Chapitre 1
Onze ans plus tôt, au sanctuaire de la propriété d’Hogo, Los Angeles.
Tasuki trouvait le silence de la maison assourdissant. Il avait l’impression que ça allait le rendre fou et n’arrivait pas à dormir. Se levant pour sortir de son lit, il alluma la lumière de sa chambre pour pouvoir regarder la photo placée sur le rebord du miroir, juste au-dessus du bureau, sur laquelle on pouvait y voir Kyoko, la sœur de son meilleur ami. Il l'avait piquée chez eux, quand personne ne le regardait.
Cette photo avait été prise au moment parfait : Kyoko se tenait sous le soleil, et on pouvait admirer ses beaux yeux vert émeraude. Ce jour-là, il devait y avoir du vent, parce qu'on aurait dit que ses cheveux s’envolaient autour d'elle, encadrant parfaitement son joli visage.
Jusqu’à maintenant, il n'avait jamais voulu de petite amie. Mais la jeune fille qui était sur la photo et qui le regardait fixement était celle à qui il pensait tout le temps. Il tendit une main pour toucher la photo, mais la laissa en suspens lorsqu'il vit quelque chose de blanc bouger dans le reflet du miroir. En se retournant, il alla jusqu’à la fenêtre pour regarder la maison d'à côté.
Il fronça les sourcils en voyant Kyoko vêtue d'une chemise de nuit blanche debout sur son balcon. Que faisait-elle dehors à une heure aussi tardive ? Il ouvrit sa fenêtre en priant pour qu'elle ne grince pas… le bruit risquait de réveiller son père. Il gémit un instant, parce qu’il réussit à la coincer et dut la pousser un peu plus fort pour qu'elle s'ouvre encore plus, ce qui causa un bruit sourd et fort.
Kyoko se tenait sur la petite terrasse en bois attenante à sa chambre, au deuxième étage. Elle venait respirer l'air frais de la nuit. Un vent léger faisait voleter sa chemise de nuit qui lui descendait jusqu’aux genoux et ses longs cheveux auburn semblaient flotter autour de son visage. Ses yeux d'émeraude fixaient les étoiles et ses lèvres formaient le genre de sourire que seule une jeune fille heureuse pouvait faire.
Il était presque minuit et elle ne pouvait pas dormir. Elle était trop excitée. C'était presque son anniversaire. Elle allait en effet bientôt avoir dix ans. Tous ses amis de l'école allaient venir à sa fête, même certains amis de son frère, Tama. Tama avait un an de moins qu’elle et pourtant, il était déjà beaucoup plus grand, mais cela ne la dérangeait pas, parce qu’elle l’aimait beaucoup.
Il avait pris sa défense, l'autre jour, lorsqu’ils rentraient à pied de l'école. Des garçons avaient commencé à l’embêter en prétendant qu'elle était élevée par un vieil homme fou qui disait à tout le monde que les démons existaient pour de bon. L'un d'eux était même allé jusqu'à dire qu'il avait entendu son père dire à sa mère qu'il ne faudrait pas longtemps avant que les gens de l'asile de fous viennent chercher son grand-père dans une camisole de force. Kyoko avait jeté son sac par terre pour le plaquer au sol en le traitant de menteur. Yohji avait vraiment été méchant ce jour-là !
Ces petites brutes n'eurent plus aucune chance quand Tama et Tasuki apparurent soudain. Tasuki l'avait écartée de la mêlée en la poussant derrière lui pendant que Tama s’était saisi d’un gros morceau de bois qu’il tenait comme une batte de baseball.
Yohji avait simplement ri pour ne pas avoir l’air d’une poule mouillée devant ses amis. Puis il accusa Tama d'être un monstre, tout comme sa sœur. Tama le frappa sur un bras, faisant en sorte que dans sa douleur, ce dernier tombe à genoux.
Quand le grand frère de Yohji s'avança pour riposter, Tasuki n'hésita pas : il écrasa le grand benêt en le faisant tomber en arrière sur son frère. Kyoko pensait que la bagarre était terminée et semblait satisfaite... mais Tama, lui, ne l'était pas.
Son frère s'était retourné face à Tasuki et lui avait crié :
- Je suis son protecteur... moi ! Pas toi !
Kyoko ricana en repensant au regard furieux de Tasuki. C'est ce regard qui avait vraiment fait fuir ces brutes. Elle avait dû intervenir pour mettre fin à la dispute entre son frère et Tasuki avant que tout soit fini. Ils étaient les meilleurs amis du monde, et elle n’avait pas du tout aimé les voir se battre comme ça.
Finalement, ils avaient tous les deux accepté d'être ses protecteurs à partir de ce moment-là. Ils étaient maintenant ses gardiens... ils avaient même fait un pacte de sang. Du moins, c'est ce que Tama lui avait dit.
Rien que de penser à ses gardiens suffisait à lui réchauffer le cœur. Elle pensait que rien ne pourrait jamais l'atteindre. Avec Tasuki vivant dans la maison juste à côté, ils faisaient tous les jours les allers et retours à pied ensemble jusqu’à l’école… et maintenant, on la laissait tranquille.
Son sourire s’étendit encore plus lorsqu'elle entendit le son du gros carillon de la vieille horloge du bas sonner douze fois : minuit passé. Ça voulait dire qu'elle avait officiellement dix ans.
Elle lança un regard du côté de la maison de Tasuki et sourit quand elle le vit l’observer depuis la fenêtre de sa chambre. Elle lui fit un signe pour le saluer, mais il regarda soudain derrière lui et la lumière de sa chambre s'éteignit une fois qu'il eut disparu de derrière les rideaux.
Kyoko se mordit la lèvre inférieure en se demandant s'il s'était fait prendre par son père parce qu’il était tard et qu’il n’était pas couché. Elle ne comprenait pas pourquoi Tasuki devait se coucher. Il avait douze ans et à ses yeux, il était grand, maintenant. Plus tard, ce serait lui, son petit ami... c’est même lui qui lui avait dit. Sa déclaration datait d’ailleurs d’aujourd'hui même.
Elle regarda l'étang qui se trouvait dans le jardin, à quelques pas de la maison de son grand-père, Hogo. Elle soupira doucement quand elle vit le reflet de la lune sur sa surface calme et tranquille. Elle inclina un peu la tête quand quelque chose de la maison du sanctuaire attira son attention et elle se demanda si son grand-père était levé. Elle avait pourtant juré qu’il était bel et bien couché.
Regardant fixement la maison, elle pouvait voir une lueur bleue venant de l'intérieur. Elle se mordit la lèvre inférieure en se penchant sur la rampe pour essayer d'avoir une meilleure vue. La lumière qui traversait les fissures du bois était... comme une lumière noire, mais bleutée. Ses yeux d'émeraude rétrécirent quand elle crut voir une ombre se déplacer à travers cette lumière, ce qui lui donna envie de descendre pour mieux voir.
Faisant une grimace, elle se balaya la frange des yeux en se souvenant de ce qu’il s'était passé la dernière fois qu'elle avait osé s'approcher de cette maison, qui était le lieu sacré du sanctuaire. Son grand-père était entré à l'intérieur et avait laissé la porte entrebâillée. Tout ce qu'elle était venue faire, c'était jeter un coup d'œil à l'intérieur, mais il lui fit volte-face.
- Je ne vois pas où est le problème... ce n'est qu'une statue de princesse, chuchota-elle.
Son grand-père lui avait répondu après avoir claqué la porte. Puis il l’avait cadenassée. Il avait l'air terrifié lorsqu’il s'était retourné et lui dit de ne jamais, jamais aller là-bas. De son côté, elle pensait qu’elle avait plutôt intérêt à suivre son conseil, parce que si son grand-père avait l’air d’avoir aussi peur... eh bien, elle ne voulait même pas savoir de quoi il s’agissait. Pourtant, cela s'était produit quelques mois auparavant, et sa curiosité commençait lentement à la ronger.
Souriante et espiègle, elle regarda par-dessus son épaule une fois qu’ils arrivèrent dans sa chambre, pour s'assurer que la voie était toujours libre afin qu’elle puisse grimper sur la rampe de l’escalier et glisser dessus, les jambes pendantes. Si quelqu'un s’était réveillé et l’avait vue, elle aurait eu de gros ennuis. Mais s'asseoir comme ça et glisser le long des escaliers en valait vraiment la peine. Oubliées, les leçons de morale sur la sécurité ! Et puis, de toute manière, avec tout ce qu'elle laissait derrière elle et qu’elle ne pouvait pas voir, s'asseoir comme ça lui donnait l'impression de flotter dans la nuit alors qu'elle regardait l’eau paisible de l’étang.
Son attention se tourna vers la maison du sanctuaire quand cette lumière bleue s’éclaira soudain comme une étoile naissante. En un éclair aveuglant, la lumière explosa sans bruit vers l'extérieur. La porte de la maison du sanctuaire tomba de ses charnières avec un bruit sourd suivi d'une éclaboussure qui semblait sans fin.
- Une éclaboussure ? se demanda-t-elle.
Elle tourna le regard vers l'eau scintillante de l'étang, voyant des ondulations grandir en cercles plus grands à partir de l’endroit où quelque chose venait de tomber. Sans penser à la hauteur, elle se retourna sur la rampe.
Dès que ses petits pieds touchèrent l'herbe, elle se mit à courir en pensant que son grand-père avait été poussé dans l'eau. Passant par le petit pont, elle en enjamba la barrière pour arriver dans l'eau afin de pouvoir atteindre le centre des ondulations. Sans penser à l’eau glacée qui la piquait comme des centaines d'épines, elle se fraya un chemin dans la partie la plus profonde de l'étang.
Elle savait bien qu'il faisait trop sombre pour voir quoi que ce soit, mais elle ouvrit quand même les yeux sous l'eau trouble. Son grand-père était ici et elle devait l'aider. Malgré tout, elle fut surprise de voir quelque chose... quelque chose de brillant… elle en fut presque aveuglée. Et juste là, au centre de toute cette lumière, il y avait un ange qui s'enfonçait lentement au fond de l'étang.
Tentant désespérément d’attraper sa main qui rayonnait de lumière et qui se tendait vers elle, elle sentit l'eau glacée se précipiter dans ses poumons. Il était beau et avait l'air de dormir. Des ailes... il avait des ailes argentées. Saisissant sa main, elle tira aussi fort qu'elle put, mais cela ne fit que de la rapprocher de lui. Elle essaya de crier pour qu'il se réveille, mais elle s’étouffa encore plus. Ça ne lui faisait pas mal, mais elle avait si froid... et elle était tellement fatiguée !
Elle sentit ses doigts se serrer autour d'elle et sa dernière pensée fut celle d’un ange l'emmenant au ciel pour qu'elle puisse être à nouveau avec son papa et sa maman.
Toya se mit à trembler quand il reprit conscience et il ouvrit les yeux. De l'eau ? Pourquoi était-il sous l'eau ? Il sentit quelqu'un lui toucher la main et tourna la tête. Il vit une jeune fille dont les cheveux, qui lui flottaient autour du visage, avait l’air douce comme tout. Ses yeux étaient fermés et ses lèvres, en forme de cœur, se séparaient lentement.
Réalisant ce que cela signifiait, il la prit dans ses bras et sortit si vite hors de l'eau qu'il laissa un joli tourbillon marquant son passage.
En regardant le paquet mouillé qu’il avait dans les bras, sa respiration s'arrêta... elle était si belle, si fragile. Dépliant ses ailes en l’air, il descendit sur un bout d'herbe moelleuse et l’y allongea doucement.
Posant sa main sur son cœur, il pria pour qu’il puisse le sentir battre. Ses yeux dorés s’élargirent et ses battements de cœur accélérèrent alors qu'il sentait son pouvoir de gardien s'accumuler dans sa paume. De chaudes larmes jaillirent de ses yeux, faisant nager l’image de la jeune fille dans le flou. Puis, il ressentit ses pouvoirs de gardien l'atteindre.
- Kyoko ?
Il pouvait sentir son pouvoir se mêler au sien, se centrer entre sa paume et son cœur. Il savait qu'il avait raison. Il l'avait enfin retrouvée, mais dans ce monde, elle n'était qu'une enfant. Il leva les yeux au ciel et supplia :
- Tu m'as amené ici pour une raison... n'est-ce pas ? S'il te plaît, dis-moi que ce n'était pas pour la regarder mourir à nouveau. Je ne pourrai pas... je n’en peux plus.
Comme il ne se passait rien et qu’elle restait toujours inerte, il la tira dans ses bras et son gémissement désespéré fit écho dans les environs. Il pressa son visage dans le creux de son cou en serrant sa poitrine contre la sienne pour pouvoir percevoir ses battements de cœur.