Chapitre 3-1

2057 Words
Chapitre 3 Les dernières ombres de la nuit s'effacèrent, chassées par le chant des oiseaux. Encore couchée, Aila chercha dans l'énergie de ces trilles matinaux le courage de se lever et d'affronter la nouvelle journée qui commençait. Sa veste en laine enfilée, elle sortit de la chambre sans bruit. Comme d'habitude, son premier geste consista à allumer le feu dans la pièce empreinte de fraîcheur. Elle empila brindilles et petit bois, puis rajouta quelques bûches dans l'âtre. Alors que les premières flammèches gagnaient en puissance, elle resta à observer leurs lueurs dansantes et hésitantes, consciente que le plaisir qu'elle avait toujours éprouvé dans leur contemplation, cette fois, ne parvenait pas à repousser l'impression de vide qui l'habitait, même si, depuis l'annonce de son départ, les conflits s'étaient atténués. Pourtant, derrière ce calme apparent, Aila percevait toute la tension qui persistait encore, se confrontant chaque jour au mépris évident de sa fille, au silence prudent de Tristan et à l'attitude polie, mais réservée de Pardon. Son impuissance à résoudre les difficultés de son foyer la tourmentait, l'abandonnant à la sensation troublante de ne déjà plus appartenir à cette famille, d'en être un spectateur invisible que les autres membres auraient effacé de leur tête et de leur cœur, un fantôme au sein de sa propre maison… Naturellement, s'efforçant de ne pas s'attarder sur ce déplaisant ressenti, elle tentait de le justifier par la situation actuelle ; chacun se protégeait au mieux de leur séparation prochaine, eux par une forme d'indifférence, elle par un repli sur elle-même. Elle frissonna. Elle avait tort ! Elle n'aurait pas dû accepter leurs problèmes comme une fatalité ! Disposant encore de quelques jours devant elle, elle devait à tout prix renouer le contact avec chacun d'entre eux, amener la renaissance d'une confiance mutuelle ou de sentiments engourdis. Ainsi, certaine de l'amour que Pardon lui portait, peut-être pourrait-elle en profiter pour se rapprocher de lui, le séduire. Le désir de l'autre les unissait depuis si longtemps qu'il ne lui résisterait pas. Elle se figea. Mais à quoi songeait-elle ? En deviendrait-elle réduite à manipuler les gens pour arriver à ses fins ? Cette attitude lui ressemblait si peu… Alors que, jusqu'à présent, elle s'était comportée avec honnêteté et sincérité, entière dans ses engagements comme dans ses erreurs, depuis peu, des pensées incongrues, parfois malveillantes, lui traversaient l'esprit, au point de se découvrir capable d'envisager des coups bas, une nouvelle facette d'elle-même qu'elle repoussait fermement. Comment avait-elle pu changer autant ? Ce constat l'effrayait, car, de plus en plus souvent, elle ressentait l'impression de vivre avec une inconnue, comme si deux femmes cohabitaient en elle au lieu d'une. Cependant, au milieu de toutes ces incertitudes, un fait unique demeurait immuable, elle devait s'écarter des siens pour éviter de les faire souffrir davantage… Seule, elle pourrait remettre de l'ordre dans ses idées et sa vie afin de retrouver la paix intérieure. Ensuite, elle rentrerait et reprendrait son existence, presque comme avant. Naturellement, elle agirait au mieux pour adoucir, à défaut de les effacer, les moments difficiles et reconstituerait leur famille, jour après jour. Oui, elle y parviendrait. Sous le coup de l'émotion, de sa dispute avec Pardon, des propos hargneux de Naaly à son sujet, elle avait privilégié une attitude directe, sans tenir compte des conséquences de sa franchise. Dès maintenant, elle devait rectifier sa maladresse et s'entretenir avec eux séparément pour resserrer le lien distendu, car, plus que tout, les quitter ne signifiait pas les perdre. Elle dressait la table du petit-déjeuner quand elle entendit le craquement du plancher dans leur chambre ; Pardon se levait. Sa respiration s'accéléra et Aila ressentit le besoin immédiat de sortir de la pièce ; ce matin, elle ne se sentait pas encore prête à l'affronter, pour le meilleur ou, malheureusement, pour le pire. Refermant la porte de la maison derrière elle, elle s'éloigna une nouvelle fois de la chaleur de son foyer. Lorsque l'écho de la cloche du village rappela à Aila que tout le monde rentrerait bientôt, elle souleva le couvercle de la marmite et huma le fumet du plat maintenu au chaud pour le soir, un de ceux qui réjouiraient toute la famille. Entendant un pas léger crisser dans l'allée, elle inspira longuement, tandis que, d'un geste rapide et nerveux, elle s'essuyait les mains, puis attendait. Depuis le matin, inlassablement, comme une leçon apprise par cœur pour ne pas hésiter, elle répétait les paroles qu'elle souhaitait exprimer à ses enfants comme à Pardon. À présent, il lui suffirait de se lancer et les phrases viendraient toutes seules. Cependant, quand la tête de Tristan se montra dans l'entrebâillement de la porte, elle s'aperçut avec frayeur que le plan précis auquel elle avait réfléchi s'était effacé. De quoi voulait-elle le convaincre déjà ? Lui dire tout simplement à quel point elle l'aimait, que, même si elle comptait s'éloigner, son absence ne durerait pas et que, bientôt, elle serait de nouveau là pour écouter ses silences comme ses mots si rares. Malgré tout, elle se tut. Comment pouvait-elle le protéger de sa décision ? Alors qu'il semblait tant avoir besoin de sa présence, elle songeait à le quitter et, à présent, plus aucune raison ne lui apparaissait valable pour justifier son voyage… — Tu voulais me parler, maman ? Aila avala sa salive ; elle ne pouvait plus reculer. — Comme je te l'ai annoncé, je vais partir dans quelques jours… Il hocha la tête lentement, tandis qu'elle continuait : — Je reviendrai bientôt, tu sais… Et elle s'arrêta là, car, particulièrement démunie, elle ne trouva plus quoi rajouter. Ses yeux se posant sur Tristan, elle le détailla de la tête aux pieds comme pour graver dans sa mémoire les images de son fils, ce personnage doux et invisible qui ne correspondait pas au schéma du descendant masculin dont la plupart des pères rêvaient. Un être à part dans sa façon d'être, trop poli, trop honnête, trop conciliant et, comme Aila l'avait souhaité si fort, dénué de tout pouvoir. Quel n'avait pas été son soulagement de donner la vie à un garçon à tous les autres identique, qui ne risquerait pas, comme dans le cas de Naaly, de porter le sort du monde ! Son regard balaya ses boucles brunes qui tombaient sur ses oreilles et la naissance de nuque, son nez toujours un peu enfantin, et sa bouche au dessin net, légèrement triste, surmontée par l'ombre d'une moustache, encore incertaine, sous l'éclairage irrégulier de la pièce. Par les fées, il avait tant grandi que son pantalon battait sur le haut de ses chevilles. Pour la première fois, une intuition imprécise traversa l'esprit d'Aila, celle que son fils se fondait dans la masse pour ne pas s'en différencier, se tenant légèrement voûté, la tête rentrée dans les épaules pour disparaître un peu plus aux yeux de tous. Une véritable mère aurait dû le remarquer et lui expliquer qu'il avait le droit de se redresser, même de dépasser les autres pour vivre pleinement, et, cependant, elle ne l'aurait pas fait. Elle le voulait tel qu'elle l'avait imaginé, avec une existence qui ne ressemblerait pas à la sienne. Son cœur s'enflamma, déversant un flot d'amour silencieux vers son garçon presque trop parfait, invisible au milieu de tous, et, pourtant, dont le regard intense, si elle s'y attardait, avait déjà perdu les lueurs de l'enfance… Alors que, dans ses propres prunelles, dansaient les étoiles d'un univers en miniature, celles de Tristan semblaient remplies de ténèbres sans fin qui ne se dévoilaient à personne d'autre qu'elle. Elle y voyait le reflet d'un lac noir, comme celui de la grotte des amants interdits, sur lequel régnait une onde paisible, aussi limpide qu'un insondable désir de clarté et de vérité. Dans cette obscurité dénuée de la moindre perversité, flottait, étrangement, une surprenante absence de candeur, comme chez un adolescent qui aurait mûri trop vite. Elle cilla et l'impression s'enfuit, à moins qu'elle l'eût simplement imaginée… Bouleversée, elle enferma sa profonde émotion derrière un sourire tendre, discernant sur les lèvres closes de Tristan l'ébauche fugitive d'une réponse. Aujourd'hui, bien trop grand pour de telles effusions, elle se retint de le serrer avec force contre elle et l'observa quand, tout à sa bonne volonté ordinaire, il dressait la table. Entre eux, le silence régna comme à son habitude, empreint de leur tacite compréhension mutuelle, comme une acceptation sans limites de leurs différences. Depuis toujours, les paroles qu'ils échangeaient n'étaient que des accessoires ; elles ne cherchaient pas à combler un vide, mais à préciser une pensée, à offrir une image ou une couleur à une idée virevoltante. Soudain, Aila songea à Naaly. Avec elle, les mots pour le dire prendraient une orientation diamétralement opposée. Depuis son interdiction de participer aux joutes, sa fille ne décolérait pas et oscillait entre suppliques et bouderies, voire effronterie. Homme posé, Pardon savait se montrer inflexible et s'aliéner son père ne représentait pas la meilleure technique pour infléchir sa décision, mais elle ne pouvait s'empêcher de revenir à la charge. Dans ces moments où ses réflexions acérées risquaient de provoquer plus de dégâts que de résultats, l'adolescente finissait par s'éloigner, le regard vengeur, les lèvres pincées. Aila se demanda quel serait son état d'esprit quand elle rentrerait du manège… La réponse arriva en même temps que Naaly qui, à peine un pied dans la pièce, indiqua qu'elle ressortait aussitôt. — J'ai promis à Niamie de passer la voir. Je serai de retour pour dîner. Aila qui connaissait par cœur toutes les excuses de sa fille pour éviter les corvées qui incombaient à chacun d'entre eux esquissa un sourire. Exactement ce qu'elle avait prévu. — Ça tombe bien, je dois lui apporter ces herbes. Allons-y ensemble. La mine de Naaly s'allongea immédiatement, tandis qu'elle jetait un coup d'œil mauvais à sa mère. Visiblement, cette proposition de promenade à deux ne lui convenait pas. Cependant, elle n'osa pas s'y opposer ouvertement et rétorqua : — Je pars tout de suite. Alors, si tu n'es pas prête, tant pis. — Mais je le suis. Aila s'empara de son panier et sourit à Naaly dont le visage resta de marbre. Elles n'étaient pas sorties de la maison que l'adolescente, morose, s'était déjà enfermée dans un mutisme marqué qu'Aila hésita à briser. Pourtant, elle refusa de céder à la facilité, d'autant plus que les silences se révélaient finalement plus douloureux que les mots. Elle se lança : — Je sais que tu n'apprécies pas ma décision et… — Non, tu t'en sais rien, car je m'en fiche ! coupa sa fille. — Oui, je l'entends bien… Je connais aussi ton opinion sur moi. Naaly se tourna vers elle, tandis que ses prunelles s'enflammaient. — Et alors ? J'ai bien le droit de penser ce que je veux ! — C'est juste. Comprends, cependant, à quel point il est déchirant pour une mère de se découvrir à travers ton regard… Naaly haussa les épaules, sans répondre. — Écoute-moi, s'il te plaît, reprit Aila. Notre relation n'a pas toujours ressemblé à celle d'aujourd'hui. Souviens-toi de ces jours où, assise sur mes genoux, je te racontais des histoires et que tu riais de mes imitations plus ou moins réussies. Souviens-toi de ces instants où, blottie dans mes bras, tes larmes finissaient par se calmer et ton sourire par renaître. Ensuite, tu me quittais pour te remettre à courir, à sauter ou à danser. Rien ne parvenait à t'arrêter longtemps. Tu étais l'énergie incarnée, pleine de joie et de vie, bien loin de la colère… — Ouais, mais je ne suis plus une enfant. — Il suffirait peut-être de quelques efforts mutuels pour raviver notre complicité. Désires-tu essayer ? — À ton tour de m'écouter : je m'en moque ! clama Naaly en détachant clairement ses dernières syllabes. Tes histoires idiotes appartiennent au passé ! Aujourd'hui, je n'en ai plus rien à faire de toi, tu comprends ! Tu veux partir, alors, va-t'en et, surtout, prends ton temps pour revenir, on se débrouillera mieux sans toi ! — Je souhaitais juste discuter de nos soucis actuels… — Mais j'en ai pas, moi ! C'est toi qui agis n'importe comment ! Pauvre papa ! Je ne sais même pas pourquoi il s'obstine à rester avec toi ! Une nouvelle fois glacée par la violence des mots de Naaly, Aila se figea, tandis que sa fille, implacable, poursuivait : — Regarde-le ! Il dépérit jour après jour, et, toi, naturellement tu ne vois rien, ni sa tristesse ni sa solitude. Tout ça à cause de toi ! Alors, va-t'en et le plus vite sera le mieux ! Naaly se détourna et partit en courant. — Et, toi, tu ignores le chagrin de grandir sans parents, murmura Aila en l'observant disparaître. Et si Naaly avait raison, si Pardon n'était malheureux que par sa faute… Alors que des larmes perlaient au bord de ses yeux, elle sursauta quand une large main se posa sur son épaule. — Ne crois pas tout ce qu'elle raconte avec autant de conviction. À son âge, l'amour partagé par son père et sa mère constitue une notion bien trop abstraite pour être appréhendée. Elle ne connaît même pas la signification du mot aimer… Aila se tourna vers Hang. — Et si, malgré tout, elle avait vu juste ? — Regarde-moi bien. Combien de maris peuvent se vanter d'avoir eu leur vie sauvée plusieurs fois par leur femme ? Tu as levé la malédiction qui détruisait tout futur pour lui, tu l'as ramené de la mort, alors que personne sauf toi n'y serait parvenu. Comment pourrait-il, à cause d'un virage difficile, oublier tout ce qu'il te doit, tout ce qu'il a partagé avec toi, tout ce que vous avez assumé et surmonté, ensemble ? C'est impossible, cet homme est fait pour t'aimer jusqu'à son dernier souffle…
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