Mai 1940
Il faisait beau en ce début mai, la nature explosait, le muguet sauvage tapissait les sous-bois, les passereaux s’égosillaient, la douceur incitait à l’indolence, à l’insouciance et à la sérénité. Les rigueurs de l’hiver n’étaient plus qu’un mauvais souvenir. Les soldats de la ligne Maginot se requinquaient après des jours passés à grelotter tout au long du chapelet défensif qui s’étirait le long de la frontière allemande, belge et luxembourgeoise. Depuis plus de huit mois, la routine militaire prévalait, la guerre de positions s’installait.
La rupture fut brutale.
J’écoutais Radio Luxembourg, ma station préférée, ce soir du vendredi 10 mai quand le speaker a annoncé l’offensive de l’armée allemande en Belgique, à l’aube. Le front avait cédé sur le canal Albert, au nord-est de Liège. Répondant à l’appel du roi Léopold III, les armées française et anglaise s’étaient portées à l’attaque pour affronter l’ennemi sur le territoire belge.
Le week-end serait radieux, le temps était encore à l’insouciance pour nous, les civils. Je me souviens avoir dit à mon épouse : « Cette fois, c’est pour de bon, ça ne va pas traîner. Bientôt, ce monsieur Hitler sera mis à la raison ». Elle s’est tue, mais j’ai lu l’inquiétude dans ses yeux. Elle est comme ça, Martina, discrète, sans jamais un mot de trop quand il n’en vaut pas la peine, mais une lionne quand il s’agit de défendre ses droits, sa famille, sa vie. Tout le contraire du stéréotype de l’artiste qu’elle est pourtant. Martina peint. Joliment. Divinement selon mon jugement de béotien. Un paysage, un objet, un animal parfois, à première vue pour moi sans grand intérêt, se transforme par magie sur sa toile en quelque chose de lumineux, de fascinant, d’admirable. Je suis subjugué par sa créativité et son talent. Et puis, elle est séduisante, Martina. D’une beauté classique à la chevelure brune abondante qu’elle aime ramasser en chignon, plutôt élancée, svelte, petites lunettes cerclées, correctrices de sa myopie congénitale, qui lui donnent cet air perpétuellement étonné. Je me demande quelquefois pourquoi elle m’a choisi, moi qui suis d’un physique passe-partout, affublé d’une gaucherie naturelle, d’une calvitie naissante et sans réelle appétence artistique.
Ce soir-là, quand j’ai lu l’inquiétude dans ses yeux, j’ai ravalé mon optimisme. Un terrible doute s’est insinué dans mon esprit en pensant que, peut-être, elle voyait juste. La suite des événements allait lui donner raison. La guerre est cruelle, impitoyable, inhumaine.
La résistance acharnée de l’armée belge ne fut qu’un feu de paille. La déferlante allemande prit aisément le dessus. Les premiers réfugiés belges entamèrent leur longue procession sur les routes de l’exode. Les troupes franco-anglaises furent rapidement mises en déroute et durent se replier.
Les bulletins d’information spéciaux se succédaient sans désemparer à la radio. Le speaker annonçait les mauvaises nouvelles du front à un rythme effréné. Le 12 mai, déjà, les Allemands franchissaient la frontière au nord de Sedan. Des Français, fuyant devant l’occupant, se joignirent aux Belges sur le chemin de l’exode. La question de notre avenir à Hirson se posa brutalement, impérativement. Fallait-il rester au risque d’être embarqués dans la tourmente de la guerre ? Ou fuir et affronter les dangers d’une migration vers une destination inconnue ? Quand, le 14 mai, la radio annonça que Sedan était tombée, que des troupes allemandes remontaient vers le nord-ouest, ce fut, comme souvent, Martina qui prit le taureau par les cornes et dicta sa décision.
— Il faut partir, Samuel. Vite. C’est maintenant ou jamais. La vie va devenir infernale, ici.
— Tu crois ?
— J’en suis sûre. Tu as envie de rester au milieu des combats, de subir la mitraille et les bombardements ?
Elle n’a pas eu beaucoup de mal à me convaincre. Peser le pour et le contre n'a duré qu’un instant. À vrai dire, j’étais soulagé qu’elle ait pris les devants en m’épargnant de formuler cette décision difficile qui mûrissait dans ma tête depuis deux jours.
— Tu as raison. Il est encore temps de partir, mais il faut faire vite. Nous allons prendre le train jusqu’à Liart, et après, nous aviserons pour continuer vers le sud. Avec ma carte de cheminot, on passera partout. Et…
— Non, Samuel. Les trains, c’est trop dangereux, surtout avec un bébé de cinq mois. Tu penses bien que les gares et les convois ferroviaires vont être des cibles prioritaires pour les Boches. Leurs avions vont s’en donner à cœur joie. J’ai une solution de rechange.
— Une autre solution, laquelle ?
— Le tandem. C’est peut-être plus fatigant, mais c’est moins risqué.
Le tandem ! Une fois de plus, ma femme venait de me prendre au dépourvu !
La naissance de notre fils David au mois de janvier dernier nous avait contraints à renoncer à nos bicyclettes, celles que nous enfourchions volontiers pour de longues balades dans les environs d’Hirson, quand nous partions à la découverte de la région. Lorsque le ventre de Martina s’était arrondi, elle s’était inquiétée, m’avait dit regretter que nos promenades à vélo ne soient bientôt plus possibles dans son état et, plus tard, avec notre bébé.
Le hasard s’en était mêlé, à l’occasion d’une conversation banale avec un collègue de travail. Quand je lui avais fait part de notre déception de devoir prochainement remiser nos bicyclettes, il m’avait répondu avec un sourire : « Je possède un tandem à trois places dont je n’ai plus l’utilité depuis que ma petite dernière a attrapé ses quatre ans. Si tu veux, je te l’échange contre tes deux vélos ». Dédaignant mon incrédulité devant l’existence d’un tel engin, il avait éludé mes questions en me proposant de venir découvrir l’oiseau rare, chez lui, le lendemain soir. J’en étais resté baba ! Mon collègue avait inventé le sidecar pour tandem, que l’on aurait pu avantageusement rebaptiser « sidecycle ». « C’est moi qui l’ai fait », s’était-il vanté devant ma stupéfaction teintée d’une réelle admiration. À l’aide d’un système de fixation astucieux, il avait accolé à l’arrière d’un tandem en bon état, la coque rigide d’un landau dotée par ses soins d’une roue de bicyclette, avec garde-boue s’il vous plaît, et coiffée d’une protection vitrée montée sur charnières pour abriter des intempéries un bébé passager et permettre à ses parents de l’y installer facilement. L’affaire fut conclue sur le champ. L’échange eut lieu le jour suivant : son tandem amélioré contre nos deux vélos.
Quand notre fils David eut atteint ses quatre mois, nous avions estimé, un peu inquiets toutefois de ses réactions, qu’il était temps de lui faire goûter les joies de la balade en « sidecycle ». Nos craintes s’étaient envolées dès les premiers tours de pédale, il n’avait montré aucune appréhension, avait même semblé ravi de cette équipée improbable. Rassurés, nous avions repris avec plaisir nos promenades cyclistes dans la campagne hirsonnaise.
C’était au mois d’avril 1940.
Un mois plus tard, il ne s’agissait plus de flâneries champêtres. Martina me proposait de fuir l’occupant sur ce tandem en compagnie d’un quasi nouveau-né. Une gageure ! Et où aller ? La question de la destination se posait, évidemment ! J’en fis la remarque à Martina. Et, une fois de plus, elle me surprit.
— Ça aussi, j’y ai pensé. Et depuis un bon moment déjà.
— Que veux-tu dire ?
— Tu sais que je corresponds régulièrement avec Jeanne, ma copine du lycée de Sedan. Nous étions comme deux sœurs.
— J’aurais du mal à l’ignorer, au vu du nombre de lettres que vous échangez.
— Tu sais également qu’elle a suivi ses parents en Aveyron quand son père a été muté là-bas. Et qu’elle s’y est mariée.
— Évidemment que je suis au courant, tu m’en parles assez souvent. Depuis le temps, j’ai même l’impression de la connaître.
— Eh bien tu pourrais prochainement la voir en chair et en os, si tu es d’accord.
— Comment ça ?
— J’ai pris mes précautions, figure-toi. Je lui ai demandé, dès le mois d’octobre dernier, au cas où la situation tournerait mal, si elle et son mari pourraient nous héberger, là-bas en Aveyron. J’ai pensé que plus loin nous serions de l’Allemagne, mieux ce serait. Et ils ont accepté. Je ne t’en avais pas parlé car tout semblait stabilisé, et puis j’avais un peu peur que tu te moques. Alors, qu’en dis-tu ? On part pour Le Monastère ?
— Le monastère ? Qu’est-ce que…
— Oui, Le Monastère, avec des majuscules. C’est le nom de la commune où ils habitent, dans les faubourgs de Rodez. J’ai regardé sur le calendrier des Postes, c’est à environ huit cents kilomètres d’ici. Si on arrive à en faire une soixantaine par jour, on en aura pour à peu près deux semaines.
J’étais ébahi ! Comment avais-je été assez inconséquent pour ne rien anticiper ? La rationalité de Martina me sautait à la figure. C’était un projet fou, mais que pouvais-je réfuter ? Je n’avais aucune proposition alternative. Elle a profité de mon désarroi pour enfoncer le clou.
— Et puis j’ai tout prévu. Depuis deux jours, j’ai préparé notre départ pendant que tu étais au travail. Nos deux sacs à dos, ta valise en bois et des victuailles qui nous permettront de tenir un bout de chemin. J’ai fait le tri et pris le strict nécessaire. Si nous arrivons à bon port, nous aviserons avec l’argent de nos économies que j’ai retiré à la caisse d’Épargne. Alors ?
J’ai déposé les armes. L’évidence ! Je ne pouvais que me rendre à ses raisons. J’ai murmuré, la gorge un peu nouée : « tu as raison. Partons. Foutons le camp d’ici, en tandem. »
Je l’ai serrée dans mes bras longuement, tendrement, pour exorciser la pointe d’angoisse qui nous taraudait le cœur. Notre futur était incertain.
Nous avons passé toute la journée du 15 mai à peaufiner notre projet de fuite, à régler les détails, à boucler les derniers préparatifs, à prévoir un itinéraire. Mon idée, à laquelle Martina s’était ralliée, était d’éviter les grands axes, de choisir plutôt les routes de campagne que je jugeais moins dangereuses – l’avenir se chargerait de me démentir –, de piquer vers le sud avec comme étapes principales Reims, Troyes, Bourges, Limoges, Brive-la-Gaillarde, Decazeville et enfin Rodez, ou plutôt Le Monastère. Cela n’avait rien d’une promenade de santé. L’évidence de la longueur et de la difficulté du parcours m’avait un peu effrayé, avait semé le doute dans mon esprit, mais je m’étais astreint à faire bonne figure, à ne pas sembler vouloir revenir sur notre décision commune de quitter Hirson pour des cieux plus cléments. Nous partirions, il le fallait.
Dans la matinée du 16, harnachés de nos sacs à dos, nous enfourchions notre tandem. David, notre fils, était installé dans le side qui, accessoirement, faisait aussi office de garde-manger. Nous y avions stocké toutes nos provisions de route dans l’espace disponible aux pieds du bébé. Sur le porte-bagages, j’avais solidement arrimé ma vieille valise en bois avec des tendeurs. Martina y avait entassé tout ce que nous pouvions emporter, y compris ses pinceaux et son indispensable boîte de peinture. Empilés dessus, ficelés, deux sacs de voyage pleins à craquer complétaient l’échafaudage. Une petite sacoche en cuir, accrochée à deux anneaux métalliques, se balançait derrière la selle de la passagère. Elle contenait tout le nécessaire de réparation d’une éventuelle crevaison : démonte-pneu, râpe à chambre à air, rustines et tube de dissolution.
J’ai rapidement pris la mesure d’une difficulté majeure à laquelle nous allions être confrontés : l’encombrement des routes ! Dès la sortie d’Hirson, quand nous avons bifurqué vers Bucilly, nous nous sommes trouvés englués dans une cohorte hétéroclite de fuyards. À pied, en automobile, en motocyclette, à vélo, en charrette à cheval, le sauve-qui-peut – des femmes, des hommes, des vieillards, des enfants – serpentait en un long ruban vers le sud, surchargé de ballots, de paquetages, d’ustensiles divers et variés, de meubles parfois. La progression était malaisée, la largeur du tandem amélioré ne facilitait pas notre avance, je me frayais difficilement un passage entre les chicanes de toute nature : des voitures, déjà, tombaient en panne, des piétons, exténués, stationnaient au bord de la route, des charrettes encombraient le chemin. Nous avons traversé Besmont en début d’après-midi et sommes arrivés en vue d’Iviers alors que le jour déclinait. Une vingtaine de kilomètres parcourus seulement depuis notre départ d’Hirson. À ce rythme, notre tableau de marche, de pédalage plutôt, était largement compromis. Atteindre Rodez en un temps raisonnable devenait improbable. C’était d’autant plus oppressant qu’une menace inquiétante pesait sur nous : le grondement sourd de la guerre nous suivait à la trace, gagnait même du terrain sur nous, le bruit de la canonnade se rapprochait, s’intensifiait. À plusieurs reprises, des survols d’avions frappés de la croix gammée avaient semé la panique dans la colonne de fuyards, sans heureusement lui faire subir la mitraille. Ce n’était, hélas, que partie remise.
J’ai cherché un endroit tranquille pour passer la nuit, pour nous éloigner de la masse. Après avoir dépassé le bourg d’Iviers, j’ai aperçu l’entrée d’un chemin de terre, sur la droite de la route, porteur d’une petite pancarte en bois sur laquelle l’inscription manuscrite Bon repos était devenue difficile à déchiffrer. Le destin nous faisait de l’œil, je n’ai pas hésité, j’ai engagé le tandem sous la ramure. Matilda et moi avons dû rapidement mettre pied à terre, les ornières de boue desséchée faisaient tant brimbaler notre trois-roues que tenir en selle et pédaler relevaient de l’exploit. Quelques centaines de mètres plus loin, nous sommes parvenus devant une bâtisse en pierre, couverte d’ardoises et fermée d’un imposant portail en bois. Bergerie, étable, grange ? Peu importait, il s’agissait d’un refuge accueillant pour passer la nuit à l’abri.