Juillet 1993
Gare de péage de Virsac.
La montre de bord indique 17 h 20. Je récupère le ticket coincé derrière le pare-soleil et je passe comme une fleur, le sourire de la guichetière en prime. Je déchante rapidement, le bouchon commence après la descente du pont d’Aquitaine. C’est l’heure de la pleine bourre sur le périph de Bordeaux. Prendre mon mal en patience et rester zen, pas le choix ! L’arrivée à Salles-Curan prévue avant 22 heures risque bien d’être retardée. Peut-être qu’en sortant à Montauban, je pourrai rattraper le temps perdu. J’aviserai au feeling en vue de la bretelle.
Pour l’heure, ma femme Sarah et moi sommes complètement englués dans le flot des Girondins qui rentrent du boulot ou qui migrent déjà vers les plages du bassin d’Arcachon pour échapper à la chaleur précoce de ce début juillet. Conduite mécanique par à-coups. Mon cerveau déconnecte. Mes pensées vagabondent. Elles vont vers mon père, sa maladie, ses derniers jours et ses révélations, tout ça. Un mois avant sa mort. Le jour de l’an, il m’avait avoué le peu de temps qu’il lui restait à vivre, j’avais aussitôt décidé de passer le week-end suivant avec lui, à Nantes.
Nous avions dîné tôt. Un repas frugal pris sur la table de la cuisine. Il s’est tourné vers moi, m’a regardé dans les yeux.
— J’ai des choses à te dire.
— Graves ?
— Importantes. Surtout pour toi.
Il s’est levé péniblement pour aller chercher ses trésors dans le placard de l’entrée.
Je suis tombé des nues quand il m’a montré le tableau peint par ma mère, un tableau champêtre que je n’avais jamais vu. D’un étui de cuir marron tout craquelé, il a sorti une vieille photo sépia d’un trio – une femme et deux hommes, dont un militaire – assis sur une moto en compagnie d’un chat noir. Un minuscule entrefilet jauni mal découpé dans un journal non identifié s’est échappé et a voleté jusque sur le formica. Il m’a mis entre les mains deux petits cahiers, ces anciens cahiers d’écolier bardés de tables de multiplication au verso de la couverture, les pages noircies de son écriture anguleuse. Au recto, à la suite de la mention Appartenant à, il avait simplement écrit Cahier I et Cahier II.
Il a balbutié :
— Le récit de ma vie. Mon dernier cadeau.
Il a commencé à parler, à me raconter l’histoire de cette peinture bucolique aux couleurs vives et violentes, tendance fauvisme, celle de la photo fanée et de l’entrefilet fripé. Je suis allé de surprise en surprise. Sa confession m’a laissé sans voix, incrédule. Je n’ai pu que bredouiller « c’est pas possible, tu me racontes n’importe quoi ».
Et pourtant…
Ce soir-là, je n’avais entendu que des bribes de sa vie passée. Ce que j’ai découvert à la lecture de son récit est encore plus extraordinaire et stupéfiant que tout ce qu’il venait de m’apprendre.
Je m’appelle David Goldfarb. J’ai cinquante-trois ans. Je suis en route pour l’Aveyron avec ma femme Sarah pour écrire ce que j’espère être la dernière page des petits cahiers d’écoliers de mon père. La première l’a été sur le cahier I, quand j’avais cinq ans, au printemps de 1945.
Son incroyable histoire a commencé au mois de mai 1940.