Chapitre 10-1

2002 Words
Chapitre 10 Dans la chambre qu'ils occupaient tous ensemble, Sekkaï venait de s'éveiller et, pourtant, la nuit n'était pas achevée. Agité, son sommeil s'était peuplé de rêves étranges aux allures de cauchemars, de combats qui n'en finissaient jamais, sauf quand cette lame avait finalement traversé son corps ; il en ressentait encore la douleur. À présent, totalement déserté par l'envie de dormir, il ne cessait de repasser dans sa tête la journée précédente, cherchant comment il aurait pu agir de façon différente ou meilleure. Atteignant ses limites, il avait déjà tant peiné à préserver sa sœur et lui-même. Aurait-il pu sauver Florie Escoten ? Si la logique lui affirmait que non, son cœur lui hurlait qu'il avait eu tort, que, s'il avait plus réfléchi, il aurait trouvé une solution et permis à cette femme de vivre, au lieu, passif, d'assister à son meurtre, de loin. Dans l'urgence, il avait légitimé sa décision par le choix de Florie. Mais pouvait-elle raisonner intelligemment, alors que son mari venait de mourir sous ses yeux ? Certainement pas. Les réactions à chaud ne s'avéraient pas toujours les plus sages ; il en était le meilleur exemple, à son grand désarroi. Parvenu au village la veille, reléguant au second plan les idées contradictoires qui se bousculaient dans son esprit, il avait établi ses priorités. D'abord, il avait privilégié leur installation dans l'auberge, puis délégué une personne pour lui acheter une chemise et une tunique neuve et, enfin et surtout, négocié avec le tavernier de pouvoir prendre un bain pour se laver définitivement de tout ce sang. Ensuite, assis dans un baquet inconfortable, il avait malgré tout apprécié la chaleur de l'eau sur son corps et le fait de frotter sa peau, espérant que ce geste suffirait à chasser ses mauvais souvenirs. Au bout d'un moment, les yeux fermés, il était parvenu à se détendre un peu, relâchant la tension musculaire accumulée, quand un bruit l'avait alerté, le forçant à rouvrir les paupières. Croquant dans une pomme, Naaly se tenait appuyée sur l'encadrement de la porte. — Tu n'as donc pas appris à frapper avant d'entrer ? avait-il demandé d'un ton sec. — Si, mais le tavernier m'a juste dit que tu étais ici sans préciser que tu jouais au petit poisson dans la mare. — Maintenant que tu m'as trouvé, tu pourrais éventuellement attendre ailleurs que j'en aie fini. — Pourquoi ? Je te dérange ? Sekkaï avait évalué la réponse qu'il devait lui apporter. Depuis la fin du combat ou presque, elle ne cessait de remettre en cause chacune de ses propositions, cherchant en permanence le conflit par des réflexions insidieuses qu'il s'attachait à ignorer. Fatigué, il aurait souhaité éviter de s'opposer constamment à elle. Pour la première fois de sa vie, il comprenait la charge que supportait son père chaque jour depuis qu'il était roi : prendre des décisions, souvent dans l'urgence, sans avoir la certitude de leur justesse. Alors qu'il n'y avait jamais songé jusqu'à présent, le fait de n'occuper que l'avant-dernier rang des successeurs au trône d'Avotour le soulageait d'un grand poids. En conclusion, que répondre à Naaly ? Un oui et il avait imaginé qu'elle s'incrusterait rien que pour l'ennuyer, un non et elle le testerait pour voir s'il mentait. Aucun choix ne conviendrait, il devait trouver une meilleure idée. — Alors ? avait-elle insisté. — As-tu quelque chose à me reprocher qui expliquerait ton attitude désagréable envers moi ? Sur le point de croquer une nouvelle fois dans la pomme, Naaly avait suspendu son geste et l'avait regardé droit dans les yeux, ses pupilles laissant transparaître une forme imprécise d'agacement. — Je devrais ? lui avait-elle rétorqué. Elle s'était détournée de lui et, avant de franchir la porte, lui avait lancé : — Tiens, attrape ! Sekkaï avait réagi immédiatement et s'était retrouvé dans sa main droite avec un fruit à demi mangé qu'il avait aussitôt relâché sur le sol. Cette fille était une peste ! Il ne le savait que trop bien, alors pourquoi s'en étonnait-il encore ? Dans ses vêtements propres, le prince s'était mieux senti. Il avait regagné sa chambre, ravi d'y constater l'absence de Naaly. Tristan semblait avoir pris soin de sa jumelle qui, pourtant, pleurait toujours à chaudes larmes. Il s'était approché d'elle. — Je connais les paroles que tu vas me dire, lui avait-elle expliqué entre deux reniflements, mais je n'y parviens pas. Je n'arrête pas de revoir tous ces événements. Ces hommes qui nous voulaient du mal, tous ces morts, c'était horrible… Sa voix s'était éteinte sur ces derniers mots et Sekkaï avait cherché à se montrer rassurant. — Nous avons tous subi une épreuve traumatisante. Face à des situations aussi nouvelles qu'intenses, nous avons besoin d'un peu de temps pour les surmonter. Dans quelques jours, tu te sentiras mieux. — Mais toi, tu n'es pas secoué ? — Si, mais je ne le manifeste pas comme toi. N'en doute pas, chacun de nous a vécu cette expérience à sa façon, et, aujourd'hui, elle a laissé des traces dans nos histoires. Alors, en attendant qu'elle nous rende plus forts, nous devons accepter qu'elle nous fragilise provisoirement. As-tu demandé à Naaly ce qu'elle en pensait ? — Elle dit que tout va bien. — Et tu la crois ? — Elle paraît si sûre d'elle. Le prince avait souri pour lui-même. Il ne parvenait pas à imaginer que la jeune fille fût sortie indemne de cette aventure. Cependant, si elle refusait de s'épancher à ce sujet, il devait respecter son choix. — Et tu en as parlé avec Tristan ? Merielle s'était tournée vers le garçon. — Oh… Il a été si gentil avec moi, Sekkaï. Si Naaly nous a protégés, lui m'a donné la force d'avancer quand mes jambes se dérobaient. Je ne dois qu'à lui d'avoir grimpé dans l'arbre et, franchement, il en a bien défendu l'accès pendant que vous vous battiez un peu plus loin. Je ne sais pas ce que j'aurais fait sans lui… Tristan avait posé des yeux emplis de douceur sur elle, puis, après une ébauche de sourire, avait baissé la tête sous le regard fixe de Sekkaï. Hier, le prince était prêt à le suivre et, à présent, qu'en était-il ? L'adolescent avait dû sentir la pression, car il s'était davantage recroquevillé sur lui-même, comme pour démontrer à quel point il était négligeable, ou simplement l'apparaître. La nuance était subtile, mais intéressante. Que dissimulait ce garçon derrière son attitude effacée ? Plus les jours s'écoulaient, plus Sekkaï se le demandait… À moins que son imagination lui jouât des tours. Épuisé, il avait réprimé un bâillement. Finalement, il lui tardait de dormir et de mettre en parenthèse cette effroyable journée. Tenter d'oublier… Sekkaï avait agi dans ce sens, mais n'arrivait plus à ressentir la sérénité qui l'habitait auparavant. Il avait presque envié Naaly qui, comme l'avait dit Merielle, semblait y parvenir. Égale à elle-même, elle avait passé le reste de leur soirée à envoyer des piques au premier qui ouvrait la bouche, épargnant seulement son amie. Tristan avait choisi, comme d'habitude, le silence et, en conclusion, Sekkaï s'était retrouvé en première ligne, principalement lorsqu'il avait cherché à planifier la façon d'organiser le jour suivant, taisant le fait qu'il avait dépêché un cavalier au château d'Avotour. Ses parents, au départ furieux, devaient être, à présent, morts d'inquiétude de ne pas les voir revenir. Ainsi, ils seraient rassurés. De plus, il avait tout calculé. Quand leurs soldats arriveraient dans ce village après une journée de cheval au trot, il l'aurait quitté avec Tristan depuis un bon moment. Il en avait touché quelques mots en aparté au garçon qui avait accepté sa proposition. En revanche, repartir avec Merielle apparaissait hors de question, elle tremblait encore des mésaventures de la veille. Elle s'était assoupie, son mouchoir serré dans sa main et il l'avait observée un instant avant de remonter la couverture sur son épaule, sa jumelle, le double de son âme qu'il protégerait contre tout. La seule personne dont il ne devinait pas la décision restait Naaly et il s'était bien gardé de la lui demander. En l'informant de ses intentions au dernier moment, il éviterait ainsi son opposition systématique. Une nouvelle fois, Sekkaï se retourna dans son lit, tentant de se rendormir. Il y parvint difficilement tant son cerveau s'agitait sous le flot incontrôlable de ses pensées. Dans la forteresse d'Avotour, une tension perceptible régnait parmi les soldats en ébullition. Sérain avait réuni à la première heure ses hommes de confiance, dont Bonneau et Aubin. La veille, le frère d'Aila, en l'absence de Sekkaï, avait différé le départ de sa troupe ; le prince n'était pas du genre à se faire désirer. L'attente s'éternisant, Aubin avait délégué plusieurs personnes pour se renseigner avant de se mettre lui-même à sa recherche. Sans lui plaire, cette situation inédite ne l'avait pas vraiment inquiété sur le moment. Très mûr, Sekkaï fournirait une explication rationnelle à son retard. Pour commencer, Aubin s'était rendu dans sa chambre, non pas pour l'y trouver, mais en espérant y découvrir une information qui aurait échappé à la sagacité des autres. Excepté l'absence de son sac et de son kenda, il n'avait rien remarqué de plus. Aubin s'attarda un instant pour réfléchir, se demandant s'il devait avertir le roi tout de suite ou plus tard. Hésitant encore sur la conduite à tenir, il s'était dirigé vers la chambre de Merielle et avait frappé à sa porte sans obtenir de réponse. Il l'avait regretté. Connaissant le lien entre les deux jumeaux, si quelqu'un devait détenir l'élément qui lui manquait, c'était bien elle. Maintenant, il devrait patienter jusqu'à son retour. Finalement, il attendrait un peu pour prévenir Sérain. Regagnant la cour, il avait croisé Bonneau qui, revenant de son escapade matinale, rejoignait Adèle pour récupérer Tristan, contraint de rester en compagnie de cet adorable tyran domestique. Aubin s'était décidé à l'accompagner, désireux de changer quelque peu les idées du pauvre garçon enfermé pendant des heures entre les murs du château. — Bonjour, Adèle, s'exclama Bonneau en rentrant dans la cuisine. — Oh, Bonneau, te voilà de retour ! Belle journée ? — Excellente ! Qu'as-tu fait de mon petit bonhomme ? — En cours, comme tu me l'avais demandé. Bonneau s'était figé, puis avait ajouté lentement. — Pas aujourd'hui. Je n'étais pas là pour le récupérer… Adèle ouvrit la bouche d'étonnement et rougit aussitôt. — Mais… mais il m'a dit que la leçon avait été décalée en début d'après-midi et que tu le reprendrais à ton retour. Alors, quand le précepteur est passé par la cuisine, je l'ai laissé partir avec lui… Je suis désolée. Malgré la crainte qui avait explosé dans son cœur, Bonneau l'avait rassurée. — Non, ne t'inquiète pas. Il ne doit pas être bien loin, je vais le trouver. À peine les deux hommes étaient-ils sortis de la pièce qu'ils avaient rejoint la chambre qu'occupait Tristan. La disparition des affaires de ce dernier confirma ce que le grand-père avait pressenti : le petit avait sauté sur la première occasion pour se sauver. Percevant sa détresse, Aubin s'était rapproché de lui. — Tu m'expliques plus en détail le souci avec Tristan. Son oncle lui avait relaté son entrevue avec son gendre et les risques inconsidérés que le garçon avait pris pour rattraper sa mère. — Tu vois, Aubin, il a déjà essayé de m'entourlouper une fois, mais je le surveillais de près, et je l'ai récupéré dans les écuries, tandis qu'il terminait de seller son cheval au milieu de la nuit. Il m'a ému ce petit et, si je ne m'étais pas engagé auprès de son père, je crois que je serais parti avec lui à la recherche d'Aila. Je la connais, celle-là, quand une idée folle lui traverse la tête, elle devient impossible à retenir ! Nous n'aurions pas été trop de quatre pour la pister, parce que, lorsqu'elle s'y met, ses traces s'effacent aussi vite qu'elle passe. — Mais c'était avant, Bonneau… À présent, elle a changé de vie. Son oncle avait explosé. — Parce que tu penses qu'en ayant négligé sa véritable nature pendant des années cette dernière n'allait pas finir par se réveiller un jour ! Elle a toujours été un être libre et, pourtant, elle a décidé de s'enfermer dans une existence classique, comme une personne normale qu'elle n'a jamais été. Je me demande même comment elle a pu endurer son nouveau quotidien pendant autant d'années avec le sourire… — Elle l'a choisi. Bonneau s'était assis sur le lit, visiblement désespéré. — Je ne cesse de songer à elle depuis son départ. Toi comme elle êtes mes enfants, même si je l'ai élevée et pas toi. Qu'a-t-il bien pu lui passer par la tête pour qu'elle quitte sa famille ? Tu t'en rends compte. Aila, les abandonner, c'est tellement inconcevable… J'ai peur, Aubin, j'ai un mauvais pressentiment, une voix qui n'arrête pas de me souffler que je n'aurais pas dû rester ici à attendre. Peut-être ai-je envie de démontrer que ma vieille carcasse pourrait encore servir à quelque chose… Aubin s'était installé à ses côtés. — Je ne crois pas. J'ai éprouvé le même sentiment que toi, mais j'ai décidé de faire confiance à Pardon et Hang. Ni l'un ni l'autre ne lâcheront la piste avant de l'avoir retrouvée. Les deux hommes se regardèrent. S'ils ne doutaient pas que le Hagan irait au bout du monde pour son amie, ils n'avaient pas été dupes de la réaction ombrageuse de Pardon qui cachait son immense détresse. Comment devaient-ils agir ? Le silence s'abattit dans la pièce. Aubin le brisa en s'exclamant : — Sekkaï ! — Quoi, Sekkaï ? — Ça ne t'a pas étonné de me voir encore ici ?
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