manqué de tirer la sonnette d’alarme. — Si vous continuez à prendre du poids, vu votre âge, vous pouvez vous attendre à de gros ennuis cardiaques, mon cher Jacques. Eh m***e ! Le chatouillis rampait maintenant vers son nez, signe que l’allergie allait se manifester incessamment sous peu, à cause de cette fichue odeur – mais d’où diable venait-elle ? Garcin se rappela la fois où Fabienne, sa maîtresse, s’était aspergée de Poison, un parfum qui portait bien son nom. Résultat, au lieu de la partie de jambes en l’air à laquelle il avait rêvé toute la semaine, Garcin avait passé l’après-midi à éternuer et à se moucher. Il avait réintégré le foyer conjugal à 21 heures, le nez bouché, les yeux bordés de rouge. — Le flytoxe ! expliqua-t-il à sa femme et ses filles qui l’attendaient pour dîner. Je ne sais pas quel imbécile a déclaré la guerre aux cafards à la P.J., mais c’est franchement insupportable ! Le souvenir du rendez-vous foireux lui arracha un sourire malicieux, d’autant que depuis, Fabienne ayant renoncé à se parfumer, ils s’étaient largement rattrapés. Garcin renifla. L’odeur perdurait : une espèce de relent vaguement épicé. Ses yeux tentèrent de repérer le coupable avant de s’arrêter sur un bouquet de soucis jaunes que sa secrétaire avait joliment disposés dans un pichet en étain sur le meuble de rangement. « Est-ce que les soucis ont une odeur ? » Par précaution, le commissaire s’empara du pichet, alla le fourrer dans le cagibi adjacent équipé d’un évier et d’une machine à café flambant neuve, fit claquer la porte et revint s’asseoir à sa table de travail encombrée de paperasses et de dossiers en attente. Trop tard ! La crise d’éternuements se déclencha à la manière d’une bourrasque. — Aaah… Atchoum ! Atchoum ! Atchoum ! Elle s’arrêta net aussi brusquement qu’elle avait commencé, mais ce n’était qu’un sursis, Garcin le savait. Il visa la corbeille débordante. Le Kleenex usagé décrivit une trajectoire en demi-cercle et atterrit mollement au-dessus d’un monticule de papiers froissés. Il prit un autre mouchoir. Il avait les narines en feu. Les soucis jaunes n’étaient plus là, mais leur fragrance imprégnait encore l’atmosphère. Garcin attendit quelques secondes, aux aguets, afin de s’assurer que ça n’allait pas recommencer. Ensuite, profitant de l’accalmie, il décrocha son téléphone pour appeler sa secrétaire. — Marie-Noël, envoyez-moi Karas, s’il vous plaît. Il raccrocha. Laurent Karas, de son vrai nom Lavrentis Karayiannis, incarnait à son avis l’homme de la situation. C’était l’élément le plus brillant dont Garcin disposait en vue de la mission délicate qu’il avait en tête. Le commissaire lui avait attribué mentalement les palmes du meilleur limier de la P.J.. Muni d’un Master 2 de psychologie criminelle et d’une maîtrise de droit pénal, Karas avait effectué en tant que boursier du Ministère de l’Intérieur, un stage de profiling au siège du FBI à Washington D.C. Il avait réussi haut la main le concours de l’École Nationale Supérieure des Officiers de police, avant d’intégrer la brigade criminelle. Dès ses débuts, une décennie plus tôt, Karas s’était distingué dans l’affaire dite de la corde trop courte. Adepte de la vieille école, le commissaire recommandait à ses assistants de mener une enquête à la manière d’un Maigret ou d’un Hercule Poirot en mettant à contribution leurs petites cellules grises, plutôt que à la manière des Experts dans la série télévisée homonyme. Karas illustrait parfaitement cette méthode, préférant de loin l’analyse psychologique des criminels à la dissection des cadavres des victimes. La crise d’éternuements semblait terminée. Jacques Garcin s’adossa confortablement au dossier de son fauteuil réglable et laissa les souvenirs affluer. L’affaire de la corde trop courte avait débuté comme une énigme policière, un casse-tête qui avait donné du fil à retordre aux policiers. Un adolescent de quatorze ans s’était pendu dans sa chambre et Garcin avait envoyé sur place trois de ses hommes. Alors que ses deux coéquipiers avaient conclu trop hâtivement au suicide, Karas avait tout de suite conçu des soupçons. Pourquoi tu t’es donné la mort ? Pourquoi tu t’es tué à un âge aussi tendre ? Qu’est-ce qui t’a poussé à mettre fin à tes jours ? À l’instar d’un crime, il lui fallait un mobile. Il avait interrogé tout le monde : commerçants du quartier, voisins, camarades d’école, profs. Personne n’avait rien remarqué, aucun changement d’humeur, aucun problème particulier. Non, personne, excepté une mamie, voisine de palier, une « pocharde » au dire des autres habitants de l’immeuble. — Le gosse n’a pas pu se tuer, m’sieur, déclara-t-elle. Il venait de gagner soixante-quinze mille francs au Loto. Sept millions et demi de centimes, vous vous rendez compte ? — Comment le savez-vous ? — Il me l’a dit lui-même, et pas plus tard qu’hier. Il m’a même promis de m’aider à faire refaire ma plomberie. C’était un gentil gamin, m’sieur. Notez, j’ai déjà raconté tout ça à vos collègues qui ne m’ont pas crue parce que je bois un coup de trop de temps à autre. Alors, pardon ! S’il faut se mettre à la flotte pour être prise au sérieux, il y a peu de témoignages qui tiennent la route en France. Karas remonta dans l’appartement. La chambre du garçon était restée en l’état, avec le plafonnier dévissé et une corde passée dans l’anneau d’un gros piton au-dessus d’un tabouret renversé. Le jeune inspecteur examina la corde avant de se tourner vers la mère du garçon. — Combien mesurait votre fils ? Elle essuya ses larmes. — Un mètre soixante, Monsieur. Nous avions exactement la même taille, lui et moi. Karas redressa le tabouret. — Montez, s’il vous plaît. Elle obtempéra. Une vingtaine de centimètres séparaient le bout de la corde du sommet de sa tête et même lorsqu’elle se souleva sur la pointe des pieds, il en manquait encore quelque chose comme treize centimètres et demi, preuve que quelqu’un avait aidé l’adolescent à se hisser jusqu’au nœud coulant. Karas fonça au Quai des Orfèvres. L’enquête reprit, le beau-père du « suicidé », trahi par le billet de loto gagnant fut inculpé et la presse encensa la brigade criminelle. Garcin eut un sourire rêveur en revoyant les manchettes élogieuses des journaux, mais soudain, un éternuement retentissant le ramena brutalement au présent. L’allergie récidivait. Il s’empara du paquet de Kleenex en pestant, en prit un, se moucha vigoureusement. Un coup retentit à la porte. — Entrez ! cria-t-il d’une voix étouffée par le mouchoir en papier. Le battant roula sur ses gonds bien huilés, ouvrant le passage à Laurent Karas. — Vous vouliez me voir, patron ? Garcin jeta le Kleenex et en prit un autre dans le paquet. — Oui… Aaah… Atchoum ! Atch… seyez-vous donc. Dans l’inconscient où le fantasme règne, rien ne peut distinguer « désirer » et « faire », la pensée du crime est le crime. J. André, les 100 mots de la psychanalyse. Le visage ambré dans le soleil hivernal qui inondait la pièce, Karas se laissa tomber dans le fauteuil-club de cuir fauve qui faisait face au bureau de Garcin. Trente-deux ans, un mètre quatre-vingt-cinq, cheveux bruns ondulés, teint mat et yeux verts, il était vêtu avec nonchalance : jean délavé, bottes, pull noir enfoncé dans son ceinturon, blouson de cuir clouté. Les femmes se montraient très sensibles au charme de l’inspecteur Karas. Ce dernier aurait pu passer pour un tombeur s’il en avait profité. Or il ne remarquait même pas ses admiratrices ou il feignait de ne pas les voir. En fait, il les regardait comme s’il voyait au travers. Des rumeurs de couloir lui prêtaient des aventures homosexuelles et son joli grain de beauté au-dessus de sa lèvre supérieure lui avait valu le surnom de Cindy Crawford auprès de collègues envieux. Karas était peut-être homo, mais Garcin l’aimait bien parce qu’il était discret. Du reste, la vie privée de ses assistants ne le regardait pas, à condition que cela n’entache pas la bonne réputation de la brigade. Lorsqu’ils s’étaient connus, Karas, alors simple stagiaire, vivait avec un jeune Espagnol qu’il présentait comme son colocataire, ce qui avait fait hennir les hétéros purs et durs de la Crim. L’Espagnol était gaulé comme un danseur de flamenco, sans compter ses œillades torrides et ses déhanchements. — Vous avez vu la nouvelle copine de notre Cindy ? Ça tortille du c*l comme une gonzesse ! rigolait sous cape Jérôme Rioux, un costaud affublé de cheveux gras et de pellicules. — Et alors ? rétorquait Garcin avec une parfaite mauvaise foi. Ça ne prouve rien ! Est-ce que vous vous cachez sous leur lit, le soir ? Mais cette liaison s’était terminée tragiquement et depuis, Karas semblait avoir opté pour une vie monacale, quoique ! Les collègues, Rioux en tête, l’auraient aperçu dans un bar gay du Marais réputé pour ses back-rooms, ce à quoi Garcin avait répondu : — Et vous, Jérôme ? Qu’est-ce que vous y faisiez ? Il finit de se moucher. En fait, il trouvait dommage que les tendances sexuelles et les problèmes affectifs de son assistant préféré constituent une entrave à son avancement, car il estimait que Laurent Karas était le plus apte à lui succéder un jour comme patron de la P.J. Certes, la loi contre la discrimination jouerait en sa faveur, sauf que les autres flics lui pourriraient la vie, c’était certain. Pourtant, Karas avait sûrement souffert, et malgré ses propres réticences contre l’homosexualité, Garcin ne pouvait s’empêcher de penser que la fin atroce de son ami, survenue l’été passé, l’avait plongé dans le chagrin, au même titre que n’importe quel homme qui vient de perdre son grand amour. La coupure d’El Pais, que Karas conservait religieusement dans un tiroir de son bureau lui revint en mémoire. Le commissaire était tombé dessus par hasard en cherchant un autre papier et il baragouinait assez bien la langue de Cervantes pour en déchiffrer le contenu. LE CORPS D’UN JEUNE HOMME DÉCOUVERT DANS UN VÉHICULE ABANDONNÉ À QUARANTE KILOMÈTRES DE MADRID. « M. Federico Rodriguez, vingt-trois ans, domicilié rue Mouffetard à Paris, aurait quitté l’autoroute à bord de sa voiture, sans doute sous la contrainte. Les premiers indices laissent penser que les agresseurs étaient au moins deux, car la poitrine, le dos et les jambes de M. Rodriguez étaient lardés de coups de couteau correspondant à deux lames de longueur différente. En outre, il portait sur le bout des seins, les fesses et les parties génitales des brûlures de cigarette. Le portefeuille de M. Rodriguez a disparu avec son argent, son passeport et sa carte de crédit, mais son permis de conduire, trouvé dans la boîte à gants ainsi qu’un formulaire de location d’Europcar ont permis de l’identifier. Selon les enquêteurs, les agresseurs lui ont infligé les brûlures afin de lui extorquer le code de sa carte de crédit et ce matin, une somme de 250 euros fut en effet retirée à un distributeur de billets dans le quartier de Salamanca à Madrid. En attendant le rapport d’autopsie, nous sommes dans l’incapacité d’indiquer si le jeune homme a subi d’autres violences. Son colocataire, M. Laurent Karas, dont le nom figurait également sur le contrat de location de la voiture, fut interpellé à Séville où il avait assisté à une corrida en compagnie d’un ami qui a confirmé son alibi. Cependant, à l’annonce de la mort de M. Rodriguez, M. Karas s’est accusé du crime or, après les vérifications d’usage, les agents de La Guardia Civil l’ont relaxé. »
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