Chapitre 1-1

2274 Words
Chapitre 1 « Le temps presse… » Voilà ce que pensait celle qui s'était proclamée la grande prêtresse Ozyrile depuis de nombreuses années, une femme approchant la quarantaine, que l'âge avait à peine effleurée, excepté l'esquisse de quelques rides et de rares fils clairs dans sa chevelure. Ses traits réguliers, son nez droit, sa bouche légèrement étroite formaient un ensemble séduisant qui aurait éveillé l'intérêt si elle n'avait choisi de se grimer aux yeux de ses visiteurs. En effet, chacun d'entre eux devait ignorer l'identité réelle de celle que cachait ce titre emblématique, d'autant plus qu'elle préférait susciter le respect, voire la crainte, plutôt que l'attrait. Dans ce but, elle arborait une perruque hirsute dans laquelle s'entremêlaient des mèches blanches et noires, et son visage, outrageusement maquillé de fards aux teintes similaires, offrait l'apparence effrayante d'un masque mortuaire. Ceux qui pénétraient dans son antre ne pouvaient s'empêcher de frémir face à elle, le ventre noué par la peur. Aujourd'hui, sa réputation dépassait largement les frontières de son pays et son nom, comme un secret tout à la fois obscur et précieux, ne se transmettait plus que de bouche à oreille lors de murmures furtifs. Certains monnayaient à prix d'or une entrevue avec elle, car elle était « L'annonciatrice », celle qui décrivait l'avenir avec une précision aussi parfaite qu'implacable. Devant elle, ils tremblaient d'avance de perdre leur santé, leur fortune, leur amour, leur famille, tandis que, de sa voix incisive, légèrement cruelle, elle traçait sans détour leur incontournable destin, détaillant les épreuves qu'ils traverseraient, se délectant particulièrement de leur caractère sombre et tragique. Une fois à sa merci, ils ne songeaient plus qu'à lui offrir toutes leurs richesses pour dévier leur vie de son cours funeste. Ensuite, monnayer ses services ou vendre potions et onguents devenait un jeu d'enfant. De quoi se réjouir par avance de ces espèces sonnantes et trébuchantes qui rempliraient son escarcelle un peu plus. Non pas que celles-ci lui fussent nécessaires. Cependant, elles lui permettaient de mesurer son ascendant sur les hommes, si crédules, si malléables, si bêtes… De plus, avantage fort appréciable, l'argent pouvait tout acheter… Ces agréables pensées déclenchèrent son rire, légèrement grinçant, à l'image de son personnage. Si seulement les gens avaient simplement effleuré ses pouvoirs réels, bien au-delà de ceux qu'elle exploitait pour eux, ils auraient carrément blêmi avant de s'enfuir. Tout du moins ceux que leurs jambes auraient encore portés. Néanmoins, la nature de certains mystères se révélait si dangereuse qu'elle devait rester ignorée de tous. Dommage… Générer toujours plus de crainte et développer son emprise sur ces benêts ne lui auraient pas déplu. Ozyrile noya son regard dans le brouillard des gouttes d'eau qui surmontait la grande marmite au contenu bouillonnant. Un sentiment de tristesse qu'elle ne sut réfréner envahit son cœur. Chaque fois qu'elle semblait enfin atteindre son objectif, un obstacle imprévu s'interposait, reculant impitoyablement les échéances qu'elle s'était fixées… Fulminant intérieurement, son impatience redoublant chaque jour un peu plus, elle maudit ces ultimes contretemps. D'un mouvement rapide, elle s'écarta du chaudron et de ses brumes pour consulter un vieux livre dont les pages écornées et vagabondes fuyaient la reliure. Suivant de son doigt chaque ligne écrite dans une langue étrange, elle traduisit progressivement les conseils nécessaires à l'élaboration d'un élixir qu'elle vendrait à prix d'or. Pourtant concentrée sur la façon d'interpréter le sens des mots, elle leva son regard qui dépassa la table pour se poser sur deux imposants pavés ténébreux, des jumeaux de forme parallélépipédique irréprochable. Son esprit s'égara une nouvelle fois. Marin, son homme à tout faire avait entrepris un long voyage vers le nord, jusqu'aux pieds des montagnes de feu endormies pour tomber sur une veine de cette roche sombre et scintillante, suffisamment riche pour être exploitée. Soumis à des consignes précises et sous la surveillance constante de son bras droit, un artisan local avait taillé les pierres qui avaient été ensuite rapatriées chez elle, lentement, très lentement, en raison de leur masse élevée. À présent, toutes les deux constituaient un de ses plus grands trésors, deux joyaux d'origine volcanique d'une noirceur absolue qui miroitaient pourtant sous les flammes de l'âtre. Quelle incomparable beauté ! Sur leurs surfaces polies, pas le moindre défaut ; ni fêlure, ni rayure, ni même la plus petite inclusion qui auraient dénaturé leur perfection. En un mot, elles s'avéraient idéales. Pendant les longs mois de la quête du jeune homme, elle-même avait parcouru les contrées environnantes à la recherche de nouveaux écrits traitant des connaissances qui lui manquaient encore. La chance ou peut-être un signe du destin l'avait amenée à tomber sur cet ouvrage pouilleux dont l'apparence démentait la richesse intérieure. Son ancienne propriétaire, une vieille femme insignifiante, avait accueilli chez elle, en toute naïveté, la dame qui avait frappé à sa porte. Elle lui avait montré sans méfiance ses maigres possessions, dont ce livre, livre dont elle ne se serait séparée pour rien au monde, lui avait-elle affirmé. Pour rien au monde ? Vraiment… Pas même la vie ? Finalement, si cette personne avait prévu le sort qu'Ozyrile lui réservait, probablement aurait-elle renoncé à son trésor sans regret, mais elle l'ignorait. La prêtresse voulait l'ouvrage, elle s'en empara sans verser la moindre goutte de sang. Naturellement… Sa préférence l'avait toujours portée vers les poisons. Fascinée depuis son enfance par les plantes et leurs influences sur le corps humain, elle était passée maître dans l'art d'en concocter de subtils aux actions fulgurantes et indécelables. Comment cette pauvre ignare aurait-elle pu deviner que sa charmante invitée, si agréable et pétillante, cachait un être que la morale et les remords avaient déserté depuis tant de temps qu'elle en avait oublié les effets ? Le regard fixé sur sa victime, un sourire satisfait sur les lèvres, la prêtresse avait savouré la paralysie progressive de son hôtesse ; une fois le cœur atteint, un ultime battement, et, alors que ses yeux reflétaient sa totale incompréhension, la mort avait emporté celle-ci, révélant dans son dernier souffle la présence d'un pouvoir résiduel qui s'était éteint avec elle… À nouveau, Ozyrile soupira, longuement cette fois. Comment et pourquoi la magie avait-elle pu disparaître ainsi ? Une vingtaine d'années auparavant, cette fascinante entité qui s'étiolait de plus en plus s'était soudainement réveillée, bousculant sa vie et sa conception du monde. Depuis l'enfance, ce petit quelque chose qu'elle possédait de plus que les autres et dont la nature lui avait toujours échappé avait enfin pris un sens ; parallèlement, elle avait senti s'éveiller une incroyable énergie intérieure rehaussée par une redoutable force. Malheureusement, les extraordinaires aptitudes qu'elle avait développées avaient vacillé environ deux à trois ans plus tard, abandonnant de nouveau les hommes à un sort aussi triste que terne. Dès lors, seuls avaient persisté, et ce, de façon aléatoire, quelques dons altérés et insipides, les bribes d'une puissance révolue qui l'amenaient à frémir de dégoût et de colère. Pourtant, au milieu de cette hécatombe, sa profonde détermination lui avait permis de résister. Bien sûr, elle avait rivalisé d'efforts pour renouveler son approche ; en somme, appréhender la magie autrement. Ozyrile, étrangement, paraissait être l'unique personne à avoir compris que cette entité ne s'était pas éteinte, et que, pour renouer le contact avec elle, il suffisait de modifier son regard. Aucune de ses capacités n'avait été amoindrie lors de cet indispensable transfert. Bien au contraire, sa perspicacité et sa perception avaient profité de cette évolution nécessaire pour décupler. Devenue suffisamment sûre d'elle, elle avait choisi de s'enfoncer dans un savoir toujours plus sombre soutenu par une maîtrise croissante. Une analyse objective du passé lui rappela, cependant, qu'après la disparition de la magie sous sa forme habituelle le moindre de ses progrès avait représenté un défi quotidien. Refusant de renoncer à l'essence même de sa vie, à son univers intérieur et à sa puissance silencieuse, elle avait concentré toute son énergie pour tenter de la raviver. Envoyant son esprit dans toutes les directions, vers le ciel, les étoiles, le sol, la mer, le centre de la Terre, elle avait patienté jusqu'à ce qu'enfin une vibration infime lui répondît. Lui avait succédé un laborieux travail de décryptage des nouvelles facettes de cette entité. Confrontée à sa dimension inédite, la prêtresse avait multiplié les stratégies, dont l'usage de la séduction ; comme un cheval sauvage, la magie, rebelle, aimait à être domptée, sans vous faciliter pour autant la tâche pour y parvenir… Ainsi, chaque échec encaissé avait donné à Ozyrile l'occasion de rebondir avec un regard toujours plus ouvert à la différence, sa volonté ne faiblissant jamais. Si elle savait employer son intelligence aussi intuitive que supérieure, aujourd'hui, ses immenses connaissances se heurtaient à une limite qu'elle n'arrivait pas à surmonter et qui contredisait à elle seule le caractère extraordinaire de ses pouvoirs. Son ultime espoir vacillait ; le simple fait d'y songer lui apparaissait intolérable, car elle devait réparer les torts subis par l'être le plus important de son existence. Pour ce dernier, elle était prête à tout, à mentir, à tricher, à voler et à tuer. Détenir ce livre n'avait constitué qu'un obstacle mineur à lever sur son chemin. Elle avait appris à ignorer les vicissitudes de ses jours, à repousser les remords, à justifier ses actes les plus barbares. Quelques méfaits qu'elle eût commis, elle n'en regrettait aucun et n'hésiterait pas à recommencer si nécessaire. De fait, se débarrasser de tous ceux qui se dressaient sur sa route était devenu comme une habitude sans importance. Elle n'avait pas le choix ! Un large sourire réjoui s'afficha sur son visage. Elle adorait tant cette sensation grisante de tenir le monde entre ses mains, de se jouer des vies dans un claquement de doigts, de dominer ces personnages sans envergure… Son emprise sur eux représentait une juste revanche que son destin lui avait offerte pour remplacer l'avenir qui lui avait été volé. Elle serra les dents, puis ses yeux se voilèrent légèrement quand ses pensées s'attardèrent sur Marin dont elle attendait le retour. Finalement, elle se débarrasserait bien aussi de lui. En effet, depuis quelque temps, il semblait empiéter sur son terrain d'une manière tout à fait inacceptable. Jusqu'à présent, l'homme avait agi avec assez de finesse et de discrétion pour qu'elle décidât de le maintenir à ses côtés encore un peu. En général, la durée de vie de ses assistants n'excédait jamais une année, cependant, son dernier bras droit possédait un indéniable avantage sur ses prédécesseurs. Sa jeunesse, sa beauté et sa peau ferme contre la sienne lui apportaient un réconfort et une fièvre intérieure dont elle appréciait les instants. Alors qu'elle avait repoussé tous les prétendants depuis son adolescence avec une facilité déconcertante, Marin avait ouvert un chemin vers son corps, réveillant chez elle un désir physique dont elle ignorait l'existence. Elle se rappelait le trouble qu'avaient fait naître son regard intense fixé sur elle et la lueur admirative qu'elle y avait décelée, son frémissement sous sa paume masculine la première fois que celle-ci s'était posée sur elle, l'émotion générée par son souffle sur son cou… Elle frissonna aux souvenirs des premières caresses de sa main, de son émoi profond quand ces dernières étaient devenues plus intimes. Elle avait découvert qu'elle adorait être aimée par lui et, rien que pour cette raison, elle lui avait octroyé un sursis qui durerait jusqu'au moment où elle se lasserait. Peut-être plus rapidement que prévu si la duplicité qu'elle redoutait se vérifiait… En effet, sans en avoir l'air, lorsqu'il ne se croyait pas observé, il se rapprochait de ses grimoires et ses yeux indiscrets traînaient plus longtemps qu'ils n'auraient dû sur leurs pages bien trop précieuses pour être partagées avec quiconque, et avec lui en particulier. Sa curiosité sur des sujets qui ne lui étaient pas destinés le propulsait au rang d'ennemi potentiel dont elle devrait se méfier. D'ailleurs, pourquoi s'intéressait-il tant à un savoir qu'il ne pourrait utiliser puisqu'aucun pouvoir n'émanait de lui ? Il ne semblait rien de plus que ce qu'il paraissait et, pourtant, de temps à autre, elle frissonnait légèrement en sa présence pour une autre raison que le désir, pressentant un danger que rien de concret ne venait soutenir. Parfois, lorsqu'il apparaissait plongé dans ses pensées à l'écart des regards, elle distinguait, dans le vert sombre de ses prunelles, un éclat particulier, mélange de convoitise et de perfidie. Fugitive, l'étincelle traîtresse disparaissait, l'abandonnant dans l'incertitude de l'avoir réellement aperçue. Si seulement elle avait compris la cause de son inquiétude diffuse. Si seulement l'impact puissant des charmes de l'homme n'avait pas occulté son discernement… De nouveau concentrée, Ozyrile reprit sa lecture. Ses yeux suivirent chaque ligne de la page, puis, parvenue au dernier mot, l'esprit de la prêtresse vagabonda encore. Ah oui, le placement des joyaux noirs… L'endroit pour ériger la porte avait constitué un véritable défi doublé d'une quête longue et ardue. Elle avait sillonné la région et les contrées voisines, questionné la population, étudié dix fois les rares livres susceptibles de lui donner la moindre indication, avant de tomber sur l'information cruciale qui avait résolu toutes ses interrogations. Quelle idée d'avoir parcouru autant de chemin pour finalement localiser le lieu idéal à quelques pas de chez elle ! Une fois le seuil de sa maison franchi, un pic rocheux à contourner, une quinzaine de minutes de marche pour parvenir devant un entrelacs de buissons épineux que rien ne différenciait de tous ceux qui l'entouraient, à une exception près. Derrière lui naissait un étroit et sombre goulet qui rejoignait une grotte dont le secret devait être à tout prix préservé. D'ailleurs, le berger qui l'avait évoquée n'aurait plus jamais la langue trop longue à son sujet. Lui non plus n'avait pas résisté à ses charmes violents et mortels. Quel incroyable hasard d'être tombée sur le seul personnage, encore en vie à l'époque, susceptible de la renseigner ! Indubitablement, soutenue par une telle chance, elle devait réussir ! Dans cette cavité mystérieuse se dressait une paroi parfaitement plane et lisse, comme polie par le grain le plus fin qui fût, une ancienne porte oubliée de tous, assurément. Cependant, et ce fait demeurait un de ses plus incontournables obstacles, ouvrir un accès aussi inhabituel nécessitait une clé très spéciale. Or, la prêtresse ne disposait pas de celle-ci. En fait, le problème était plus complexe qu'il n'y paraissait, parce que nul écrit ne la décrivait et Ozyrile ne possédait pas la moindre idée de l'aspect que celle-ci pouvait revêtir ; ceci n'étant que le premier des points qu'elle devait encore résoudre. En effet, une fois l'objet trouvé, comment l'utiliserait-elle pour franchir la porte et revenir exactement au moment souhaité ? Si ses lectures lui avaient apporté quelques éléments intéressants à ce sujet, le passage de la théorie à la pratique lui apparaissait toujours hasardeux. Une erreur de sa part, une mauvaise interprétation, et Ozyrile disparaîtrait définitivement de la surface de la Terre… Une telle conclusion à sa quête était tout sauf envisageable !
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