4
L’attaquant qui nous fait face expose son ventre un instant : c’est la dernière chose qu’il fera dans ce combat, pensons-nous en déclenchant notre rafale.
— T’as réussi, gamin, nous interrompt la pensée de Caleb. Nous sommes enfin tous les deux dans la tête de Haim.
— J’avais compris. Tu ne penses pas en hébreu, si ?
— OK. Maintenant, ferme-la et laisse-moi voir ça.
La ‘rafale’ est le nom que nous donnons à cette rapide succession de coups de poing dans le plexus de notre adversaire. Nous avançons contre lui en frappant, ce qui donne encore plus de puissance à nos coups. Nous comptons vingt coups avant qu’il essaie de nous bloquer et de contre-attaquer en même temps.
Brièvement impressionnés par l’économie de ses gestes, nous attrapons son bras et nous nous servons de son inertie pour le déséquilibrer. Il frappe durement le sol. Avant qu’il essaie de nous attirer à terre avec lui, nous donnons un coup de pied dans sa mâchoire et nous sentons le craquement de l’os quand le bord de notre pied nu touche sa mâchoire. Il ne bouge plus.
Il s’en remettra sûrement. Quelques côtes fêlées et une mâchoire cassée sont un petit prix à payer pour la chance de se battre contre nous. Si quelqu’un essayait cela en dehors de notre module d’entraînement, il n’apprendrait rien. Il serait mort.
Le module d’entraînement est notre réponse à l’immense demande de la part de nos amis au Shayetet qui souhaitent que nous enseignions notre style de combat unique à leur peuple. Ils savent que nous avons laissé le Krav Maga, l’art martial israélien, loin derrière nous. Ce que nous avons développé transcende le Krav Maga, transcende tous les styles de combat que nous avons rencontrés.
Combattre dans ces modules est un compromis. Pas de coups mortels ni d’attaques agressives sous la ceinture : personne ne meurt dans le module d’entraînement. Bien entendu, un tel compromis est contraire à l’intention de départ. Ce style a été développé dans un seul but : tuer son adversaire. À présent, nous dépensons une grande partie de notre énergie pour essayer de ne pas utiliser ce style de la façon dont il a été conçu. Ne pas tuer notre adversaire semble anormal, contraire à tout ce pour quoi nous avons passé notre vie à travailler. Une coquille vide de ce que nous imaginions. Nous sommes consternés de voir que personne d’autre ne semble se soucier de ces nuances. Ils réclament une école dans laquelle les civils apprendront ceci pour leur propre amusement sans comprendre qu’il est impossible de dompter cet entraînement. Ce n’est pas un sport pour les civils : c’est la vie ou la mort. Tout le reste déshonore le travail que nous avons accompli ainsi que les vies que nous avons prises en faisant évoluer notre style de combat unique.
— Ha-mitnadev haba, disons-nous en hébreu, ce que moi, Darren, je comprends signifier ‘volontaire suivant’.
Nous reconnaissons l’homme qui entre alors : Moni Levine. C’est un professeur de Krav Maga reconnu. Ils souhaitent probablement qu’il apprenne quelque chose de nous dans l’espoir de pouvoir le leur apprendre ensuite. Nous espérons que cela fonctionnera. Nous serions ravis de pouvoir laisser tomber cette entreprise futile d’apprentissage.
Moi, Darren, je me dissocie comme je l’ai fait au cours d’autres Lectures. Cette fois-ci, c’est différent, bien entendu, car je sens toujours la présence de Caleb. Je ressens son excitation. Il apprécie clairement le style de combat de Haim plus que moi.
— Ne pense pas à autre chose, me parvient la pensée de Caleb et je laisse le souvenir de Haim m’absorber à nouveau.
— Azor, esh li maspik, dit Moni au bout de cinq minutes d’attaques brutales.
Sans surprise, cela signifie ‘stop, j’en ai assez vu’.
Nous lui disons gentiment qu’il s’est bien battu et qu’il peut revenir quand il veut.
L’adversaire suivant entre. Puis un autre. Il doit y en avoir dix ou plus à la suite. Aucun d’entre eux ne représente un défi. C’est une autre partie de la formation que nous détestons. Nous nous battons presque comme un robot, laissant nos pensées s’attarder sur notre court voyage aux États-Unis à venir. Nous nous inquiétons que ce module d’entraînement nous fasse développer des habitudes fatales, comme de se perdre dans ses pensées pendant un combat...
Moi, Darren, je me déconnecte à nouveau, mais Caleb me convainc mentalement d’essayer de trouver un autre souvenir récent du même type. C’est donc ce que je fais. Il est presque identique au combat précédent, mais Caleb veut en faire l’expérience. Puis un autre. Et encore un autre.
Nous répétons cela en continu, revivant au moins une semaine — si ce n’est pas trois — de combats ininterrompus. Tout commence à se mélanger.
— Je n’en peux plus, finis-je par penser pour Caleb.
La fatigue que je ressens n’est pas physique, mais mentale. D’une certaine façon, cela la rend plus puissante, plus inéluctable. Le psychisme humain n’est pas équipé pour ce que nous faisons. J’ai l’impression de ne pas avoir dormi depuis des années, de ne pas m’être reposé depuis des millénaires. J’oublie l’époque où je n’étais pas Haim. Je ne me souviens pas d’un moment où je n’étais pas en train de me battre.
— D’accord, me parvient la réponse.
Je ressens soudain un énorme sentiment de perte. Comme si l’univers entier avait implosé.
Au bout de quelques instants confus, je comprends. Caleb est sorti. Je suis là tout seul, je ne fais plus partie de l’être aux esprits joints.
Ne souhaitant pas passer une milliseconde de plus que nécessaire dans la tête de Haim, je sors également.