II

1482 Words
IIUn après-midi, don Rainaldo arriva dans une légère voiture qu’il conduisait, ayant derrière lui son domestique n***e. Une calèche, la veille, était montée de Favigny, ainsi que des chevaux de trait et un cheval de selle qu’Isabelle déclarait une merveille. – Tu t’y connais en chevaux ? disait ironiquement Aubert. – Il n’y a pas besoin de s’y connaître beaucoup pour voir que cette bête-là est un admirable spécimen de son espèce ! Aubert levait légèrement les épaules et laissait tomber la conversation, comme chaque fois qu’il était question de don Rainaldo. – Quand il viendra, vous lui direz que je suis sorti, avait-il recommandé à sa tante. Et, depuis le moment où il l’avait su dans le logis voisin, il était devenu plus sombre encore. M. de Villaferda se présenta chez ses parentes le lendemain de son arrivée. Comme le temps était chaud, Anne et sa nièce travaillaient dans la cour, devant la porte du salon. Le visage un peu pâli d’Isabelle devint rose à l’apparition du visiteur ; les doigts délicats frémirent légèrement dans la fine main gantée de souple chevreau. Sur l’invitation d’Anne, Rainaldo s’assit près d’elle, en face d’Isabelle. Il dit quelle avait été sa surprise en apprenant, à son arrivée aux Belles Colonnes, que la maison Fauveclare appartenait maintenant à Claudia. Anne lui révéla alors ce qui s’était passé, en évitant d’accuser de spoliation la veuve de Melchior. Isabelle voyait le regard du jeune comte traversé de lueurs d’irritation. Quand Mlle Fauveclare se tut, Rainaldo déclara, de son accent bref et péremptoire : – Cette femme vous a volées, mes cousines. Il faut lui faire rendre gorge. – Hélas ! le notaire nous a dit qu’il y avait peu d’espoir d’arriver à un bon résultat !... Et nous sommes dépouillées de tous moyens pécuniaires pour tenter cet essai. – Je m’en occuperai, moi... du moins si vous me le permettez ? – Oh ! certainement !... Mais ce sera un ennui pour vous... – Pas du tout. J’ai à Paris quelqu’un de très apte à faire l’enquête nécessaire. En outre, il ne me sera pas désagréable de confondre ladite Claudia, qui n’a jamais eu ma sympathie. Deux grands yeux couleur d’aigue-marine. vers lesquels revenait souvent le regard de Rainaldo, étincelèrent à ces mots. – Oui, j’avais remarqué combien vous étiez froid pour elle, dit vivement Isabelle. Mais dona Encarnacion paraissait la tenir en si grande estime... À ce nom, le regard de Rainaldo s’assombrit pendant un moment. La voix brève répliqua : – Ma mère a d’autres idées que moi... Claudia de Winfeld est une créature dangereuse et mauvaise entre toutes. La réduire à l’impuissance de nuire serait une besogne bénie. Je souhaite d’atteindre ce but, pour vous d’abord et pour ma satisfaction personnelle ensuite. Puis, il demanda quelques précisions sur le règlement de l’héritage, sur la situation faite aux enfants de Melchior. Il n’existait plus rien, chez lui, du hautain et glacial Villaferda qu’Isabelle avait vu à Paris, en présence de Claudia. Un sincère intérêt, une amabilité discrète, une douceur inattendue dans ces yeux qui savaient contenir tant d’altière froideur, faisaient de don Rainaldo un cousin fort séduisant. – Vous me permettrez de revenir vous voir quelquefois ? demanda-t-il en se levant pour prendre congé. – Mais quand vous voudrez, don Rainaldo, répondit Anne. Nous serons toujours heureuses de vous voir, n’en doutez pas ! – Je vous remercie. Il laissa passer un petit silence avant d’ajouter, avec une altération légère dans la voix : – J’ai été hier près de cette croix... Je suis bien certain que vous y avez souvent prié, car vous ne devez pas être de celles qui oublient ? – Bien souvent ! dit Isabelle avec émotion. Non, certes, nous n’avons pas oublié la pauvre petite Enriqueta ! Si peu que nous l’ayons connue, elle nous a laissé d’elle un souvenir charmant. De nouveau, ce fut un court silence. Rainaldo, le visage à demi tourné vers le verger, semblait suivre une vision du passé. Puis, il demanda : – Et Inès... Toujours dans le même état ? – Presque... Ce n’est pas de la folie, pourtant. Elle parle assez raisonnablement, mais elle passe des journées sans prononcer une parole, avec un regard morne, indifférent à tout. – Je ferai dire demain à Marceline de l’envoyer chez moi. Connaît-elle mon arrivée ? – Oui, Marceline la lui a apprise. – Qu’a-t-elle dit ? – Elle a joint les mains et s’est mise à pleurer, sans un mot. Don Rainaldo, pendant un instant, parut continuer de s’intéresser au jeu du soleil dans les arbres du verger. Puis, il ramena son regard vers Isabelle en demandant : – Avez-vous continué vos études musicales, ma cousine ? – Hélas ! bien peu... Je joue d’instinct, sans presque avoir pris de leçons... Mais je me réjouis à la pensée d’entendre quelquefois votre piano ! – Il faudra venir l’entendre de plus près, puisque cela vous est agréable. Et si vous désirez quelques conseils, je serai heureux de vous les donner. Car il est excessivement regrettable de n’avoir pas cultivé les dons très rares que j’avais cru découvrir chez vous, quand je vous écoutais jouer, il y a six ans. – Oui, oh ! oui, bien regrettable, puisque j’aurais ainsi aujourd’hui un moyen de gagner ma vie ! – Gagner votre vie ?... Ah ! en effet, à cause de cette femme, vous êtes pour le moment dans une situation difficile... Puis un sourire entrouvrit un instant les lèvres de Rainaldo avant qu’il ajoutât : – Cela ne durera pas, sans doute... Fiez-vous à moi pour que cela dure peu de temps, ma cousine Isabelle. Quelques minutes plus tard, M. de Villaferda rentrait chez lui par la cour et Anne reprenait son ouvrage en déclarant avec satisfaction : – Il a été fort bien, notre cousin... vraiment très bien. – Oui, dit laconiquement Isabelle. Elle se baissa pour ramasser un objet de lingerie tombé à terre et ajouta : – Le soleil baisse. Je vais faire un peu de jardinage. – Ne te fatigue pas, mon enfant. Marceline doit venir y travailler demain. – Je ne suis pas fatiguée, petite tante... Et puis, vous avez entendu don Rainaldo ? Il va nous faire rendre, d’ici peu, ce dont nous a frustrés la louve. Elle riait, avec une gaieté un peu nerveuse. Anne secoua la tête : – Je crains que sa bonne volonté ne se heurte à l’impossible. Cette femme, si elle est coupable, a dû prendre ses précautions. – Et moi, je crois don Rainaldo très capable de réussir là où d’autres échoueraient. Outre sa fortune et l’influence que lui donne sa situation, il doit avoir une volonté implacable... oui, une volonté qui serait terrible si elle se tournait vers le mal. – Peut-être pas à ce point, Isabelle ! La jeune fille, à son tour, hocha la tête. Puis, elle murmura pensivement : – Après tout, je le connais bien peu. Quand son ouvrage fut rangé, Isabelle gagna le verger. Entre les arbres assez clairsemés s’étendaient les carrés de légumes. Isabelle se mit à sarcler l’un d’eux, avec des gestes machinaux. En esprit, elle n’était pas dans ce jardin, mais là-bas, au seuil du salon, en face du comte de Villaferda. Elle revoyait les yeux foncés dont l’altière fierté se changeait en ardente douceur, elle entendait la voix légèrement changée qui disait : « Vous ne devez pas être de celles qui oublient. » Et lui non plus, il n’oubliait pas. Il s’émouvait encore au souvenir de la jeune épouse tragiquement disparue. Comme un trait de flamme, une pensée surgit dans l’esprit d’Isabelle. Si Claudia avait dit vrai, il existait à Paris une femme près de qui don Rainaldo oubliait Enriqueta – peut-être depuis longtemps. La sarclette s’échappa des mains contractées de la jeune fille. Une insupportable souffrance, pendant quelques secondes, la serra au cœur et ses tempes se mouillèrent d’un peu de sueur. En ce cas, que venait-il faire ici ? Pourquoi, après six années, reparaissait-il en ayant l’air de rechercher en ces lieux, et près de celles qui avaient connu Enriqueta, le souvenir de la petite morte ? Mais, après tout, Claudia avait peut-être parlé faussement. Le mensonge ne lui coûtait guère, et elle devait en vouloir à don Rainaldo de l’attitude offensante qu’il gardait à son égard. Et puis, enfin, il pouvait conserver un souvenir attendri à la jeune femme près de laquelle il avait vécu si peu de temps, tout en donnant son affection à une autre. C’était humain, c’était naturel... et on ne pouvait lui demander d’avoir le cœur romanesquement fidèle, ardent et exclusif, qui battait dans la poitrine d’une Isabelle Fauveclare. « Oui, moi, je serais fidèle même à un souvenir ! » songeait-elle passionnément. Elle se baissa pour ramasser la sarclette et reprit son travail. Mais son âme restait alourdie d’une angoisse indéfinissable et la claire fin de jour se couvrait, pour elle, d’une ombre mélancolique. Ce soir-là, don Rainaldo joua la Sonate pathétique. Dans leur salon obscur, Anne, Aubert et Isabelle écoutaient la pensée du maître rendue par le musicien avec tant de profonde compréhension. Isabelle s’était enfouie dans une vieille bergère et restait immobile, la tête penchée sur sa main. Quand le piano se tut, Anne dit avec émotion : – Quel parfait artiste ! – En effet, répliqua laconiquement Aubert. Au bout d’un instant, Anne, n’entendant pas sa nièce, demanda : – Es-tu là, Isabelle ? – Oui, ma tante. La voix était un peu sourde. – Que dis-tu de cette sonate, ainsi jouée ? – Je dis... que c’est très beau. Cette réponse laconique surprit un peu Anne, venant de l’enthousiaste Isabelle qui, autrefois, écoutait avec tant d’avidité le piano de don Rainaldo. Dans l’ombre que la nuit répandait à travers le salon, elle ne voyait pas le jeune visage pâli sur lequel glissaient des larmes, ni les mains qui se froissaient nerveusement sur la vieille robe de toile. Elle n’entendait pas les battements plus forts du cœur lourd d’une trop violente émotion, si violente qu’elle faisait presque défaillir l’énergique Isabelle.
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