Il y eut d’autres nuits similaires. Des réveils à froid qui n’avaient pourtant plus le prétexte du bruit insolite. Plutôt une sourde angoisse, que je ne m’expliquais pas. Parfois j’allais discrètement coller mon oreille à sa porte. Le silence m’effrayait. Comment savoir si elle était là ?
Ce soir-là, la neige était tombée d’un coup, par gros flocons et, tout à ma cigarette du soir, je l’avais regardée se déposer sur les toits et les dômes. Le square en contrebas en était couvert. Les clochards avaient déserté leurs bancs.
– Bonne nuit ma chère.
– Bonne nuit patron.
Je laissai ma porte entrouverte. Je me couchai. J’écoutai les petits ciseaux qui s’éloignaient de plus en plus. Je m’assoupis à demi, et la lumière s’éteignit.
C’est peut-être tout ce blanc qui m’a empêché de trouver le sommeil. Aveuglé j’étais. Une lueur qui flottait dans mes rêves, comme un drap qui refuse de se déposer. À force de tourner et de retourner, j’en suis venu à me demander si Cunégonde, par ce froid, trouvait encore le courage d’aller gambader sur les toits.
Non, je n’avais pas le droit. Ça ne me regardait pas. Quand bien même elle aurait eu l’habitude de défier l’orage, un paratonnerre à la main. Il fallait lui laisser sa part d’ombre, ou je risquais de rompre notre pacte – notre équilibre.
À nouveau, je me retournai dans mon lit puis, trouvant la position inconfortable, me repositionnai, comme un fakir qu’un clou chatouille. Les draps me faisaient l’effet d’une toile grossière. Du papier de verre pour les nerfs. Je les rejetai vigoureusement, tirai légèrement sur le cordon du store et me retrouvai allongé, en pyjama, quadrillé par les rayures du tissu et les rainures perpendiculaires de la Lune.
Allons, je ne pouvais plus résister. Je me suis levé, j’ai laissé mes mules et c’est sur la pointe des pieds que je me suis faufilé dans le couloir. Cette fois sans revolver. Pas un souffle. À l’oreille, rien. Ne fais pas ça Johnny. La main sur la clenche, une légère torsion. Un clic infinitésimal. Trop tard. J’étais entré.
À nouveau, le même spectacle. Le lit vide. Le bureau couvert de classeurs empilés, ciseaux et colle posés dessus. La fenêtre blanche, cette fois bordée de petites congères. Elle l’avait juste entrouverte, et attaché la poignée à un clou dans le mur, pour éviter que la neige rentre partout.
Les flocons tapissaient le ciel et y perçaient des profondeurs. On les voyait danser en perspective jusqu’au fond de la nuit.
À nouveau, c’est l’heure. Les lampadaires se mouchent.
Bientôt, comme les étoiles quand on éteint la lampe-torche, la neige se mit à briller plus fort, phosphorescente.
Sur le bord de la corniche, pas de trace. Une b***e blanche.
Allons, elle est forcément passée par là, Johnny. Regarde mieux ! J’ouvris en grand la fenêtre, me penchai presque à tomber et discernai, sous les derniers flocons fraîchement tombés, ce que je cherchais.
Comment avait-elle fait pour ne pas glisser ?
Je n’ai connu à Cunégonde qu’une paire de chaussures, sans cesse renouvelée. Le même sempiternel soulier plat. Pas de quoi déambuler à fil de corniche. Et pourtant, je constatais avec effroi, gelée, la marque caractéristique de son talon.
Dans la cuisine, je me servis un verre de whisky. J’aurais mieux fait de dormir. Maintenant, je me retrouvais avec une double-couche. L’inquiétude avait cédé la place à l’angoisse. Ce genre de promenade est une folie. Un défi lancé à la pesanteur, au bon sens, à l’hiver.
Aussi bien, elle était somnambule, et c’était sous le coup du délire qu’elle s’aventurait en automate, au péril de sa vie, sans mesurer le risque. Aussi bien il m’appartenait de réagir, vite, de ne pas faire celui qui n’a rien vu, de ne pas mêler de pudeur à ce qui s’apparentait à de la non-assistance à personne en danger.
J’en étais là de mes réflexions quand sa voix me fit sursauter.
– Hé bien patron, vous ne dormez pas ?
Elle sortit de sa chambre les cheveux défaits, les yeux embrumés, vêtue d’un peignoir à motifs. Elle avait poussé le camouflage jusqu’aux chaussons de ballerine.
Elle s’assit en face de moi et se servit un fond de vieux malt.
– Des angoisses ? dit-elle en chaussant ses lunettes.
– J’essaye l’insomnie.
– Je connais le sujet.
« Je connais le sujet ». C’est tout ce que j’ai su des relations mystérieuses de Cunégonde et du sommeil. Bien évidemment, elle n’était pas malade. Les somnambules ne sont pas des transformistes du sommeil, capables de s’éveiller et de se rendormir à volonté. Elle était rentrée plus tôt ce soir-là. Quelques minutes lui avaient suffi pour endosser la défroque de la secrétaire ensommeillée. Chapeau, Cunégonde. Il y a des as du commando qui s’empêtrent dans leur treillis.
Avait-elle deviné que je me faisais du souci pour elle ? Sans doute. Peut-être. Ou non. Pas de question, pas de réponse, juste le temps de partager un fond de whisky ensemble. Histoire de vérifier encore notre pacte silencieux.
Le verre vide, nous échangeâmes un regard gêné. Il fallait reprendre nos sommeils respectifs là où nous les avions interrompus.
– Bonne nuit, ma chère.
– Bonne nuit, patron.
Le lendemain, je me levai fatigué. Je bus mon café sans m’en rendre compte, me retrouvant sur le pallier sans avoir eu le temps d’y penser. Dans l’escalier, je ne vis pas le stagiaire de Cunégonde.
– Bonjour, m’sieur Spinoza.
– Ah oui, c’est ça, bonjour.
– Belle journée ! Tout ce blanc !
Il affichait le sourire béat de qui a passé sa nuit à rêver boules de neige et sapins.
– J’ai horreur de la neige, dis-je sèchement. C’est froid et ça glisse.
Je dévalai les marches. Pas question de s’épuiser à faire la causette avec ce bavard pathologique. J’avais du pain sur la planche. J’étais appelé dans un square à l’autre bout de la ville. On avait encore signalé un buisson calciné et ça rendait les flics nerveux. Depuis quelques mois, on recensait régulièrement, de-ci de-là, des cas de combustion qui n’avaient rien de spontané : des arbres noircis, des pelouses flambées. De joyeux lurons s’amusaient à jouer nuitamment avec des allumettes. Sur place, Pélage s’épongeait le front à grand renfort de mouchoirs.
– Avec toute cette neige, ils ont encore trouvé le moyen de foutre le feu !
– C’est assez logique, commissaire. Il faut bien se réchauffer.
– Cessez de faire le malin, Spinoza.
On grimpa chez un vieux monsieur qui avait vu quelque chose. Mais dans l’escalier, tout en subissant le babil plaintif de Pélage, je compris qu’il ne m’avait pas convoqué pour le simple plaisir de compter les brins d’herbe calcinés.
– Il va y avoir du grabuge, Spinoza.
– Du grabuge, Commissaire ?
– Un nouveau, un jeune, arrivé depuis quelques mois seulement, mais qui va… provisoirement…
Il fut pris d’une quinte de toux et faillit manquer la marche.
– …provisoirement tenir la baraque à ma place… Enfin, vous changez d’interlocuteur pour un moment.
– Vous êtes viré ?
Comme d’habitude, je mettais directement les pieds dans le plat. Il me jeta un regard plein de lassitude.
– J’ai dit : « provisoirement ». Je m’absente, Spinoza. Je pars en formation dans le sud.
– Entendu, vous êtes provisoirement viré.
On arrivait chez le vieux monsieur. Il nous zieuta dans l’œilleton puis vérifia, chaîne à l’embrasure, que nous avions bien la tête de l’emploi. Enfin, il nous fit entrer dans son appartement craquant.
– Vous serez gentils de mettre les patins.
Ces précautions ne servaient à rien : on laissait des traces de ski dans la fine couche de poussière que les années avaient laissée sur les planchers. On n’avait pas fait le ménage ici depuis des lustres, et ces lustres dataient du siècle dernier. Ça s’entrelaçait comme le plan d’un labyrinthe.
Par la fenêtre, il nous montra le square en contrebas.
– J’ai cru entendre des voix. J’ai regardé entre les rideaux et là, une grosse flamme ! Vlouf ! Ça m’a fichu une de ces trouilles !
– Vers quelle heure ? demanda Pélage en crayonnant distraitement son carnet.
En fait de prendre des notes, il gribouillait des formes au hasard. Les calcinades de parterres étaient le cadet de ses soucis
– Oh, il devait bien être trois heures du matin, répondit le vieil homme.
À mon tour de me fendre d’une question. Il fallait bien de toutes façons suppléer le commissaire, qui soupesait sans doute déjà les enjeux et objectifs de sa formation.
– Et vous regardez souvent par la fenêtre à trois heures du matin ? demandai-je.
– Oui, je suis insomniaque.
J’étais fasciné, soudain.
– Et vous voyez des choses ?
– Oh, on voit des tas de gens la nuit, qui se promènent. Eux non plus n’arrivent pas à trouver le sommeil. Et puis il y a les alcooliques.
Son nez se fronça de dégoût.
– Ceux-là semblent ne pas savoir que la nuit est faite pour dormir, s’amusent des pauvres gars dans mon genre, qui sont condamnés à veiller. Je suis sûr qu’ils nous narguent, nous autres, les vieux hiboux derrière nos fenêtres !
– Il ne faut pas voir le mal partout.
– Ils gesticulent ! Ils font comme si de rien n’était et beuglent comme en plein jour. Quand ils ne se battent pas à grands renforts de claques et de hurlements ! Si ça ne tenait qu’à moi, on construirait dix fois plus de cellules de dégrisement.
– Vous n’auriez plus personne à regarder.
– Eh bien ce serait parfait.
Il croisa les bras sur sa poitrine. Le débat était clos. J’imaginais le spectacle angoissant de ces paires d’yeux hallucinées figées dans la contemplation des squares vides, cratères lunaires.
Pélage n’écoutait toujours pas. Ses gros doigts, crispés sur le stylo, hachuraient consciencieusement l’angle de la feuille.
– Rien qu’une grosse flamme, donc ? dit-il, semblant se réveiller.
– Oui, un seul coup, et puis le buisson a flambé, dit le vieux en mimant à sa façon, joues gonflées et veine froissée sur la tempe.
– C’est le coup du buisson ardent, dis-je pour faire rire.
Mais personne ne rit.
– Rien d’autre à signaler ? minauda Pélage en noircissant une case sur deux.
– Ben non, une grosse flamme, ça éblouit, surtout quand vous êtes habitué au noir. J’ai plus rien vu, comme si on m’avait pris au flash !
– Je vous remercie.
Le commissaire s’était levé en soupirant, glissant son calepin dans la poche de son imperméable.
– C’est tout ? demanda le vieux, d’une voix où perçait l’impatience.
– Nous enquêtons, monsieur, nous enquêtons.
– J’espère que vous aboutirez avant qu’ils nous aient tous faits griller comme des saucisses !
– Pour l’instant, il s’agit plutôt de barbecues végétariens.
– Faut bien commencer par quelque chose.
Tandis qu’ils s’écharpaient je remarquai, au fond de la pièce, une porte discrète sous le pas de laquelle filtrait une sourde lumière bleue. Le vieux, qui en avait fini avec Pélage, s’en aperçut.
– Mon violon d’Ingres, monsieur, dit-il avec une pointe de fierté.
– Vous cultivez ?
– À ma façon.
Il ouvrit la porte. Les néons, qui renvoyaient une lumière noire tirant sur l’indigo, nous éblouirent. Nos yeux s’acclimatant, se dévoilèrent alors des fleurs carnivores, superbes, figées dans des postures de mantes religieuses, dans un ballet de tiges et de feuilles multicolores.
– Je me passionne pour ces créatures, dit-il. Affaire de patience et de constance.
– Fascinant, dis-je.
Pourquoi étais-je fasciné ? La botanique m’avait toujours laissé de marbre. Peut-être était-ce la beauté particulière de ces fleurs à mâchoires ? Ou le principe même de la serre tapie sous l’apparence du commun, la poussière et les napperons.
– Oh, je ne suis pas le seul, dit-il avec une feinte modestie. Tout le monde a un jardin secret.
Ces propos résonnaient encore dans mon esprit quand, dans sa voiture, Pélage revint à la charge.
– Méfiez-vous, Spinoza. Il a les dents longues.
– De qui parlez-vous ?
– Pomponazzi, le jeune qui me rempl…
À nouveau cette mauvaise toux…
– Provisoirement, Commissaire, provisoirement ! dis-je en lui tapant dans le dos.
– Restez discret, Spinoza, râla-t-il en s’essuyant les yeux à l’angle de son mouchoir, où il vous cherchera des poux. Il n’est pas venu seul : une dizaine d’agents pas causants, pas aimables, le genre à ne penser que promotion. Bref, des gars venus faire du chiffre. Les temps changent.
– C’est par pure bonté d’âme que vous me prévenez, Commissaire ?
– Pas seulement, concéda-t-il. J’aimerais que vous restiez discret sur nos petits arrangements.
Depuis le temps que nous travaillions ensemble, Pélage et moi avions parfois l’habitude d’emprunter des petits raccourcis dans les procédures : on avait nos marottes et nos trafics. C’est toujours un plaisir de recevoir un coup de fil opportun, qui m’invite à suivre une piste trop ténue pour un funambule de son calibre. Combien de fois Cunégonde et moi, rompus à nous faufiler entre les rubalises des scènes de crimes, étions-nous allés au charbon à sa place… ? C’est aussi pourquoi le gros commissaire recevait toujours ma secrétaire avec l’air gourmand d’un ours sûr de ses confitures.
J’aurai pu décocher un énième mot d’esprit, mais à cet instant, sa grimace d’inquiétude me donna plutôt envie de lui dire quelque chose de gentil :
– Ne vous faites pas de souci.
– J’ai dissimulé quelques dossiers.
– C’est pas très professionnel, ça, Commissaire.
Il rougit jusqu’à l’os.
– Un petit secret n’a jamais tué personne. Il aura assez de pain sur la planche.
Brave Pélage. On aurait dit un meunier roulé dans sa propre farine.
– Revenez-nous vite, commissaire. Vous allez nous manquer.
Je lui donnai une tape amicale dans le dos. Il n’y a pas d’amour, juste des preuves d’amour, n’est-ce pas ?
Cette nuit-là encore, je ne parvins pas à trouver le sommeil. Les yeux mi-clos, tentant d’effacer progressivement le liseré de lumière de l’embrasure, je me laissai aller à confondre les coups de ciseaux et le bruit des patins glissant dans les couches de poussière. Je m’assoupis lentement : les traces devinrent des rigoles, puis des glissières, et je m’enfonçai là-dedans comme un pilote de bobsleigh au ralenti.
Le silence me réveilla. L’embrasure était éteinte.
L’angoisse me serra la gorge.
Cette fois, plus question d’hésiter, de tergiverser, d’éplucher les obstacles moraux. La tentation venait des tripes. D’un bond je fus levé et, pieds nus, traversai le couloir. Je frappai.
– Cunégonde ? Vous êtes là ma chère ?
Comment justifier ça ? Je n’eus pas à me tourmenter bien longtemps.
Personne ne répondit.
J’ouvris la porte. Je savais ce que j’allais trouver. Bureau rangé. Lit même pas défait. Fenêtre ouverte, rideau flottant. Je me penchai, avisai la corniche et le morceau de toit. L’angoisse s’accentua. La lune éclaboussait ce soir la pièce d’une flaque blême. Au ciel, elle avait pris des proportions. Trop grosse pour être honnête, elle répondait aux congères et liserés de neige, qui formaient des arabesques maladroites. La nuit, entre ces surlignages, virait au noir monochrome.
Dans le salon, je repris la bouteille de whisky là où nous l’avions laissée. Peut-être cela prendrait-il l’apparence du rituel ? À chaque dégustation, hop, Cunégonde referait son apparition, en peignoir et chaussons de soie. Je savais qu’elle avait un faible pour les boissons fortes, qu’elle ne dégustait qu’à des heures choisies. Je fis miroiter le liquide doré dans son verre à cul de loupe. Il me fit l’effet d’une eau grasse. J’eus un frisson et le reposai. J’allais l’attendre.
Au matin, lorsque j’ouvris les yeux, le verre était intact. Je m’étais endormi en plein fauteuil.
Un coup d’œil à l’horloge : il était déjà huit heures. La porte de la chambre, grande ouverte, grinçait sous le vent.
Cunégonde n’était pas rentrée.