Chapitre 2

2711 Words
Chapitre 2 - Bruno. Bruno, lève-toi. Il se réveille en sursaut comme sorti d'un mauvais rêve. - Bruno, dépêche-toi. Ton père va bientôt arriver. Ne traîne pas. Il regarde son réveil-matin. 7 heures 32. - Bordelo ! Il n'a pas sonné. Foutu appareil made in China. Va falloir que j'en achète un autre plus sûr. Heureusement que ma mère... C'est bon man ! Je ne traîne pas. Il saute dans ses baskets. Des Nike. Comme la plupart des jeunes et des ados, il ne jure que par les marques. Un pantalon de jogging Adidas noir à trois b****s blanches. Un tee-shirt noir avec une tête de mort, une rose entre les dents sur deux os croisés. Une inscription en arc de cercle au-dessus et au-dessous : Pirate, Captain. Enfin un sweat-shirt à capuche. Le vieux va rappliquer. Cette semaine il fait les trois-huit. Il est du premier quart (on devrait plutôt dire du premier tiers, mais les ouvriers emploient ici un terme de marin) : minuit 8 heures. S'il est encore dans la maison quand il va franchir la porte il va encore avoir droit à un sermon, à des insultes, à une engueulade réglo. Le paternel va le traiter de tous les noms, de fainéants, de tir au flanc, de parasite. Il va élever la voix et s'il répond ou s'il fait la moue, il risque de cogner. Dans ce cas-là, Bruno qui supporte de moins en moins ces algarades risquerait de répliquer. Mauvais ça ! Mauvais ! Et la sempiternelle rengaine ! - p****n à ton âge ça faisait 4 ans que je bossais et que je rapportais la paie à mes parents. Toi, t'as 19 ans et t'as pas encore de métier. Tu crois que tu vas glander comme ça longtemps. J'te le dis pour la dernière fois si tu trouves pas un boulot, j'te fous à la porte. T'iras demander asile à tes copains vauriens et crève-la-faim comme toi. Bruno se dépêche. Un bol de café au lait avec des grains de blé soufflé et sucré, des pétales de maïs et le voilà dans la rue. Il fait frais ce matin. Bruno file vers le bâtiment Mélusine où il est certain de retrouver quelques potes. Pas mieux lotis que lui. Ce matin il n'y a que Gabriel qui cherche aussi du travail. Aurélien arrive. - On y va mec, sinon on va rater le bus. - Ouais ! Ça sera pas la première fois et on va encore se faire engueuler. Le patron est capable de nous foutre dehors. Allez salut Gabriel, on croise les doigts pour toi, dit Bruno. - Pourquoi que tu nous rejoindrais pas comme apprenti à l'atelier de menuiserie, demande Aurélien ? - Parce que j'aime pas le travail manuel. La journée s'écoule, lente, monotone. Le soir, ils reviennent au Val des Fées, un groupe de six immeubles avec des noms à coucher dehors avec un billet de logement et qui ne disent rien aux jeunes. Le premier de cet ensemble, Avette, un bloc de huit étages et deux entrées (mais tous ont 8 étages et deux entrées) et juste à côté Clochette. En face, trois autres bâtiments, Viviane dans lequel vit Bruno, Mélusine, Morgane. Seul ce dernier nom rappelle quelque chose à ceux qui ont regardé des films X. Le dernier, Ondine, un peu à l'écart, perpendiculaire aux autres, ferme l'espace. Pour eux, c'est la cité, leur univers. Contruite sur une ancienne décharge sauvage, dans les collines à l'Est. Un ensemble que les gens d'en bas nomment le Val des Fous. Les copains se réunissent tantôt devant Mélusine, tantôt devant Morgane. Ils évitent Ondine qui a une mauvaise réputation. On parle de tout, de rien, mais pas de la pluie ou du beau temps comme les vieux qu'ont des rhumatismes. On ne parle pas boulot, vu qu'on n'en a pas. On parle télé. On commente les séries américaines Boardwalk Empire, Hell on Wheels, les Sopranos, Friends que les chaînes en France diffusent depuis 2000. On discute foot, fringues, et bien sûr des filles. Celles de la cité, des autres pas franchement accessibles, qu'on voit de temps en temps en boîte, mais qui sont déjà maquées. On n'a pas la thune pour les draguer sérieux. Quelques-uns d'entre eux bavent sur les photos des magazines people, sur les actrices qu'on vous montre aux infos à 20 heures, sur des tas de nanas qu'on n'approchera jamais, même à un kilomètre. Mais qui font rêver et qui vous font mourir de désir ? Dans les immeubles, certaines filles sont plus délurées que d'autres. Certaines osent vous aguicher effrontément devant les copains. En général des moches qu'on ne veut pas, mais qui seraient prêtes à coucher avec untel ou untel pour faire partie de la b***e. Une ou deux ont déjà eu des relations plus qu'amoureuses avec des amis. Pour Bruno, ce n'est pas son genre. Il en pince pour Ève. La sœur de Juvénal. Un drôle de blase ! Parait que c'est celui d'un poète-écrivain latin-romain qui a vécu y a bien longtemps. À Rome. Bizarre, les parents qui lui ont choisi ce prénom ! Surtout qu'à l'école il était loin d'être le meilleur ! Ou alors en commençant par la fin. Un drôle de mec. On n'est pas franchement copain avec lui depuis qu'il revend de l'herbe. D'après ce qu'il dit. Mais on se doute qu'il vend autre chose. Les copains ne tiennent pas à savoir vraiment quoi. On ne le voit pas très souvent. Quand il arrive, les conversations tombent. Le silence se fait. Il commence par vous montrer sa nouvelle paire de pompes dernier cri. Ou sa montre Cartier qui va sous l'eau. Bruno pense que c'est ridicule vu qu'il ne sait pas nager. Il dit qu'il va s'acheter une grosse moto ou une BM. - Salut les poireaux ! (parce que les jeunes restent plantés là des heures, devant l'entrée des immeubles). En cette fin d'après-midi, il arrive avec son blouson de cuir noir Redskin. - Vous voyez les gars, le boulot que je fais c'est fastoche et ça rapporte gros. Plus qu'au loto ! Vous, vous glandez toute la journée et vous crevez la dalle. Toi Bruno, ton apprentissage d'ébéniste de merde, tu crois que c'est avec ça que tu vas garder ma frangine ? Bruno rougit. Il n'aime pas qu'on parle de ses sentiments devant tout le monde. Juvénal continue de pérorer. - Moi, j'ai besoin d'associés. Alors les mecs, si vous vous décidez... Mais n'attendez pas trop. Je pourrais me lasser. Réfléchissez bien, tas de gueux. Avec des parents sur le dos toute la journée, une mère qu'a besoin de soins sérieux, des loyers impayés et une menace d'expulsion, vous feriez bien de cogiter à ce que je viens de vous dire. - Ouais ! Mais ton truc c'est pas sain et tôt ou tard on se fait gauler. Les flics vous tombent dessus et j'ai pas envie de finir en tôle, moi, dit Georges. - Eh ! l'enfoiré ! de quoi tu parles ? T'as déjà vu l'un d'entre nous qui s'est fait prendre ? Toi t'as la frousse. Je n'ai pas besoin de foireux comme toi. Les autres, si vous pensez comme ce zig alors je ne vous ai rien dit. Oubliez ! Sinon, repensez-y. - D'accord. D'accord, disent ensemble plusieurs d'entre eux. Non pas parce qu'ils le sont, mais pour qu'il se tire ailleurs vite fait. - Bruno, j'ai quelque chose à te dire en à part. Ils font quelques pas. Juvénal se retourne pour voir ce que font les autres. Ils sont assez loin pour ne pas entendre leur conversation. - Écoute-moi bien. Je sais que tu aimes ma sœur. Elle n'est pas insensible à tes charmes vieux cochon. Mais attention, pas de conneries entre vous deux. - Non ! Non ! Bien sûr que non, bégaie Bruno vexé. - Je sais que je peux te faire confiance. Tu vois, je pense que tu peux peut-être réussir ton métier de menuisier. Seulement, ça va te rapporter combien ? Le salaire minimum ? Si tu épouses ma sister, tu crois que tu vas pas tirer le diable par la queue à la nourrir, l'habiller, la sortir... - Elle n'est pas comme ça... - Ça mon copain, t'en sais rien. Tu connais le dicton : souvent femme varie. Aujourd'hui elle te paraît sage, puis après le mariage elle sera peut-être dépensière. Alors moi, je veux pas que ma frangine soit malheureuse. Je veux qu'elle ne manque de rien. Je veux que dans ton ménage, vous ne manquiez de rien. Alors mec, rejoins-moi. Je te dis pas tout de suite. Prends ton temps. Quelques jours. Tu me feras savoir ensuite. Je ne tiens pas à intervenir dans vos amours, mais... allez mon bon Bruno, je t'aime bien moi aussi. Juvénal le quitte après une petite tape dans le dos. Bruno reste pantois. C'est Aurélien qui le fait sortir de ses rêves. - Qu'est-ce qu'il te veut ce grand escogriffe ? - Rien ! Rien ! Il parle de sa sœur et toi tu devrais pas parler comme ça ! S'il t'entend... Revenus dans le groupe, chacun y va de son petit couplet sur les activités de Juvénal. Si chacun n'avait pas un peu la trouille au ventre, beaucoup seraient tentés d'essayer. - Essayer ? T'es dingue ! Quand t'a mis un doigt dans l'engrenage il te bouffe tout le bras, dit Georges. Et après le bras... - Ouais, mais chez moi, on ne va encore tenir jusqu'à la fin du mois. Après, avec ma mère malade qu'a besoin de soins urgents et avec sa maigre pension, on va vous quitter bientôt. J'ai pas réellement envie de m'associer à Juvénal, mais je n'ai plus le choix. J'arrive pas à trouver du boulot, même balayeur de rues. Pas de diplôme, pas de travail. - C'est vrai qu'on est là à glander toute la journée. À se taper les uns les autres des cigarettes parce qu'on peut même pas s'acheter un paquet. Dur, dur ! Moi ce boulot, je veux bien essayer. Juste sentinelle, par exemple. - Sentinelle. Tu veux rentrer dans l'armée ? demande Mathis. - Mais non pauvre tâche ! Sentinelle ou guetteur si tu préfères. Tu te mets dans un coin. Tu zieutes tout ce qui arrive vers toi et si tu juges que c'est un étranger qui pourrait bien être un keuf, alors tu te débrouilles pour avertir un autre copain qui en avertira un autre pour que Juvénal par exemple ou quelqu'un comme lui, ne se fasse pas piquer. - J'ai compris ! Au lieu de glander devant Mélusine, tu vas glander toute la journée ailleurs. - Pas toute la journée. Seulement un certain temps. Le temps que la vente se fasse. - p****n, mais t'en connais un rayon ! On croirait que tu l'as déjà fait. - Non ! Mais j'ai des yeux, des oreilles et je sais m'en servir, moi ! Les jeunes continuent de discuter. La proposition de Juvénal trotte dans les esprits. C'est tentant. C'est peut-être pas dangereux. - Ben non ! Tu risques rien puisque t'as pas de came sur toi. Les flics ne peuvent rien contre toi. Tout juste une engueulade. - Je ne sais pas ce que vous allez faire, mais moi j'veux même pas y penser, dit Georges. Et toi Bruno ? - Moi ? Moi, j'sais pas ! - T'as pensé à ce que ton paternel pourrait te faire s'il vient à savoir que tu trempes dans le trafic ? - J'aime mieux pas ! - Waouh ! Regardez un peu les mecs qui qu'arrive ? C'est le Bruno qui va être joice ! Ève (de son vrai prénom Ève-Angélina) et Naïla, les inséparables, comme on les nomme dans la cité, arrivent en compagnie d'Abdel et de Moussa. - Yo, salut. - Salut ! Salut ! répondent plusieurs. - Alors quoi de neuf "maille frêne" ? demande Abdel qu'on appelle désormais plus communément Babel depuis qu'il a dit qu'il parlait plusieurs langues. Quand on l'a questionné pour savoir lesquelles, lui qui a été viré de toutes les écoles et tous les collèges de la ville, il a répondu fière comme Artaban : - Ben ! le français, comme vous, eh! patates ! Et l'arabe. Ça fait déjà deux. Et l'engliche: "Aille love iou", "f**k, f**k darlingue", "yes or no", "tank iou very moche" "ciao a tou moro". Ça vous en bouche un coin les gnares (peut-être de l'italien "ignaro", qui ne connaît rien) ! Et l'allemand : "je libe diche" "nein, kapoute" "freulagne wonder barre". - Ouais ! Ça c'est des mots que tout le monde connaît, dit Mathis. - Et ma main dans ta gueule, tu connais. Toi qu'a redoublé et triplé jusqu'en cinquième. Et le SMS, tu le parles aussi bien que moi, gros tas ! Et je veux pas vous ennuyer avec mes connaissances, mais je parle aussi un peu espagnol et quelques mots d'italien. - Ouais ! Ouais ! pizza, spaghetti, gnocchis, Panzani, dit Mathis en se cachant derrière le dos de Bruno. - Nad... tu perds rien pour attendre. Pendant ce temps, les deux filles font le bisou à tout le monde. - Z'avez vu mon frangin ? demande Ève. - L'est venu nous rendre visite. C'est une surprise. Il s'intéresse pas à nous d'habitude. - Ah bon ! Et qu'est-ce qu'il voulait ? Vous cherchez des noises ? Comme quand il stresse et qu'il se fout en rogne contre tout le monde. - Non, non ! L'a parlé... Bruno fait un geste. L'autre se reprend. - L'a parlé surtout avec Bruno, pour se foutre de lui. Hi hi ! - Qu'est-ce qu'il a dit ? demande Ève. - Rien ! Tu connais ton frère. Nous fait toujours un brin de morale. Bon, c'est presque 8 heures, mon paternel doit être parti, faut que je rentre. Ma mère va encore s'inquiéter. Allez salut les copains. - Attends ! Je t'accompagne un brin, dit Ève qui est très curieuse de savoir réellement ce que Juvénal a bien pu raconter. - Ben ! D'accord, si tu veux. - Alors, comme ça mon frère s'est foutu de toi ? À quel propos ? - Bof ! rien de bien intéressant. Se moque de moi, mais aussi des autres qui traînent dans la cité et de notre difficulté à trouver du travail. - Ah oui ! Mais toi tu en as du boulot, non ? T'es sûr qu'il n'a pas parlé d'autre chose ? - Euh !... - Je vois ! Il a encore lancé des conneries sur nous deux. C'est ça n'est-ce pas ? - Oui et non. Rien de méchant... - Qu'est-ce qu'il a dit exactement ? Je veux savoir. Tu dois me répéter, le coupe Ève. - Ouais, et après tu vas lui faire une scène et il saura que j'ai pas pu tenir ma langue... - T'occupes de ce que je vais faire. D'ailleurs, je te promets que je lui dirai pas un mot de notre conversation. - Ben ! tu sais... nous deux... - Ah oui ! je vois. Il s'est moqué de toi parce que tu me fais la cour. C'est ça ? Et en quoi ça le regarde ? Bruno raconte tout. Il évite un instant de lui parler de la proposition de Juvénal. Une question lui taraude l'esprit : est-ce qu'Ève sait exactement ce que fait son frangin ? Peut-être que oui. Quand elle voit les fringues et la montre... Peut-être que non, s'il dit qu'il a gagné ça au poker, comme il l'a prétendu une fois... il y a longtemps. Il ne sait comment aborder le sujet. C'est elle qui lui tend la perche. - Tu sais, à la maison on ne sait pas trop ce que fait Juvénal depuis la mort de mon père. - Qu'est-ce qu'il faisait au juste ton papa ? - Fils d'une famille pauvre d'immigrés italiens, il a bossé presque toute sa vie dans les mines de charbon, au Nord, dans le Pas de Calais, à Oignies, jusqu'à la fermeture définitive des puits. Ils ont extrait la dernière "gaillette" le 21 décembre 1990 après 270 ans d'exploitation. Ça été un déchirement pour mon père entré à 14 ans et pour tous les autres mineurs. Mais s'il a attrapé la silicose comme beaucoup, il a eu beaucoup de chance de ne pas périr sous les coups de grisou qui tuaient de 10 à 80 mineurs, sous les effondrements, et parfois même les inondations. Mon père nous a raconté maintes fois cet incendie meurtrier de Courrières qui en 1906 a traversé 60 km de galeries et tué 1181 personnes. Tu te rends compte ! Pour se soigner, il est venu ici, au soleil lui qui est resté si longtemps au fond. Et puis il s'est rapproché de l'Italie. Il n'est jamais revenu à Ointries. Des copains lui ont dit, avant sa mort, qu'il ne reste plus que le bâtiment des machines d'extraction de l'ancienne fosse N°2 qu'on a classé monument historique. Ça l'a bien fait marrer ! Pour répondre à ta question, désormais, c'est Juvénal qui subvient aux besoins de la famille. Beaucoup disent qu'il trempe dans le trafic de drogue. J'y crois pas. Ma mère se fait un sang d'encre. Moi, je m'en fiche ! Il est majeur et vacciné comme on dit. C'est sa vie ! Il ramène de l'argent et on n'a plus de fin de mois difficile. Il verse à ma mère l'équivalent du salaire de mon père. Quelquefois un peu plus. Peut-être pour que l'argent ne nous monte pas à la tête ou peut-être pour se mettre à l'abri. Pas de signes extérieurs de richesse excessive. On ne lui pose jamais de questions. J'ai osé demander une fois. Il m'a fait une scène pas possible. Depuis, on se tient pénardes ma mère et moi. Mais j'ai entendu quand il bigophonait qu'il cherche des associés ou quelque chose dans ce genre. Est-ce qu'il ne t'aurait pas contacté ? - Ben ! Euh... - Allez, tu peux tout me dire. Ça ne changera rien entre nous. - Oui. Il m'a proposé de bosser avec lui. J'ai rien dit encore. Je réfléchis. C'est vrai qu'en apprentissage, c'est pas facile. J'arrive trop souvent en retard. Un jour, le patron va me virer. Mon paternel m'a menacé de me lourder. - Alors tu viendras habiter chez nous, dit Ève en riant. - T'es folle ! Ton frère me fera la peau avant. - Mais non puisque tu tiens à moi... et que de mon côté... Tiens, on arrive chez toi. - Ah oui ! Bon, ben, bonsoir Ève. - Embrasse-moi idiot. Bruno la regarde partir. Il a les yeux dans le vague et les jambes flageolantes. - Bonne nuit, bonne nuit Ève. La nuit, c'est à toi que je rêve, murmure-t-il.
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