Le 02 d’octobre-2

2063 Words
— Bof, je vends de la robinetterie. Rien d’excitant. Charles expliquait ainsi son métier à son fils. Celui-ci sut plus tard qu’au sein des entreprises où il avait travaillé, son père n’avait jamais été vraiment apprécié pour ses qualités humaines et bien plus pour ses talents à vendre n’importe quoi à n’importe qui. Aujourd’hui, Charles Remington était pensionnaire dans une maison de retraite médicalisée, non loin de Saint-Maur. Il était définitivement retiré de la vente et de la robinetterie, même s’il n’avait pu s’empêcher de décrier l’installation sanitaire de l’établissement en pestant contre la « camelote à deux balles » qu’on leur avait vendue. Cela faisait une semaine aujourd’hui depuis l’admission de Charles au Clos des Guinguettes. Sept jours qu’Antoine avait en sa possession les deux jeux de clefs de la maison des bords de Marne. Deux jours qu’il s’était décidé à revenir s’y installer. Ça tombait bien, sa copine venait de le quitter. Il était libre à présent. Seul, mais libre. Il rouvrit les yeux et l’odeur caractéristique du pavillon fit remonter tous ces souvenirs. Il passa la porte entrouverte, de biais, sourit, puis posa son sac sur la petite table de la cuisine. Première chose à faire : ouvrir toutes les fenêtres en grand pour aérer. L’air frais de l’automne qui commençait à dégarnir les arbres vint s’engouffrer dans la vieille maison. Ensuite : Aller saluer Camille et lui demander le prêt de sa remorque pour se rendre dans un magasin de bricolage et acheter du matériel. Les huisseries des fenêtres nécessitaient elles aussi d’être entretenues, les charnières graissées et le bois repeint. Les ouvrir lui demanda des efforts importants. Il commença à lister ce dont il aurait besoin pour les réparer puis pensa qu’il serait plus simple, quoique plus onéreux de faire poser des doubles vitrages. Bah ! Il ferait faire des devis et en attendant irait demander conseil à Camille. Il laissa tout ouvert, mais referma le portail dont le fer rouillé était troué par endroits. Camille nourrissait une tripotée de chats dans sa maison. Depuis que ses deux fils étaient partis, son affection s’était reportée sur les matous de tout le voisinage. À chaque fois qu’une chatte mettait bas, on était certain de retrouver les bestioles chez elle où elles trouvaient le gîte et le couvert. C’était un peu l’antenne SPA du coin, l’espace en plus, car les matous avaient investi la presque totalité de la maison. Seule une pièce, l’ancienne chambre d’Éric, restait fermée à double tour. Depuis l’accident de son cadet, Camille n’avait jamais voulu y remettre un pied. Son autre fils l’avait incitée à déménager, à partir de Saint-Maur, mais elle n’avait pas cédé. Elle restait là, pour les chats. Que deviendraient-ils sans elle ? Où iraient-ils ? Toutes ses économies y passaient. Elle veillait à ce que chaque félin soit en bonne santé, que les chattes soient stérilisées, les matous castrés et les chatons qu’on lui confiait, rapidement adoptés. Encore en bonne forme et férue d’informatique, elle avait créé un site Internet pour mieux caser ses boules de poils. C’est chez elle qu’Antoine avait pris goût aux nouvelles technologies. S’il était devenu chef de projet informatique, c’était en grande partie grâce à Camille qui l’avait poussé à emprunter cette voie professionnelle. Chez elle, malgré les hordes félines, ça sentait toujours le propre. Antoine s’était souvent demandé comment elle réussissait cet exploit, à croire qu’elle se levait dès potron-minet pour astiquer sa maison du sol au plafond. — Toine ! Ah ça ! Comment vas-tu ? Rentre, je t’en prie ! Elle se baissa pour ramasser un chat énorme dont les poils angoras vinrent lui faire comme un manchon autour des avant-bras. Antoine la suivit dans la cuisine en veillant à ne pas marcher sur une queue ou une patte. Plusieurs matous dormaient sur des chaises, d’autres regardèrent d’un œil interrogateur le nouvel arrivant et reprirent leur toilettage avec minutie. Aucun n’était admis à traîner sur la table ou le plan de travail. — Mon Dieu ! Tu n’as pas changé. Que deviens-tu ? Elle semblait ravie de le revoir, après cette longue absence. — Combien de temps au fait ? demanda-t-elle. Oui, ça faisait bien huit ans qu’il n’était pas venu la voir. Depuis l’accident d’Éric. Il s’en faisait reproche maintenant, mais c’était trop tard pour avoir des remords. Le choc avait été terrible. Le 2 octobre, date à laquelle Adèle, la mère d’Antoine se noya, était également le jour où le fils cadet de Camille, ainsi que sa fiancée, perdirent la vie dans un accident de voiture stupide auquel Antoine avait miraculeusement survécu. Cette journée était dorénavant empreinte d’une infinie tristesse. Après l’enterrement, Antoine était allé embrasser Camille, avait tenté de la réconforter. Charles n’était pas venu. Antoine, une fois de plus, avait voulu apprendre le motif de leur brouille, mais son père n’avait pas cédé. Ils s’étaient disputés. Devant le cercueil de son fils, Camille était restée prostrée, statufiée, comme absente. Elle n’avait pas dit un mot, avait baissé la tête et Baptiste, le fils aîné, l’avait ramenée chez elle. Après, le temps avait fait son œuvre, mais la plaie resterait pour toujours béante. Jamais plus elle n’avait reparlé d’Éric. Jamais plus elle n’ouvrirait la porte de son ancienne chambre. La clef avait été tournée dans la serrure puis accrochée sur le porte-clefs en laiton du couloir. On n’y avait jamais plus touché. — Comment va Charles ? J’ai su qu’il était maintenant au Clos des Guinguettes. Antoine fut surpris par la question et lui raconta, mais ne s’appesantit pas. Puis il pensa qu’enfin, le jour était arrivé de connaître l’origine du conflit, mais se ravisa. Il était désormais un adulte et la souffrance affective endurée du temps de son adolescence n’avait plus lieu d’être aujourd’hui. C’était leurs affaires, à Camille et à Charles, et ce dernier lui parlerait peut-être un jour. Mais Charles souffrait d’un début d’Alzheimer. Cela lui serait-il possible ? — Tu reviens donc à La Rosière ? Tu es marié ? Antoine répondit oui à la première question, non à la seconde. — Papa n’a jamais voulu vendre la maison. Aujourd’hui, j’ai l’opportunité de m’y installer. Je vis seul à présent et… et je vais faire un break. J’ai des projets de boulot et j’espère pouvoir travailler à domicile. Alors, comme le Clos n’est pas loin, si je peux rester ici, j’en serai heureux. — Bien, très bien ! Elle sourit, ravie de retrouver peut-être le petit garçon qui venait jouer avec Éric et Baptiste à la sortie de l’école. Ses cheveux avaient un peu blanchi, son cou s’était un peu affaissé et son nez supportait maintenant une épaisse paire de lunettes en écailles. Mais elle avait toujours ce maintien propre aux aristocrates anglaises, cette allure un peu guindée qui la faisait paraître parfois un peu hautaine et sur son quant-à-soi. Il ne pouvait se l’imaginer en tenue débraillée, à quatre pattes sur le sol humide qu’elle récurait avec application, les mains gantées de caoutchouc dans des effluves d’eau de Javel. Pourtant, aucune aide-ménagère, peintre, artisan ou autre n’avait jamais mis un pied dans la maison pour nettoyer ou réparer quoi que ce soit. Camille faisait tout toute seule. Même Baptiste, son fils, n’était jamais intervenu pour lui fixer des étagères, colmater une fuite ou repeindre les murs. — Avant, il y avait une multitude de livres explicatifs pour tout ça. Aujourd’hui, les tutoriels vidéos sur les sites sont très bien faits. Il n’y a qu’à regarder et à se mettre au travail, lui avait-elle dit un jour. Antoine l’admirait aussi pour cela. Chez elle, aucune lame de parquet n’aurait eu le temps de gonfler avant d’être changée. — Je me demandais si tu pourrais me prêter ta remorque. Comme je dois faire plusieurs travaux, je dois aller acheter du matériel, des outils, enfin, tout ce qu’il faut pour remettre un peu d’ordre à la maison. Camille approuva de la tête. — Oui, naturellement. Eh bien, c’est une excellente idée. Mais je t’en prie, n’achète pas les outils. Tu n’auras qu’à te servir ici. Elle ne lui proposa pas son aide, car elle estimait qu’un homme dans la force de l’âge est à même de bricoler dans sa maison sans être secondé par une vieille femme, certes encore pleine de vigueur, mais tout de même plus âgée que lui. Antoine ne pensa pas même un instant le lui demander, mais se dit qu’il allait devoir lui aussi visionner pas mal de vidéos pour ne pas provoquer des courts-circuits ou brancher l’eau chaude sur le réseau de gaz. Il attela la remorque, choisit avec soin les outils, tous impeccablement rangés et nettoyés, et repartit chez lui pour décharger le coffre et emmener tout ce qui devait finir à la déchèterie. Il lui fallut une après-midi entière pour qu’enfin, le passage entre la cour et le jardin de derrière soit libre d’accès. Le mur du voisin était sérieusement dégradé et nécessitait d’être ravalé au plus tôt. Ce serait le premier gros travail qu’il devrait effectuer, mais cela ne le rebuta pas, bien au contraire. Le soir, avec les outils prêtés par Camille, il œuvra durant plus d’une heure avant de pouvoir dégonder la porte d’entrée, la huiler et l’ouvrir dans toute son amplitude après avoir ôté toutes les lames tordues du plancher. — Bienvenue ! dit-il, s’adressant au visiteur imaginaire en manœuvrant la lourde porte. Entrez, je vous en prie, vous prendrez bien un rafraîchissement ? Il était fatigué, s’était blessé en maniant un outil, mais était satisfait de lui. En buvant un verre de thé glacé, assis à la table branlante de la cuisine — à remplacer rapidement — il nota plusieurs tâches qu’il lui faudrait effectuer, comme changer cet horrible néon qui courait verticalement près de la fenêtre, renouveler le papier peint, repeindre la porte ou pourquoi pas l’enlever carrément, et puis finalement casser cette cloison. Était-ce un mur porteur ? Il allait se lever pour vérifier, mais sourit et finit son verre. Il avait le temps. Tout le temps maintenant. Quelques languettes de papier d’Arménie se consumèrent dans des coupelles réparties dans la maison, et l’odeur d’humidité et de renfermé disparut peu à peu. Seule subsistait cette empreinte olfactive, indéfinissable et en même temps si précise qui caractérisait La Rosière. Comme le parfum suranné d’une femme vieillissante dont le bouquet fané rappelle à la mémoire mille souvenirs, dont certains malheureux, mais rendus moins blessants par la nostalgie des années passées. Sa chambre d’enfant avait été transformée en grenier depuis fort longtemps et s’y entassaient quantité d’objets dont la plupart ne serviraient plus jamais. Il n’y avait qu’une chambre, celle de son père, qu’un lit sur lequel il s’assit. Le matelas accusait un creux conséquent en son milieu. Il ne se rappela pas avoir vu Charles ramener ou faire livrer un matelas neuf. D’ailleurs, si cela était arrivé, il serait passé par la fenêtre de la cuisine. Pourtant, il avait bien dû en changer depuis qu’ils avaient emménagé ici. Le lit était large, enfin, ce n’était pas un King size, mais il pouvait accueillir deux personnes. Un couple. Combien de fois sa mère avait-elle dormi dans ce lit ? Si peu… À peine deux ans, entre 1963 et octobre 65. Et jamais aucune autre femme ne s’y était étendue, enfin, le croyait-il. Antoine tenta de rassembler ses souvenirs. Avait-il un jour croisé une autre femme que Camille à La Rosière ? Pourquoi son père n’avait-il jamais rencontré quelqu’un d’autre ? Pourquoi avait-il toujours gardé le deuil d’Adèle ? Était-ce la culpabilité ? La honte ? Les remords ? Non, aucun autre parfum féminin que celui de sa mère n’avait imprégné l’oreiller de ce lit, et d’ailleurs avec quoi se parfumait donc Adèle ? Antoine essaya de se rappeler, mais non, aucune odeur, aucune fragrance ne vint virtuellement caresser ses muqueuses, et c’était bien normal. Comment aurait-il pu se souvenir de cela, alors qu’il n’avait pas deux ans quand Adèle avait disparu ? Il se promit de questionner son père. Et lui, Charles, il a bien dû avoir d’autres conquêtes, des maîtresses peut-être ! Antoine connaissait la réputation des VRP dans les années 70 et d’ailleurs, l’ex-mari de Camille en était un exemple flagrant. Se pourrait-il que Charles n’ait plus jamais eu de libido ? Il avait du mal à imaginer la vie sexuelle de son père. Et comment aborder la chose avec lui ? Charles accepterait-il de lui confier cela ? Non, pensa Antoine ! Oserais-je moi-même lui en parler ? Certainement pas. Pourtant, il se rendit compte à cet instant, alors qu’il allait se lover dans la trace du corps de Charles, dans le mitan du lit, comme un objet replacé dans son moule, qu’il avait toujours voulu savoir, comprendre. Aujourd’hui, parce que son père n’était plus là, qu’il était vieux, diminué et que lui-même était en pleine maturité, il estimait que l’heure était venue d’obtenir les réponses à ces questions qui le taraudaient depuis ses plus jeunes années. Il y a un temps où l’on doit se dire les choses, et qu’importe ce qui peut en découler. Une vie ne peut se conclure dans un dernier souffle sans que celui-ci n’exhale toutes les vérités, bonnes ou mauvaises. Antoine en fut ce soir-là persuadé. Il s’étendit de tout son long et écouta les bruits de la maison. Il visualisa l’origine de chacun d’entre eux, du plus discret au plus pénible, comme ce grincement du volet de la fenêtre de derrière qui battait quand le vent soufflait de l’est. Il sourit en regardant les fissures du plafond. Encore une bricole dont son père ne s’était jamais soucié. Il pensa se relever pour aller coincer ce damné volet, mais un hématome au niveau des côtes lui arracha un geignement et il s’affaissa, vaincu par la fatigue. Il n’aurait pas même besoin de bouchons d’oreilles pour ne plus entendre le couinement. Quelques minutes passèrent et il sombra dans un sommeil profond, lourd comme un secret de famille.
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