Prologue

1407 Words
Prologue L’Alpha Roméo verte de Rémy et Claudie Patarin s’engagea sur une départementale qui traversait la forêt de Moulière, à quelques kilomètres de Chauvigny. Les feuillages des arbres s’agitaient mollement sous un ciel aoûtien d’un bleu intense, saupoudrés par le soleil de paillettes dorées. Le courant d’air qui circulait à travers les vitres baissées rendait la canicule supportable. Le véhicule passa sur un petit pont enjambant les flots bas et paresseux de la Vienne sillonnés par des canards, tourna dans un chemin gravillonné et s’arrêta devant un haut portail de bois blanc. Claudie descendit pour en ouvrir les battants, afin que son mari puisse rentrer la voiture dans la cour d’une jolie demeure campagnarde au toit d’ardoises et à la façade ornée de colombages. — En trois mois, les rosiers ont pris un sacré coup de cagnard, constata amèrement Rémy en descendant à son tour. — Deux mois et demi seulement, chéri, répondit paisiblement sa femme en ouvrant le coffre de l’Alpha. Il déverrouilla la porte d’entrée. Il se sentait poisseux à cause de cette chaleur lourde dans laquelle ils avaient mijoté durant les onze heures de trajet depuis la Côte d’Azur, aussi espérait-il trouver l’intérieur de leur maison baignant dans la fraîcheur. Il éprouva donc une déception certaine en pénétrant dans une atmosphère tiédasse, dans laquelle flottaient d’écœurants remugles de chairs en putréfaction. — C’est quoi cette puanteur ?! On a oublié de la bidoche dans le frigo ? En arrivant dans la cuisine, son cœur se souleva et il se retint de vomir. Outre l’odeur insupportable, de grosses mouches à viande bourdonnaient sur le carrelage mural aux motifs fleuris, les portes des placards, le frigo blanc et tous les autres éléments de cette pièce pourtant si propre lors de leur départ. Claudie, qui venait d’arriver en portant une glacière, s’exclama : — Quelle horrible odeur ! Il y a une bête morte quelque part ! Tandis que sa femme ouvrait en grand les fenêtres de la cuisine, Rémy, inquiet, entrait dans le salon. Ce qu’il y découvrit lui causa un coup au cœur. Les volets censés protéger la baie vitrée étaient entrebâillés et un trou large comme une assiette béait dans un des carreaux jouxtant la poignée. — Appelle les gendarmes ! éructa-t-il, écarlate. On a été cambriolés ! Affolée, Claudie le rejoignit : — Comment ça ? Nous aussi ? Tu es sûr ? — Regarde ça ! Fallait s’y attendre, dix cambriolages dans les environs en un an… Appelle les gendarmes, pendant que je vais voir ce qu’on nous a piqué. Rémy Patarin revint précipitamment dans la cuisine, pensant juste la traverser pour atteindre l’escalier menant à leur chambre. Il était partagé entre la fureur et l’humiliation. Que leur avait-on dérobé ? Certainement les bijoux laissés par Claudie sur la commode en face du lit ! Sur quoi d’autre ces voyous avaient-ils posé leurs sales pattes ? Pourvu qu’ils n’aient rien vandalisé… La presse avait relaté des histoires ignobles d’excréments dans des draps rangés ensuite dans l’armoire… L’odeur de putréfaction le frappa de nouveau et il se figea dans cette cuisine où le seul objet de valeur facile à voler était la cafetière — d’ailleurs toujours là. Cette puanteur était-elle en lien avec le cambriolage ? Son regard s’attarda sur l’épaisse porte en chêne menant à la cave. Un rai de lumière apparaissait au-dessous. Les voleurs avaient dû descendre faire main-basse sur les quelques crus, pourtant très quelconques ! Comme Rémy s’y attendait, la serrure était déverrouillée. Il tira le battant et la pestilence le suffoqua, l’obligeant à claquer la porte. Dans le salon, Claudie téléphonait à la gendarmerie. Après tout, il pouvait bien attendre l’arrivée des enquêteurs… C’était à eux de descendre dans cette cave pour vérifier qu’un rat mort pouvait empester à ce point. Néanmoins, il était encore chez lui et les rats n’avaient pas pour habitude d’allumer la lumière ! Un mouchoir pressé sur le nez, il ouvrit la porte et descendit la vingtaine de marches en ciment. Un impressionnant bourdonnement résonnait dans l’escalier. Plus il s’approchait du foyer de l’odeur et plus elle devenait insoutenable, au point qu’il dut se faire violence pour atteindre la pièce souterraine. À travers les larmes qui lui picotaient les yeux, il découvrit alors deux cadavres humains dans un état de décomposition avancée, à côté d’un tas de vêtements, de bouteilles vides et d’un sac en plastique d’où sortait le collier en ambre de Claudie. Un nuage de mouches les parcourait en vrombissant. L’un, presque réduit à l’état de squelette, était allongé sur le dos, les mains croisées sur le thorax ; ses longs cheveux suggéraient qu’il s’agissait d’une femme. L’autre, beaucoup moins décharné, était recroquevillé dans une position fœtale. Rémy remonta en courant dans la cuisine et claqua le battant derrière lui, avant de vomir sur le carrelage. Blottie dans le canapé du salon, Claudie répétait comme un mantra qu’ils auraient dû faire installer une alarme. Assis en face d’elle, Rémy attendait passivement que le capitaine de gendarmerie Chaumet ait fini de parler avec le substitut du procureur de la République, René Lepage. Cette macabre découverte le plongeait dans un état de quasi-hébétude. Il avait l’impression qu’il ne pourrait jamais en effacer les images de sa mémoire, pas plus qu’il ne pourrait se débarrasser de l’odeur de mort qui l’imprégnait. Les ambulanciers de la morgue remontèrent les corps, suivis par les techniciens de l’Identification Criminelle. Finalement, Lepage s’intéressa aux propriétaires : — Nous avons fini pour aujourd’hui. Vous devrez aller vivre quelque temps ailleurs, car votre maison est pour l’instant une scène de crime. — Parce que vous pensiez qu’on voudrait encore dormir ici ? gloussa ironiquement Claudie. Nous ne sommes plus chez nous de toute façon ! — Allons, allons, l’odeur disparaîtra. Quant à la cave, il n’y a rien dont un bon coup de serpillière ne puisse venir à bout ! Le substitut du procureur eut un petit rire méprisant et Rémy se prit à souhaiter que cet homme tellement dépourvu de sensibilité échoue à concrétiser les ambitions politiques que la rumeur lui prêtait. Lepage poursuivit : — D’après le légiste, le décès remonte à au moins deux mois, mais ils ne se sont pas décomposés pareil vu que le garçon était maigre comme un coucou alors que la fille était un Bibendum. Les entomologistes légaux fourniront une date plus précise. — On venait juste de partir ! murmura Claudie en frissonnant. — Pour ça, vous avez été bien inspirés d’aller vous constituer un alibi dans un club de vacances. — Parce que, en plus, nous sommes suspects ?! — Que voulez-vous, mes braves gens, il y a quand même eu mort violente ! Elle, elle a une fracture du crâne, et lui s’est phlébotomisé avec un tesson de bouteille. Mais rassurez-vous, je ne vous soupçonne pas. J’ai ma petite idée sur ce qui s’est passé. — Dites, vous savez… qui ils étaient ? — Victor Marnay et Adrienne Vachon, deux des trois lycéens de Chauvigny disparus à la mi-juin. Leurs papiers d’identité étaient dans leurs vêtements. — Le fils de notre garagiste et la fille de notre boulangère ! s’exclama Claudie. Qu’est-ce qu’on va dire à leurs parents ? — Vous leur demanderez ce que leurs rejetons faisaient chez vous avec vos bijoux dans un sac, ma bonne dame ! répondit durement Lepage. Parce que c’étaient eux, les cambrioleurs qui défient la gendarmerie depuis plus de six mois. « La Folle » et « Moby d**k », comme les appelait mon fils qui était dans leur lycée ! D’ailleurs Victor avait déjà fait l’objet d’une plainte, pour avoir tué un chat. Vous verrez qu’on découvrira qu’ils sont aussi responsables de la profanation du cimetière des Sables. La tête dans les mains, Rémy superposait ses souvenirs de Victor Marnay et d’Adrienne Vachon avec l’image des deux cadavres putréfiés. Elle, il l’avait parfois rencontrée à la boulangerie tenue par sa mère ; elle lui avait semblé être une brave fille, intelligente et polie — mais également très complexée. Le fils du garagiste, en revanche, avec son regard fuyant, son air morose et son sourire crispé… oui, il pouvait l’imaginer en train de profaner une tombe, de tuer un chat et de commettre des cambriolages. — Savez-vous ce qui s’est passé ? demanda-t-il. — Au vu des premiers éléments, j’ai ma petite théorie ! Leur affaire dans le sac, ils ont fêté ça en ouvrant une bonne bouteille. L’alcool aidant, ils ont essayé d’avoir des rapports sexuels. Mais Marnay, compte tenu de ses mœurs, n’a pas assuré… À sa décharge, sa partenaire n’était guère séduisante ! Une dispute a éclaté et il l’a tuée — intentionnellement ou non. Le remords l’a ensuite poussé au suicide. Accident ou meurtre, peu importe, on ne connaîtra sans doute jamais le fin mot de cette sordide histoire. Mais l’important est que l’affaire ne sera pas bien longue à classer. Un coup d’œil à Chaumet apprit à Rémy que celui-ci partageait son dégoût à l’encontre du magistrat. Certes, pas cours il était furieux contre ces délinquants qui les avaient cambriolés, et certes ils avaient commis d’autres actes impardonnables, mais de quel droit ce rustre se moquait-il de l’homosexualité de l’un et de l’obésité de l’autre ? Le capitaine attendit que Lepage soit parti pour déclarer au couple : — C’est pas dit qu’il arrive à expédier cette enquête. Tout est pas clair. — Vous faites allusion aux questions que vous nous avez posées concernant la porte et le mur ? interrogea Claudie. — Ouais. Et je suis sûr que le légiste sera d’accord avec moi. Vous verrez qu’elle est pas près d’être classée, cette affaire.
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