II-2

3347 Words
Alors il tenta ce qui lui semblait être le summum de l’art : l’élève du melon. Il sema les graines de plusieurs variétés dans des assiettes remplies de terreau, qu’il enfouit dans sa couche. Puis il dressa une autre couche ; et quand elle eut jeté son feu, repiqua les plants les plus beaux, avec des cloches par-dessus. Il fit toutes les tailles suivant les préceptes du bon jardinier, respecta les fleurs, laissa se nouer les fruits, en choisit un sur chaque bras, supprima les autres, et dès qu’ils eurent la grosseur d’une noix, il glissa sous leur écorce une planchette pour les empêcher de pourrir au contact du c*****n. Il les bassinait, les aérait, enlevait avec son mouchoir la brume des cloches, – et si des nuages paraissaient, il apportait vivement des paillassons. La nuit, il n’en dormait pas. Plusieurs fois même il se releva ; et pieds nus dans ses bottes, en chemise, grelottant, il traversait tout le jardin pour aller mettre sur les bâches la couverture de son lit. Les cantaloups mûrirent. Au premier, Bouvard fit la grimace. Le second ne fut pas meilleur, le troisième non plus ; Pécuchet trouvait pour chacun une excuse nouvelle, jusqu’au dernier qu’il jeta par la fenêtre, déclarant n’y rien comprendre. En effet, comme il avait cultivé les uns près des autres des espèces différentes, les sucrins s’étaient confondus avec les maraîchers, le gros Portugal avec le grand Mongol, – et le voisinage des pommes d’amour complétant l’anarchie, il en était résulté d’abominables mulets qui avaient le goût de citrouille. Alors Pécuchet se tourna vers les fleurs. Il écrivit à Dumouchel pour avoir des arbustes avec des graines, acheta une provision de terre de bruyère, et se mit à l’œuvre résolument. Mais il planta des passiflores à l’ombre, des pensées au soleil, couvrit de f****r les jacinthes, arrosa les lys après leur floraison, détruisit les rhododendrons par des excès de rabattage, stimula les fuchsias avec de la colle-forte, et rôtit un grenadier, en l’exposant au feu dans la cuisine. Aux approches du froid, il abrita les églantiers sous des dômes de papiers forts enduits de chandelle : cela faisait comme des pains de sucre tenus en l’air par des bâtons. Les tuteurs des dahlias étaient gigantesques ; – et on apercevait, entre ces lignes droites, les rameaux tortueux d’un sophora japonica qui demeurait immuable, sans dépérir, ni sans pousser. Cependant, puisque les arbres les plus rares prospèrent dans les jardins de la capitale, ils devaient réussir à Chavignolles ; et Pécuchet se procura les lilas des Indes, la rose de Chine et l’eucalyptus, alors dans la primeur de sa réputation. Toutes ses expériences ratèrent. Il était chaque fois fort étonné. Bouvard, comme lui, rencontrait des obstacles. Ils se consultaient mutuellement, ouvraient un livre, passaient à un autre, puis ne savaient que résoudre devant la divergence des opinions. Ainsi pour la marne, Puvis la recommande ; le manuel Roret la combat. Quant au plâtre, malgré l’exemple de Franklin, Riéfel et M. Rigaud n’en paraissent pas enthousiasmés. Les jachères, selon Bouvard, étaient un préjugé gothique. Cependant Leclerc note les cas où elles sont presque indispensables. Gasparin cite un Lyonnais qui, pendant un demi-siècle, a cultivé des céréales sur le même champ : cela renverse la théorie des assolements. Tull exalte les labours au préjudice des engrais ; et voilà le major Beetson qui supprime les engrais avec les labours ! Pour se connaître aux signes du temps, ils étudièrent les nuages d’après la classification de Luke-Howard. Ils contemplaient ceux qui s’allongent comme des crinières, ceux qui ressemblent à des îles, ceux qu’on prendrait pour des montagnes de neige, tâchant de distinguer les nimbus des cirrus, les stratus des cumulus ; les formes changeaient avant qu’ils eussent trouvé les noms. Le baromètre les trompa, le thermomètre n’apprenait rien ; et ils recoururent à l’expédient imaginé sous Louis XV par un prêtre de Touraine. Une sangsue dans un bocal devait monter en cas de pluie, se tenir au fond par beau fixe, s’agiter aux menaces de la tempête. Mais l’atmosphère, presque toujours, contredit la sangsue. Ils en mirent trois autres avec celle-là. Toutes les quatre se comportèrent différemment. Après force méditations, Bouvard reconnut qu’il s’était trompé. Son domaine exigeait la grande culture, le système intensif, et il aventura ce qui lui restait de capitaux disponibles ; trente mille francs. Excité par Pécuchet, il eut le délire de l’engrais. Dans la fosse aux composts furent entassés des branchages, du sang, des boyaux, des plumes, tout ce qu’il pouvait découvrir. Il employa la liqueur belge, le lizier suisse, la lessive, des harengs saurs, du varech, des chiffons, fit venir du guano, tâcha d’en fabriquer, – et, poussant jusqu’au bout ses principes, ne tolérait pas qu’on perdît l’urine ; il supprima les lieux d’aisances. On apportait dans sa cour des cadavres d’animaux, dont il fumait ses terres. Leurs charognes dépecées parsemaient la campagne. Bouvard souriait au milieu de cette infection. Une pompe installée dans un tombereau crachait du purin sur les récoltes. À ceux qui avaient l’air dégoûté, il disait : – « Mais c’est de l’or ! c’est de l’or ! » Et il regrettait de n’avoir pas encore plus de fumiers. Heureux les pays où l’on trouve des grottes naturelles pleines d’excréments d’oiseaux ! Le colza fut chétif, l’avoine médiocre, et le blé se vendit fort mal, à cause de son odeur. Une chose étrange, c’est que la Butte, enfin épierrée, donnait moins qu’autrefois. Il crut bon de renouveler son matériel. Il acheta un scarificateur Guillaume, un extirpateur Valcourt, un semoir anglais et la grande araire de Mathieu de Dombasle, mais le charretier la dénigra. – « Apprends à t’en servir ! – Eh bien ! montrez-moi. » Il essayait de montrer, se trompait, et les paysans ricanaient. Jamais il ne put les astreindre au commandement de la cloche. Sans cesse il criait derrière eux, courait d’un endroit à l’autre, notait ses observations sur un calepin, donnait des rendez-vous, n’y pensait plus, – et sa tête bouillonnait d’idées industrielles. Il se promettait de cultiver le pavot, en vue de l’opium, et surtout l’astragale, qu’il vendrait sous le nom de « café des familles ». Afin d’engraisser plus vite ses bœufs, il les saignait tous les quinze jours. Il ne tua aucun de ses cochons et les gorgeait d’avoine salée. Bientôt la porcherie fut trop étroite. Ils embarrassaient la cour, défonçaient les clôtures, mordaient le monde. Durant les grandes chaleurs, vingt-cinq moutons se mirent à tourner, et, peu de temps après, crevèrent. La même semaine, trois bœufs expiraient, conséquence des phlébotomies de Bouvard. Il imagina, pour détruire les mans, d’enfermer des poules dans une cage à roulettes, que deux hommes poussaient derrière la charrue ; – ce qui ne manqua point de leur briser les pattes. Il fabriqua de la bière avec des feuilles de petit-chêne et la donna aux moissonneurs en guise de cidre. Des maux d’entrailles se déclarèrent. Les enfants pleuraient, les femmes geignaient, les hommes étaient furieux. Ils menaçaient tous de partir, et Bouvard leur céda. Cependant, pour les convaincre de l’innocuité de son breuvage, il en absorba devant eux plusieurs bouteilles, se sentit gêné, mais cacha ses douleurs sous un air d’enjouement. Il fit même transporter la mixture chez lui. Il en buvait le soir avec Pécuchet, et tous deux s’efforçaient de la trouver bonne. D’ailleurs, il ne fallait pas qu’elle fût perdue. Les coliques de Bouvard devenant trop fortes, Germaine alla chercher le docteur. C’était un homme sérieux, à front convexe, et qui commença par effrayer son malade. La cholérine de monsieur devait tenir à cette bière dont on parlait dans le pays. Il voulut en savoir la composition, et la blâma en termes scientifiques, avec des haussements d’épaules. Pécuchet, qui avait fourni la recette, fut mortifié. En dépit des chaulages pernicieux, des binages épargnés et des échardonnages intempestifs, Bouvard, l’année suivante, avait devant lui une belle récolte de froment. Il imagina de la dessécher par la fermentation, genre hollandais, système Clap-Mayer ; – c’est-à-dire qu’il la fit abattre d’un seul coup et tasser en meules, qui seraient démolies dès que le gaz s’en échapperait, puis exposées au grand air ; – après quoi, Bouvard se retira sans la moindre inquiétude. Le lendemain, pendant qu’ils dînaient, ils entendirent sous la hêtrée le battement d’un tambour, Germaine sortit pour voir ce qu’il y avait ; mais l’homme était déjà loin. Presque aussitôt, la cloche de l’église tinta violemment. Une angoisse saisit Bouvard et Pécuchet. Ils se levèrent, et, impatients d’être renseignés, s’avancèrent tête nue du côté de Chavignolles. Une vieille femme passa. Elle ne savait rien. Ils arrêtèrent un petit garçon, qui répondit : – « Je crois que c’est le feu ! » Et le tambour continuait à battre, la cloche tintait plus fort. Enfin, ils atteignirent les premières maisons du village. L’épicier leur cria de loin : – « Le feu est chez vous ! » Pécuchet prit le pas gymnastique ; et il disait à Bouvard, courant du même train à son côté : – « Une, deux ; une, deux ! » – en mesure, comme les chasseurs de Vincennes. La route qu’ils suivaient montait toujours ; le terrain, en pente, leur cachait l’horizon. Ils arrivèrent en haut, près de la Butte ; – et, d’un seul coup d’œil, le désastre leur apparut. Toutes les meules, çà et là, flambaient comme des volcans, au milieu de la plaine dénudée, dans le calme du soir. Il y avait, autour de la plus grande, trois cents personnes, peut-être ; et sous les ordres de M. Foureau, le maire, en écharpe tricolore, des gars avec des perches et des crocs tiraient la paille du sommet, afin de préserver le reste. Bouvard, dans son empressement faillit renverser Mme Bordin, qui se trouvait là. Puis, apercevant un de ses valets, il l’accabla d’injures pour ne l’avoir pas averti. Le valet, au contraire, par excès de zèle, avait d’abord couru à la maison, à l’église, puis chez Monsieur, et était revenu par l’autre route. Bouvard perdait la tête. Ses domestiques l’entouraient, parlant à la fois, et il défendait d’abattre les meules, suppliait qu’on le secourût, exigeait de l’eau, réclamait des pompiers. Est-ce que nous en avons ! » s’écria M. le maire. – « C’est de votre faute ! » reprit Bouvard. Il s’emportait, proféra des choses inconvenantes, et tous admirèrent la patience de M. Foureau, qui était brutal cependant, comme l’indiquaient ses grosses lèvres et sa mâchoire de bouledogue. La chaleur des meules devint si forte, qu’on ne pouvait plus en approcher. Sous les flammes dévorantes la paille se tordait avec des crépitations, les grains de blé vous cinglaient la figure comme des grains de plomb. Puis la meule s’écroulait par terre en un large brasier, d’où s’envolaient des étincelles ; et des moires ondulaient sur cette masse rouge, qui offrait dans les alternances de sa couleur des parties roses comme du vermillon, et d’autres brunes comme du sang caillé. La nuit était venue, le vent soufflait ; des tourbillons de fumée enveloppaient la foule. Une flammèche, de temps à autre, passait sur le ciel noir. Bouvard contemplait l’incendie en pleurant doucement. Ses yeux disparaissaient sous leurs paupières gonflées, et il avait tout le visage comme élargi par la douleur. Mme Bordin, en jouant avec les franges de son châle vert, l’appelait : « Pauvre Monsieur », tâchait de le consoler. Puisqu’on n’y pouvait rien, il devait se faire une raison. Pécuchet ne pleurait pas. Très pâle, ou plutôt livide, la bouche ouverte et les cheveux collés par la sueur froide, il se tenait à l’écart, dans ses réflexions. Mais le curé, survenu tout à coup, murmura d’une voix câline : « Ah ! quel malheur, véritablement ; c’est bien fâcheux ! Soyez sûr que je participe !… » Les autres n’affectaient aucune tristesse. Ils causaient en souriant, la main étendue devant les flammes. Un vieux ramassa des brins qui brûlaient pour allumer sa pipe. Des enfants se mirent à danser. Un polisson s’écria même que c’était bien amusant. « Oui, il est beau, l’amusement ! » reprit Pécuchet, qui venait de l’entendre. Le feu diminua, les tas s’abaissèrent, et une heure, après, il ne restait plus que des cendres, faisant sur la plaine des marques rondes et noires. Alors on se retira. Mme Bordin et l’abbé Jeufroy reconduisirent MM. Bouvard et Pécuchet jusqu’à leur domicile. Pendant la route, la veuve adressa à son voisin des reproches fort aimables sur sa sauvagerie, et l’ecclésiastique exprima toute sa surprise de n’avoir pu connaître jusqu’à présent un de ses paroissiens aussi distingué. Seul à seul, ils cherchèrent la cause de l’incendie, et, au lieu de reconnaître avec tout le monde que la paille humide s’était enflammée spontanément, ils soupçonnèrent une vengeance. Elle venait sans doute de maître Gouy ou peut-être du taupier. Six mois auparavant, Bouvard avait refusé ses services, et même soutenu dans un cercle d’auditeurs que son industrie étant funeste, le gouvernement devrait l’interdire. L’homme, depuis ce temps-là, rôdait aux environs. Il portait sa barbe entière, et leur semblait effrayant, surtout le soir, quand il apparaissait au bord des cours en secouant sa longue perche garnie de taupes suspendues. Le dommage était considérable, et, pour se reconnaître dans la situation, Pécuchet, pendant huit jours, travailla les registres de Bouvard, qui lui parurent « un véritable labyrinthe ». Après avoir collationné le journal, la correspondance et le grand-livre couvert de notes au crayon et de renvois, il reconnut la vérité : pas de marchandises à vendre, aucun effet à recevoir, et en caisse, zéro. Le capital se marquait par un déficit de trente-trois mille francs. Bouvard n’en voulut rien croire, et plus de vingt fois ils recommencèrent les calculs. Ils arrivaient toujours à la même conclusion. Encore deux ans d’une agronomie pareille, leur fortune y passait ! Le seul remède était de vendre. Au moins fallait-il consulter un notaire. La démarche était trop pénible ; Pécuchet s’en chargea. D’après l’opinion de M. Marescot, mieux valait ne point faire d’affiches. Il parlerait de la ferme à des clients sérieux et laisserait venir leurs propositions. – « Très bien, dit Bouvard, on a du temps devant soi. » Il allait prendre un fermier, ensuite on verrait. « Nous ne serons pas plus malheureux qu’autrefois ; seulement nous voilà forcés à des économies. » Elles contrariaient Pécuchet à cause du jardinage, et quelques jours après, il dit : – « Nous devrions nous livrer exclusivement à l’arboriculture, non pour le plaisir, mais comme spéculation. Une poire qui revient à trois sols est quelquefois vendue dans la capitale jusqu’à des cinq et six francs ! Des jardiniers se font avec des abricots vingt-cinq mille livres de rentes ! À Saint-Pétersbourg, pendant l’hiver, on paye le raisin un napoléon la grappe ! C’est une belle industrie, tu en conviendras ! Et qu’est-ce que ça coûte ? des soins, du f****r, et le repassage d’une serpette ! » Il monta tellement l’imagination de Bouvard, que, tout de suite, ils cherchèrent dans leurs livres une nomenclature de plants à acheter, et, ayant choisi des noms qui leur paraissaient merveilleux, ils s’adressèrent à un pépiniériste de Falaise, lequel s’empressa de leur fournir trois cents tiges dont il ne trouvait pas le placement. Ils avaient fait venir un serrurier pour les tuteurs, un quincaillier pour les raidisseurs, un charpentier pour les supports. Les formes des arbres étaient d’avance dessinées. Des morceaux de latte sur le mur figuraient des candélabres. Deux poteaux à chaque bout des plates-b****s guindaient horizontalement des fils de fer ; et dans le verger, des cerceaux indiquaient la structure des vases, des baguettes en cône, celle des pyramides, si bien qu’en arrivant chez eux, on croyait voir les pièces de quelque machine inconnue ou la carcasse d’un feu d’artifice. Les trous étant creusés, ils coupèrent l’extrémité de toutes les racines, bonnes ou mauvaises, et les enfouirent dans un compost. Six mois après, les plants étaient morts. Nouvelles commandes au pépiniériste, et plantations nouvelles dans des trous encore plus profonds. Mais la pluie, détrempant le sol, les greffes d’elles-mêmes s’enterrèrent et les arbres s’affranchirent. Le printemps venu, Pécuchet se mit à la taille des poiriers. Il n’abattit pas les flèches, respecta les lambourdes, et, s’obstinant à vouloir coucher d’équerre les duchesses qui devaient former les cordons mi-latéraux, il les cassait ou les arrachait invariablement. Quant aux pêchers, il s’embrouilla dans les sur-mères, les sous-mères et les deuxièmes sous-mères. Des vides et des pleins se présentaient toujours où il n’en fallait pas, et impossible d’obtenir sur l’espalier un rectangle parfait, avec six branches à droite et six à gauche, non compris les deux principales, le tout formant une belle arête de poisson. Bouvard tâcha de conduire les abricotiers ; ils se révoltèrent. Il rabattit leurs troncs à ras du sol ; aucun ne repoussa. Les cerisiers, auxquels il avait fait des entailles, produisirent de la gomme. D’abord ils taillèrent très long, ce qui éteignait les yeux de la base, puis trop court, ce qui amenait des gourmands ; et souvent ils hésitaient, ne sachant pas distinguer les boutons à bois des boutons à fleurs. Ils s’étaient réjouis d’avoir des fleurs ; mais ayant reconnu leur faute, ils en arrachaient les trois quarts pour fortifier le reste. Incessamment ils parlaient de la sève et du cambium, du palissage, du cassage, de l’éborgnage. Ils avaient, au milieu de leur salle à manger, dans un cadre, la liste de leurs élèves, avec un numéro qui se répétait dans le jardin, sur un petit morceau de bois, au pied de l’arbre. Levés dès l’aube, ils travaillaient jusqu’à la nuit, le porte-jonc à la ceinture. Par les froides matinées de printemps, Bouvard gardait sa veste de tricot sous sa blouse, Pécuchet sa vieille redingote sous sa serpillière, et les gens qui passaient le long de la claire-voie les entendaient tousser dans le brouillard. Quelquefois Pécuchet tirait de sa poche son manuel ; et il en étudiait un paragraphe, debout, avec sa bèche auprès de lui, dans la pose du jardinier qui décorait le frontispice du livre. Cette ressemblance le flatta même beaucoup. Il en conçut plus d’estime pour l’auteur. Bouvard était continuellement juché sur une haute échelle devant les pyramides. Un jour, il fut pris d’un étourdissement – et n’osant plus descendre, cria pour que Pécuchet vînt à son secours. Enfin des poires parurent ; et le verger avait des prunes. Alors ils employèrent contre les oiseaux tous les artifices recommandés. Mais les fragments de glace miroitaient à éblouir, la cliquette du moulin à vent les réveillait pendant la nuit – et les moineaux perchaient sur le mannequin. Ils en firent un second, et même un troisième, dont ils varièrent le costume, inutilement. Cependant, ils pouvaient espérer quelques fruits. Pécuchet venait d’en remettre la note à Bouvard, quand tout à coup le tonnerre retentit et la pluie tomba, – une pluie lourde et violente. Le vent, par intervalles, secouait toute la surface de l’espalier. Les tuteurs s’abattaient l’un après l’autre, – et les malheureuses quenouilles en se balançant entrechoquaient leurs poires. Pécuchet surpris par l’averse s’était réfugié dans la cahute. Bouvard se tenait dans la cuisine. Ils voyaient tourbillonner devant eux des éclats de bois, des branches, des ardoises ; – et les femmes de marin qui, sur la côte, à dix lieues de là, regardaient la mer, n’avaient pas l’œil plus tendre et le cœur plus serré. Puis, tout à coup, les supports et les barres des contre-espaliers, avec le treillage, s’abattirent sur les plates-b****s. Quel tableau quand ils firent leur inspection ! Les cerises et les prunes couvraient l’herbe entre les grêlons qui fondaient. Les passe-colmar étaient perdus, comme le Bési-des-vétérans et les Triomphes-de-Jordoigne. À peine s’il restait parmi les pommes quelques bons-papas, – et douze Tétons de-Vénus, toute la récolte des pêches, roulaient dans les flaques d’eau, au bord des buis déracinés. Après le dîner, où ils mangèrent fort peu, Pécuchet dit avec douceur : « Nous ferions bien de voir à la ferme, s’il n’est pas arrivé quelque chose ? – Bah ! pour découvrir encore des sujets de tristesse !
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